Dans mon désir de voir au-dedans et dehors
la divine forêt épaisse et frissonnante
qui rendait à mes yeux plus doux le jour nouveau (307),
sans perdre plus de temps, je partis de ce bord,
pénétrant lentement dans la belle campagne
dont le sol répandait de partout des senteurs.
Une brise légère et qui jamais ne change
venait me caresser sans cesse le visage
d’un souffle encor plus doux que le plus doux zéphyr.
Les feuilles, sous le vent, frissonnaient doucement
et d’un seul mouvement se penchaient du côté
où l’ombre du mont saint se projette d’abord,
sans ployer pour autant ou subir de secousse,
en sorte que du haut des branches, les oiseaux
pouvaient continuer leur office et leurs jeux,
recevant, au contraire, au sein de leur feuillage,
d’où venaient leurs gais chants, les premières haleines
qui servaient de bourdon à leur propre concert,
pareil au bruissement qui court de branche en branche
sur les bords de Chiassi, le long de la pinède (308),
lorsque Éole a lâché la bride au Sirocco.
Et j’étais parvenu, dans cette promenade,
assez loin au-dedans de l’antique forêt,
pour ne plus distinguer par où j’étais venu,
quand soudain un ruisseau m’empêcha d’avancer,
car ses modestes flots se dirigeaient à gauche,
faisant ployer les fleurs qui poussaient sur son bord (309).
Les sources que l’on tient chez nous pour plus limpides
sembleraient contenir quelque mélange impur
au prix de celle-ci, tant elle est transparente,
quoique à la vérité son cours se glisse, obscur,
sous l’ombre permanente et qui ne laisse pas
pénétrer jusqu’à lui la lune ou le soleil.
Me voyant arrêté, je passai du regard
au-delà du ruisseau, pensant y contempler
l’émail bariolé de tout ce frais printemps,
et j’aperçus alors, comme l’on voit parfois
des objets qui nous font comme par un miracle
oublier tout à coup tous nos autres pensers,
une dame passer par là, toute seulette,
qui s’en allait chantant et choisissant des fleurs,
parmi les prés sans fin qui couvraient son chemin (310).
« Ô belle dame, toi que baignent les rayons
d’amour, s’il est permis d’en croire le visage
qui semble d’ordinaire interprète du coeur,
fais-moi cette faveur de venir plus avant,
me mis-je à la prier, près de cette rivière,
pour que je puisse mieux entendre ta chanson.
Je vois, en te voyant, Proserpine et sa fable,
les lieux et le moment où la perdit sa mère,
tandis qu’elle perdait, elle aussi, son printemps. »
Pareille à la danseuse esquissant une volte
et qui joint les talons et glisse et se replie,
si bien qu’à peine un pied se place devant l’autre,
elle se retourna vers moi, du beau milieu
de toutes ces fleurs d’or et de sang, en baissant
d’un geste virginal son pudique regard.
Elle accepta pourtant d’exaucer ma prière,
s’approchant de façon que la douce musique
avec son sens complet arrivait jusqu’à moi.
Lorsqu’elle fut venue à l’endroit où les ondes
de ce joli ruisseau baignent l’herbe des bords,
elle me fit le don de lever le regard.
Je ne saurais penser qu’un aussi fort éclat
a brillé sous les cils de Vénus, à l’instant
où son fils la blessa d’une flèche imprévue.
Elle restait debout sur la rive et riait
et tressait de ses mains les diverses couleurs
qu’offre spontanément ce mont, le toit du monde.
L’eau mettait entre nous l’espace de trois pas ;
et pourtant l’Hellespont, qu’a traversé Xerxès,
mettant un frein qui dure à l’orgueil des humains,
ne dut pas être autant abhorré de Léandre,
pour barrer le chemin d’Abydos à Sestos,
que ce ruisseau de moi, pour ne pas s’être ouvert.
