Argument du Chant 31
Les deux poètes ont vu successivement dix bolges du cercle des fourbes, le huitième de tout l'Enfer. Ils vont descendre maintenant au neuvième cercle, celui des traîtres. C'est ce puits annoncé au commencement du dix-huitième chant. Il est divisé en quatre girons ou zones différentes. Aux abords du gouffre, tout à l'entour, se tiennent des géants mythologiques et antédiluviens. Les deux poètes, portés dans les bras de l'un des géants descendent dans le puits.
Chant 31
Un seul mot échappé de la bouche du sage
M'avait mordu le cœur et rougi le visage :
Un seul mot de sa bouche apaisa mon chagrin.
D'Achille et de son père, ainsi, dit-on, la lance
Frappait, puis du blessé guérissait la souffrance,
Donnant après le mal le baume souverain.
Nous tournâmes le dos au vallon de misère,
Marchant silencieux le long du bord de pierre
Qui s'étendait autour du cercle douloureux.
Or, là régnait un jour crépusculaire et sombre.
Mes regards ne pouvaient s'étendre à travers l'ombre,
Mais j'entendis sonner un cor si furieux
Qu'il aurait étouffé le fracas du tonnerre.
Je suivis le chemin du son, dans la carrière,
Les yeux sur un seul point attachés ardemment.
Dans ce jour de déroute immense où Charlemagne
Perdit soudain le fruit de la sainte campagne,
Roland donna du cor moins formidablement.
J'avançai quelque peu la tête, et crus dans l'ombre
Apercevoir des tours hautes en très-grand nombre.
— « Maître, dis-je, apprends-moi quelle est cette cité ? »
Et lui me répondit : « La nuit et la distance
Des objets que tu vois ont changé l’apparence ;
Ton esprit se méprend sur la réalité.
Tu verras bien, lorsque tu toucheras au terme,
Combien l'éloignement trompe même un œil ferme ;
Mais, afin d'arriver, pressons un peu le pas. »
Puis il me prit la main, et d'un son de voix tendre :
— « Avant d'aller plus loin, dit-il, je veux t'apprendre,
Afin que ces objets ne t'épouvantent pas,
Que ce ne sont point là des tours comme il te semble,
Mais des géants plongés dans un puits, tous ensemble,
Tout à l'entour du bord, du nombril jusqu'aux pieds. »
Comme, quand au soleil un brouillard vient se fondre,
Les objets par degrés cessent de se confondre
Et bientôt le regard les revoit tout entiers :
Ainsi mon œil perçait cette atmosphère noire,
Plus je me rapprochais du puits expiatoire ;
Et mon erreur s'enfuit, mais la peur arriva.
Comme on voit le château de Monteregione :
De tours et de bastions sa tête se couronne,
De même, sur le bord qui ceignait ce puits-là,
S'élevaient à mi-corps comme des tours solides,
Ces horribles Titans, ces géants parricides,
Et qu'en tonnant, menace encore Jupiter.
Et de l'un d'eux déjà je voyais la figure,
Les épaules, le tronc plus bas que la ceinture,
Et les bras qui pendaient sur les hanches de fer.
La nature fut sage et prévoyante mère
En cessant de créer ces monstres sur la terre,
En enlevant à Mars de pareils instruments.
Elle met l'éléphant et la baleine au monde,
Et le fait sans regret ; et sa bonté féconde
Se marque en traits profonds dans ces enfantements.
Car alors qu'à la force animale et méchante
S'ajoute de l'esprit la force intelligente,
Il n'est plus de remparts pour repousser le mal.
La face du géant était énorme, comme
La pomme que l'on voit à Saint-Pierre de Rome.
Son corps se rapportait à ce chef colossal.
La rive autour du puits en ceinture arrondie
Qui couvrait de son corps la plus grande partie,
En laissait voir assez pour qu'en vain trois Frisons
Eussent pensé toucher sa tête surhumaine,
Puisque je mesurais trente palmes sans peine,
De son cou jusqu'au bord recouvert de glaçons.
« Raphel amech maï Zabi... » d'un ton farouche
Tels sont les premiers mots échappés de sa bouche,
Qui ne connut jamais de plus tendres refrains.
