Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 19



Argument du Chant 19

Arrivée au troisième bolge, où sont enfermés les simoniaques qui trafiquent des choses saintes. Ils sont plongés dans des trous étroits, la tête en bas, les pieds en l'air et flambants. A mesure qu'un pécheur arrive, comme un clou chasse l'autre, il pousse plus au fond celui qui l'a précédé. Virgile porte Dante jusqu'au bord d'un de ces trous, d'où sortent les jambes d'un damné qui s'agite plus violemment que les autres. C'est le pape Nicolas III. En entendant approcher Dante, il le prend pour Boniface VIII qui lui a succédé sur la terre et qui doit aussi le rejoindre et prendre sa place en Enfer. Le poète le détrompe, et ne pouvant contenir son indignation, il accable d'énergiques imprécations le pontife prévaricateur.

 


Chant 19

Magicien Simon, et vous tous misérables,
Qui, des choses de Dieu, ces dons inviolables,
Promis à la vertu, faites, cœurs de vautour,

Pour or et pour argent un trafic adultère !
Ma trompette pour vous va sonner sur la terre :
Je vous ai vus damnés au troisième contour !

Déjà notre œil plongeait au fond d'une autre tombe ;
Nous étions sur un point du rocher qui surplombe
Le milieu de la fosse ouverte à nos regards.

O Dieu, que ta sagesse est sublime et profonde,
Sur terre et dans le Ciel et dans le mauvais monde !
Comme avec équité ta grâce fait les parts !

Des trous étaient creusés dans la livide pierre,
Au fond, sur les parois, sur la surface entière,
Tous de même largeur, tous également ronds.

Ils me semblaient égaux, en leur circonférence,
A ces bassins de marbre admirés à Florence,
Qui dans mon beau Saint-Jean servent aux sacrés fonts,

Et dont j’ai brisé l'un pour sauver, qu'on le sache,
L’enfant qui s'y noyait : que d'une injuste tache,
Par ce mot, en passant, mon honneur soit vengé !

Pendant à découvert hors de chaque orifice,
Quelque damné montrait le pied jusqu'à là cuisse,
Et le reste du corps au fond gisait plongé !

Et tous ces pieds brûlaient, lançant, dans leurs tortures,
Ses coups si furieux qu'ils brisaient leurs jointures,
Et qu'ils eussent rompu corde et fers à la fois.

De même un feu qui mord un corps enduit de graisse.
A l'extrême surface il s'élève et s'abaisse ;
La flamme allait, courait des talons jusqu'aux doigts.

— « Quel est ce forcené, mon maître, qui s'agite
Plus que ses compagnons dans sa fosse maudite,
Et que sucent de» feux plus ardents, plus vermeils ? »

Virgile répondit : « Si la chose t'importe,
Sur ce bord-là, plus bas, veux-tu que je te porte ?
Il te dira ses torts et ceux de ses pareils. »

Et moi : « Ton bon plaisir règle seul mon envie.
Ma volonté demeure à la tienne asservie,
O maître, et mes pensers, tu les devines tous. »

Lors nous montons au haut de la côte prochaine,
Puis nous tournons à gauche et descendons sans peine
Jusqu'au niveau du sol partout semé de trous.

Et pressé sur le sein du bon maître qui m'aime,
J'arrivai dans ses bras jusqu'à la fosse même
Où semble avec les pieds gémir le malheureux.

— « Qui que tu sois, ô toi qui te tiens renversée,
Plantée ainsi qu'un pal, ombre triste et blessée,
Lui dis-je en commençant, parle-moi, si tu peux ? »

J'étais là comme un moine au moment qu'il confesse
Le brigand qui l'appelle et rappelle sans cesse.
Au bord du trou fatal, pour retarder la mort.

— « Est-ce toi, cria l'ombre, est-ce toi qui prends place ?
Ici déjà debout ! Est-ce toi, Boniface ?
Sur toi, de plusieurs ans, m'a donc menti le sort ?

Es-tu rassasié si tôt de ces richesses
Qui t'ont fait sans remords surprendre les caresses
De l'angélique épouse et profaner son lit ? »

A ces mots du pécheur je me sentis confondre,
Ne pouvant le comprendre, ignorant que répondre,
Et debout près de lui je restais interdit.