« Vous venez d’arriver ; et voyant que je ris,
commença-t-elle alors, dans cet endroit élu
pour être le berceau de la nature humaine,
peut-être éprouvez-vous quelque surprise ou doute ;
mais le psaume qui dit Delectasti contient
la lumière qui peut dégager votre esprit (311).
Toi, qui viens le premier et qui m’avais priée,
dis si tu veux savoir autre chose ; j’arrive
prête à te contenter sur chacun de tes doutes. »
« Cette eau, lui dis-je alors, et les bruits de ce bois
semblent un fait nouveau et qui combat en moi
d’autres faits opposés, que je connais d’ailleurs. » (312)
Elle me répondit : « Je t’en dirai la cause,
et d’où vient cet effet qui produit ta surprise,
et je dissiperai le brouillard qui t’offusque.
Le souverain Bien, seul à se plaire en lui-même,
ayant fait l’homme bon et pour le bien, le mit
en ce lieu qui promet une paix éternelle.
Mais l’homme n’y resta que bien peu, par sa faute,
et dut changer bientôt en pleurs et en misère
le sourire innocent et les jeux amusants.
Pour que les mouvements que produisent plus bas
les perturbations de la terre et de l’eau
et que la chaleur porte aussi haut qu’elle peut
ne fassent pas la guerre à l’homme jusqu’ici,
ce mont s’est élevé tellement vers les cieux,
qu’à partir de la porte il s’en trouve affranchi.
Mais comme tout au long de ce vaste circuit
l’air tourne en même temps que le premier mobile,
à moins qu’en quelque point le cercle ne se brise (313),
sur ce sommet, plongeant dans l’air vivant et libre,
s’engendre un mouvement tel que tu viens de voir
et qui fait frissonner l’épaisseur de ce bois.
Le feuillage agité possède ce pouvoir,
que ses propriétés vont imprégner le vent,
qui les répand partout, pendant qu’il tourne en rond.
Le reste de la terre, autant que le permettent
le sol et le climat, conçoit et met au jour
des arbres différents, de différents usages.
Il ne faudrait donc pas s’émerveiller là-bas,
en sachant tout cela, si parfois quelque plante
y germe sans sortir de semence visible.
Tu dois savoir aussi que la sainte campagne
où nous sommes, contient en elle tous les germes
et même certain fruit qui ne prend pas là-bas.
L’eau que tu vois ici ne sourd pas d’une source
procédant des vapeurs que le froid précipite,
comme un fleuve qui perd et qui reprend haleine,
mais jaillit d’une source éternelle et puissante,
et qui puise autant d’eau dans le vouloir divin
que son double canal épanche par ailleurs.
Celui qui passe ici possède une vertu
qui des anciens péchés efface la mémoire ;
l’autre, de nos bienfaits retient le souvenir.
De ce côté, son nom est Léthé ; quant à l’autre,
on l’appelle Eunoé ; mais sa vertu n’opère
qu’après qu’on a goûté l’eau de chacun des deux.
Leur exquise saveur n’est à nulle pareille.
Mais, quoique de ta soif tu puisses te défaire
avant qu’il soit besoin d’en savoir davantage,
je t’offre un corollaire outre ce que j’ai dit,
dans l’espoir que mon dire aura l’heur de te plaire,
même si je l’allonge plus que je n’ai promis.
Tous ceux qui dans leurs vers chantaient au temps
le souvenir heureux de l’âge d’or, sans doute jadis
au Parnasse ont rêvé de l’endroit que tu vois.
La souche des humains y vécut innocente ;
un éternel printemps y porte tous les fruits ;
et voici le nectar dont on a tant parlé. »
Alors je retournai du côté des poètes
tout le poids de mon corps, et les vis écouter
avec contentement ces dernières paroles ;
puis mon regard revint chercher la belle dame.
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307 - Le Paradis terrestre, qui forme comme un plateau au-dessus de la montagne du Purgatoire.
