Déjà mes yeux venaient se fixer à nouveau
dans les yeux de ma dame, et mon âme avec eux,
s’éloignant tout à coup de tout autre intérêt.
Elle ne riait pas ; et elle m’expliqua :
« Si je te souriais, tu deviendrais, dit-elle,
pareil à Sémélé, qui fut réduite en cendre (298).
Tu dus t’apercevoir que le long des degrés
du palais éternel ma beauté se transforme
à mesure qu’on monte et s’accroît toujours plus.
Elle resplendirait si fort, si j’en montrais
tout l’éclat, que ton coeur de mortel, devant elle,
ne serait qu’une feuille au gré de l’ouragan.
Voici que nous reçoit la septième splendeur (299)
qui là, sous le poitrail du Lion enflammé,
projette des rayons chargés de sa vertu.
Que ton esprit s’applique à suivre ton regard !
Tâche de refléter dans tes yeux la figure
qui deviendra pour toi visible en ce miroir ! »
Si l’on a bien compris quelle était la pâture
qu’avaient trouvée mes yeux sur son heureux visage,
quand je l’abandonnai pour des soins différents,
On pourra mieux saisir quel était son plaisir
d’obéir de la sorte à ma céleste escorte,
en faisant d’un désir le contrepoids de l’autre.
Au-dedans du cristal qui tourne autour du monde
et qui reçoit son nom d’après le doux seigneur
du temps duquel la terre ignorait la malice (300),
de la couleur de l’or qui scintille au soleil,
j’aperçus une échelle allant de bas en haut
si loin, que mon regard n’en trouvait pas le bout (301).
Le long de ses degrés je vis tant de flammèches
descendre, qu’on eût dit que toutes les étoiles
qui paraissent au ciel venaient s’y rencontrer.
Et comme, obéissant à leurs lois naturelles,
la bande des corbeaux, sitôt que le jour pointe,
s’ébat pour réchauffer les ailes engourdies,
et puis les uns s’en vont pour ne plus revenir,
les autres font retour à leur point de départ,
ou bien restent sur place en tournoyant dans l’air ;
de la même façon il me semblait voir là
tous ces scintillements venir en même temps
se placer à la fois sur un certain gradin.
Celui qui se trouvait être plus près de nous
devenait si brillant, que je dis en moi-même :
« J’aperçois bien l’amour que tu veux me montrer ! »
Mais celle dont j’attends de mon silence, ou dire
le quand et le comment (302), se tait ; malgré l’envie
je pense donc bien faire en ne demandant rien ;
ce qui fit bientôt qu’elle, ayant vu mon silence
au moyen du regard de Celui qui voit tout (303),
elle dit : « Satisfais le désir dont tu brûles ! »
« Bien que je sache, dis-je alors, que mon mérite
ne me rend pas encor digne de ta réponse,
au nom de celle-ci, qui permet qu’on t’en prie,
ô bienheureux esprit qui te caches ainsi
au sein de ton bonheur, laisse-moi donc apprendre
la raison qui t’a fait venir plus près de moi !
Explique-moi pourquoi, dans cette sphère à vous,
se tait du Paradis la douce symphonie,
qui si dévotement résonne un peu plus bas. »
« C’est que, comme ton oeil, ton oreille est mortelle,
me fut-il répondu ; pour la même raison
nous suspendons nos chants, et ses ris Béatrice.
Je descends les gradins de l’échelle sacrée
pour mieux te faire fête, autant par mes propos
que par cette clarté dont tu me vois drapé.
Ce n’est pas plus d’amour qui me pousse vers toi :
ici chacun en sent autant et davantage,
et ces scintillements le rendent manifeste ;
la charité suprême est celle qui nous presse
de servir le vouloir qui gouverne le monde
et qui, comme tu vois, nous dispose à son gré. » (304)
« Je vois bien, répondis-je, ô lumière sacrée,
comment un libre amour suffit dans cette cour
pour accomplir les voeux d’une éternelle grâce.
Ce qui paraît pourtant difficile à comprendre,
c’est, parmi tant d’éclats, cette raison précise
qui t’a prédestiné, toi seul, à cet office. »
Avant d’avoir fini le dernier de ces mots,
ayant fait de son centre un axe, ce flambeau
se prit à tournoyer plus vite qu’une meule ;
puis l’amour enchâssé au-dedans répondit :
« C’est un éclat divin qui, sur moi projeté,
traverse la clarté dont sont formés mes langes ;
et sa propre vertu s’unissant à la vue
vient m’élever si haut au-dessus de moi-même,
que l’Essence suprême est visible pour moi.
De là tout ce bonheur qui me fait scintiller,
puisque, dans la mesure où s’épure ma vue,
la splendeur de mon feu devient plus éclatante.