Virgile dit : « Réponds à l'âme criminelle :
« Point ne suis qui tu crois et que ta bouche appelle. »
Et ce qu'il me dictait fut par moi répondu.

La jambe du pécheur se tordit convulsive,
Pois avec un soupir et d'une voix plaintive,
Il dit : « Que viens-tu faire alors ? Que me veux-tu ?

Il faut que ton désir soit grand de me connaître,
Pour qu'aux creux de ce val ton pied hardi pénètre ;
Sache-le donc, j'ai ceint la tiare autrefois.

Je fus, comme on l'a dit, je fus un fils de l'Ourse,
Et c'est pour les oursins que j'ai tout mis en bourse,
Là-haut de l'or, ici mon corps, comme tu vois.

Là, sous ma tête, gît la foule réunie
De tous ceux qu'avant moi perdit leur simonie,
Dans ce gousset de pierre entassés jusqu'au bord.

Je tomberai moi-même au fond comme les autres,
Quand viendra le pécheur qui doit être des nôtres,
Et qu'en toi j'ai cru voir quand j'ai parlé d'abord.

Mais, flambant pieds en l'air et tête dans le gouffre,
Depuis bien plus longtemps déjà je brûle et souffre,
Qu'il n'y sera planté pour de même y souffrir.

Car après lui, viendra, chargé de plus de crimes,
Un pasteur d'Occident promis à ces abîmes,
Et qui doit à son tour tous les deux nous couvrir

Semblable à ce Jason qui, de son roi barbare.
Au temps de Macchabée acheta la tiare,
Par le roi de la France il sera protégé.

Je ne sais si je fus de moi-même assez maître,
Mais je lui répondis : « Çà, dis-moi, mauvais prêtre
Quel argent, quel trésor avait donc exigé

Notre Seigneur Jésus quand aux mains de saint Pierre
Il remit les deux clefs du beau Ciel de son Père ?
Certes, il ne lui dit rien que ce seul mot : Suis-moi.

Ont-ils, à prix d'argent, vendu, Pierre et les autres,
Sa place à Mathias au milieu des apôtres,
Quand Judas l'eut perdue en trahissant sa foi ?

Pape, reste donc là, souffre un juste supplice,
Et garde bien cet or acquis par l'injustice
Qui t'a rendu hardi contre Charles, autrefois !

Et n'était le respect qui près de toi m'enchaîne
Pour ces augustes clefs que ta main souveraine
Tenait dans le doux monde à l'ombre de la Croix,

Ma voix serait encore plus rude et plus sévère;
Car votre avidité fait le deuil de la terre,
Foulant aux pieds les bons, élevant les pervers.

Saint Jean songeait à vous, quand parut à sa vue,
Impure courtisane au lit des rois vendue,
Celle qui se tenait assise sur les mers,

Qui portait en naissant sept têtes et dix cornes,
Et devait y puiser une force sans bornes
Avec un époux digne et comme elle innocent.

L'or et l'argent, voilà les dieux que vous vous faites !
Vous damnez les païens ; ils sont ce que vous êtes.
Que dis-je ? Ils n'ont qu'un dieu ; vous, vous en priez cent !

Ah ! Constantin, quels maux nous préparait d'avance
Non ta conversion, mais ta munificence
Qui dota le premier des papes opulents ! »

Et comme sur ce ton je lui chantais ma gamme,
Soit l'effet du remords, soit de rage, l'infâme
Gambillait, et plus fort tordait ses pieds brûlants.

Virgile à m'écouter paraissait se complaire.
Heureux, il souriait aux accents de colère
Qui s'échappaient si vrais hors d'un cœur tout ardent.

Il m'ouvre ses deux bras, sur son sein avec joie
Me presse, et promptement remonte par la voie
Que nous avions d'abord suivie en descendant.

Et toujours me tenant, il arrive à la cime
De l'arche qui s'étend au-dessus de l'abîme
Et va du quatrième au cinquième plateau.

Là, doucement, à terre il dépose sa charge,
Sur la roche escarpée et dont l'étroite marge
Aurait fait hésiter le pied sûr d'un chevreau :

Et de là je plongeai sur un gouffre nouveau.

 


Dante

 

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