308 - La célèbre pinède de Chiassi, à Ravenne, est l’ancienne Classis, d’où le nom de Saint-Apollinaire-in-Classe.
309 - Le Léthé de la mythologie, transformé par Dante en rivière qui donne à l’âme purifiée l’oubli de ses anciennes fautes.
310 - Cette dame, dont le nom n’est indiqué que bien plus loin, au chant XXXIII, est Mathilde. On a longuement discuté pour savoir quelle personne réelle et quel symbole elle représentait. On considère généralement que, tout comme Lia représentait la vie active dans les conditions courantes de l’existence humaine, Mathilde représente la vie active parfaite, telle que l’humanité aurait dû la connaître et la pratiquer au Paradis terrestre, si elle n’en avait pas été chassée par le péché d’Adam.
Cette explication est vraisemblable. Cependant il convient d’ajouter qu’il s’agit de simples conjectures ; et il est inquiétant de voir que Dante, qui fait expliquer à Lia sa propre personnalité, n’indique nullement le sens de celle de Mathilde – omission qui, jointe à celle de son nom, pourrait faire croire que cette partie du poème n’avait pas reçu sa forme définitive. Quant à sa personnalité historique, on a pensé le plus souvent à Matelda, comtesse de Toscane, qui légua au Saint-Siège la suzeraineté de la Toscane, et de Florence avec elle. On voit mal le rapport établi par Dante entre la vie active parfaite et la comtesse qui seconda les papes dans leur lutte contre les empereurs ; mais Dante a de ces choix qui peuvent paraître bizarres au premier abord, et qui se justifient suffisamment, à la lumière d’un détail biographique précis et dont l’intérêt transcendant n’était pas évident.
Ainsi, on a avancé, peut-être avec raison, que Mathilde, qui prend la relève de Virgile pour le conduire vers Béatrice, est une médiatrice entre le ciel et la terre, comme la Mathilde historique l’avait été, lorsqu’elle avait contribué à réconcilier l’Église et l’Empire. La principale objection que l’on oppose à cette identification, est que Mathilde a été conçue par le poète comme une médiatrice permanente entre le Paradis terrestre et le Ciel, et que, par conséquent, elle doit s’y trouver depuis le commencement, ou tout au moins depuis la création du Purgatoire : ce qui, naturellement, ne saurait être le cas pour la Mathilde historique. Mais raisonner ainsi est oublier les droits de la poésie. D’une part, il n’est pas certain que Mathilde soit là pour toutes les âmes et que ses fonctions soient permanentes ; la preuve en est qu’elle n’agit pas avec Dante comme avec Stace (cf. plus loin, chant XXXIII, vers 135). D’autre part, s’il était vrai que Mathilde ne peut se trouver depuis le commencement au Paradis terrestre, à plus forte raison cette observation devrait s’adresser à Béatrice, laquelle nous le savons, personnifie la foi. Tout ce qu’on peut donc dire, c’est que la conjoncture qui rapproche ce personnage du poème de la comtesse de Toscane n’est pas absurde, mais qu’elle n’est pas sûre non plus ; et qu’il faut déplorer l’absence d’une détermination plus précise, qui manque sans doute pour une autre raison que la volonté de l’auteur.
311 - Commencement du Psaume XCI : « Delectasti me, Domine, in factura tua. »
312 - Stace venait d’expliquer que la partie haute du Purgatoire n’était pas sujette aux intempéries (Purgatoire, XXI, 42-54). Comme Dante sent du vent et voit une rivière, il est donc en droit de s’étonner et de demander quelle est explication.
313 - D’après la science du temps, le Premier Mobile tourne d’est à ouest, entraînant avec lui tous les autres cieux : le mouvement universel est parfois interrompu par des causes secondes, telles que le vent, qui peut prendre des directions différentes. Le vent qui agite le feuillage au Paradis terrestre est donc celui que produit le mouvement des cieux.