Mais l’âme qui se baigne au ciel le plus serein,
le même séraphin qui se mire dans Dieu
plus fixement, ne peut répondre à ta demande :
ce que tu veux savoir plonge dans les abîmes
des décrets éternels, qui se trouvent si loin,
que les regards créés ne sauraient les toucher.
Lorsque tu reviendras au monde des mortels,
répète tout ceci, pour que l’on n’ose plus
se diriger en vain vers des buts trop abstrus.
L’esprit qui brille au ciel est fumeux sur la terre :
pense donc à part toi s’il peut savoir là-bas
ce qu’il ignore encore au ciel qui l’a reçu. »
Ces mots étaient pour moi de si fortes raisons
que, renonçant au reste, il fallut me borner
à prier humblement pour qu’il me dît son nom.
« Là-bas, en Italie, entre ses deux rivages,
non loin de ton berceau, sont deux rochers si hauts,
qu’on entend le tonnerre au-dessous d’eux gronder.
Ils forment l’éperon appelé Catria (305),
au pied duquel se trouve une sainte chapelle
seulement consacrée à l’adoration. »
C’est ainsi qu’il reprit pour la troisième fois ;
puis, en continuant, il dit : « C’est en ce lieu
qu’au service de Dieu je me suis raffermi
et qu’un maigre manger trempé de jus d’olives
m’a suffi pour passer le froid et la chaleur,
satisfait de mes seuls pensers contemplatifs.
Ce cloître préparait de fertiles moissons
pour le ciel ; à présent il devient si stérile,
qu’il faut qu’un jour ou l’autre on le sache partout.
Mon nom, dans cet endroit, fut Pierre Damien ;
et Pierre le Pécheur dans cette autre maison,
construite à Notre-Dame au bord Adriatique (306).
Il me restait bien peu de mon âge mortel
quand je fus appelé par la force au chapeau (307)
qui passe maintenant toujours de mal en pis.
Car Céphas aussi bien que l’illustre Vaisseau
du Saint-Esprit (308), nu-pieds et ventre creux, allaient
et cherchaient leur manger au hasard des auberges ;
nos pasteurs d’aujourd’hui doivent le plus souvent
s’appuyer sur quelqu’un à droite comme à gauche,
tant ils se font pesants, et on les hisse en selle.
Comme ils vont des manteaux couvrant leurs palefrois,
sous une même peau l’on dirait voir deux bêtes :
que de choses tu peux souffrir, ô patience ! »
Je vis à ce moment de nombreuses flammèches
descendre en voltigeant d’un échelon sur l’autre,
et chacun de leurs tours les rendait plus brillantes.
Ensuite, s’arrêtant autour de celle-ci,
on entendit un cri qui retentit si fort,
que rien ne le saurait évoquer ici-bas ;
mais je n’ai rien compris, tant le bruit m’accabla.
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298 - Sémélé, fille de Cadmus, prétendit voir dans toute sa splendeur Jupiter, qui avait été son amant. Le visage de Béatrice resplendit plus fort que jamais : c’est donc que les deux pèlerins sont déjà arrivés dans un ciel différent.
299 - Saturne, qui règne au septième ciel, séjour des âmes contemplatrices. Au mois de mars et d’avril 1300, Saturne se trouvait dans le signe du Lion.
300 - Du nom de Saturne, du temps de qui la terre avait connu l’Age d’or.
301 - L’échelle du ciel, que le patriarche Jacob avait déjà vue dans un songe.
302 - Béatrice.
303 - Comme le regard de Béatrice réfléchit l’Intelligence divine, elle réfléchit aussi tout ce qu’elle contient de contingent, et qui s’y trouve inscrit depuis toujours (cf. plus haut, la note 246) : c’est en contemplant Dieu qu’elle a su quel était le désir du poète.
304 - Ce n’est pas une différence d’intensité de l’amour qui pousse cette âme vers Dante, mais un décret de Dieu.
305 - L’un des contreforts des Apennins, en direction de mer Adriatique, dans la marche d’Ancône ; il domine couvent des camaldules appelé Santa Croce di Avellana.
306 - II semble que Dante confond en une seule personne deux Pierre différents : cf. M. Barbi, Pier Damiano e Pietr Peccatore, dans Con Dante e coi suoi interpreti, Florence 1941, pp. 255-296. Pierre Damien (1007-1072) fut en effet abbé de Santa Croce di Fonte Avellana et évêque d’Ostie. Créé cardinal (1057), il fit retour à son couvent deux ans après. Il se faisait appeler et signait souvent Pétrus Peccator : ce qui explique assez la confusion qui s’est produite, pour Dante, entre sa personne et celle de Pietro degli Onesti, dit Pierre le Pécheur (1040-1110), qui fonda en 1096 (après la mort de Pierre Damien) le couvent de Santa Maria in Porto, sur l’Adriatique.
307 - Expression anachronique, car le chapeau cardinalice ne fut créé qu’en 1252.
308 - Saint Pierre et saint Paul.