Et mon guide vers lui se tournant : « Misérable,
N'est-ce donc point assez de ta corne effroyable
Pour épancher ta rage ou tes amers chagrins ?
Cherche autour de ton cou : tu verras la courroie
Qui l'y tient attachée, âme au vertige en proie !
Tes flancs démesurés, — regarde — en sont couverts ! »
Puis à moi : « Ce démon s'est décelé lui-même.
C'est le géant Nembrod, de qui l'audace extrême
D'idiomes discords affligea l'univers.
Laissons-le ! lui parler, c'est parler dans le vide ;
Tout langage est perdu pour ce démon stupide
Qui ne comprend personne et que nul ne comprend, »
Nous fîmes un détour à gauche et poursuivîmes.
A portée environ d'une flèche, nous vîmes
Nouveau géant encore plus féroce et plus grand !
Quelle main l'étreignit, puissante, irrésistible,
Je ne sais ; je n'ai vu que la chaîne terrible
Qui lui rivait les bras, l'une au dos, l'autre au cœur.
Tout à l'entour du corps de ce monstre féroce,
Du cou jusqu'à l'endroit qui sortait de la fosse,
De la chaîne cinq fois tournait l'airain vainqueur.
— « Ce réprouvé voulait, dans sa folle arrogance,
Contre le roi des dieux essayer sa puissance,
Dit mon guide ; voilà le fruit de ses projets.
Éphialte est son nom : il fut grand dans la guerre
Où firent peur aux dieux les enfants de la terre.
Les bras qu'il a levés sont cloués pour jamais ! »
— « Je voudrais, s'il se peut, du géant Briarée
Voir aussi de mes yeux l'ombre démesurée, »
Hasardai-je, en prenant la parole à mon tour.
Virgile répondit : « Nous allons voir Antée ;
Son ombre est proche, et parle, et n'est point garrottée ;
Il nous fera descendre au fond du noir séjour.
Celui que tu veux voir est plus loin ; même crime
L'a fait comme Éphialte enchaîner dans l'abîme,
Mais il est plus horrible encore à contempler. »
Éphialte à ces mots a secoué ses chaînes.
Dans le monde jamais tempêtes souterraines
N'ont fait si bruyamment tours et remparts trembler.
De ma mort je crus bien que l'heure était sonnée ;
Et si je n'avais vu la grande ombre enchaînée,
Je mourais de la peur qui déjà me glaçait.
Vers Antée en avant nous marchons : je m'arrête.
De cinq aunes au moins, sans comprendre la tête,
Le corps de ce géant hors du puits se dressait.
— « Toi qui, dans la vallée où, subjuguant Carthage,
Scipion fit de gloire un si grand héritage,
Sur ce sol bienheureux qui vit fuir Annibal,
Égorgeas en un jour cent lions et panthères !
O toi dont on a dit que si, près de tes frères,
Ton bras eût soutenu leur combat inégal,
La victoire eût été pour le fils de la Terre !
Descends-nous jusqu'au fond de votre noir cratère,
En bas, où le Cocyte est glacé dans son cours.
Garde que nous allions à Typhon ou Tithye !
Cet homme peut donner ce qu'ici l'on envie ;
Prends donc un air plus doux, et viens à son secours.
Il peut parler de toi sur la terre mortelle ;
Car il vit, et trop tôt si le Ciel ne l'appelle,
Il lui reste des jours nombreux à parcourir. »
Ainsi parla mon maître, et sans le faire attendre,
Le géant étendit ses deux mains pour le prendre,
Ces mains dont autrefois Hercule eut à souffrir.
Quand Virgile sentit cette robuste étreinte :
« Que je te prenne aussi, me dit-il ; viens sans crainte. »
Il dit, et dans ses bras je me laissai presser.
Comme, par un effet bizarre de mirage,
Sur la Carisenda, lorsque passe un nuage,
La tour semble au regard prête à se renverser :
Tel me parut Antée alors que de la rive
Je le vis s'incliner ; mon angoisse fut vive;
Je tremblais sur le dos du monstre réprouvé.
Mais déjà le géant au fond du sombre abîme
Où, près de Lucifer, Judas pleure son crime,
Doucement nous dépose, et, sitôt qu'arrivé,
Comme un mât de vaisseau, debout s'est relevé.