Ainsi, sous cet aspect de rosé toute blanche,
se montrait à mes yeux cette sainte milice
qu’au prix de son sang même épousa Jésus-Christ.
L’autre (420), qui dans son vol voit et chante la gloire
de Celui qui fait seul le but de son amour,
ainsi que sa bonté qui la rendit heureuse,
imitant un essaim d’abeilles qui tantôt
se pose sur les fleurs, et qui tantôt retourne
au point où la saveur de son butin augmente,
descendait dans le sein de cette grande fleur
qu’orne un nombreux feuillage, et remontait ensuite
où l’Amour a fixé son siège pour toujours.
Leurs visages à tous étaient de pure flamme ;
leurs ailes étaient d’or, et le reste si blanc
que la neige jamais ne le fut à ce point (421).
Et descendant ainsi de gradin en gradin
dans cette fleur, un peu de leur paisible ardeur
acquise en voletant se répandait partout.
Et cependant le vol de ces foules sans nombre
venant s’interposer au-dessus de la fleur,
n’empêchait nullement la vue ou la splendeur,
car la clarté divine entre dans l’univers
dans la proportion dont il se montre digne,
et rien d’autre ne peut lui former un obstacle.
Et ce royaume heureux, que rien ne peut troubler
et où la gent antique abonde et la nouvelle,
offrait au même endroit leur amour et leur joie.
Brillante Trinité qui dans l’étoile unique
qui scintille pour eux, fais ainsi leur bonheur,
regarde vers le bas et vois nos infortunes !
Si jadis, descendant des rivages qu’Hélice
contemple tous les jours de là-haut, en tournant,
avec le fils qu’elle aime encore (422), les barbares
restèrent stupéfaits, apercevant de Rome
les superbes palais, du temps où le Latran (423)
se trouvait au sommet des choses de ce monde,
moi-même, qui venais de l’humain au divin
et qui passais du temps à cette éternité
et de notre Florence au peuple juste et pur,
je laisse à deviner quelle était ma stupeur !
Et cependant par elle, ainsi que par la joie
j’oubliais mon silence avec celui des autres.
Comme le pèlerin qui se fait un bonheur
de visiter le temple où l’appelait son voeu,
en pensant aux récits qu’il doit à ses amis,
tout en me promenant dans la vive lumière,
je suivais du regard chacun de ces gradins
vers le haut, vers le bas ou bien tournant en rond.
J’y voyais dés regards invitant à l’amour
du prochain, où brillait la lumière d’en haut
sur leur propre sourire, et de dignes abords.
Déjà de mon regard je pouvais embrasser
l’aspect du Paradis pris dans tout son ensemble,
sans m’arrêter encor sur aucun de ses points ;
et je me retournais, pris par une autre envie,
pour savoir de ma dame un peu plus de détails
sur lesquels mon esprit restait comme en suspens.
J’attendais une voix, une autre répondit (424) :
car je pensais trouver Béatrice, et je vis
un vieillard habillé comme on l’est dans la gloire.
On voyait son regard et son visage empreints
d’un suave bonheur où brillait la bonté
qui le rendait pareil au plus tendre des pères.
« Où est-elle ? » ont été mes premières paroles.
« Pour mener, me dit-il, ton désir à la fin,
Béatrice m’a fait abandonner ma place.
Regarde vers le haut, sur le troisième cercle
à partir du sommet, et tu la reverras,
assise sur le trône où la met son mérite. »
Sans plus tarder alors, je levai mon regard
et je la vis là-haut, portant une couronne
que formaient les reflets des rayons éternels.
L’oeil mortel n’est jamais à si grande distance
de la plus haute zone où gronde le tonnerre,
même s’il a plongé jusqu’au fond de la mer (425),
que Béatrice était de ma vue éloignée ;
mais cela n’était rien, parce que son image
parvenait jusqu’à moi, pure de tout milieu.
« Ô dame, qui soutiens toute mon espérance
et qui, pour mon salut, avais daigné laisser
jusqu’au fond de l’Enfer la trace de tes pas,
je reconnais tenir la grâce et la vertu
de tant et tant d’objets que j’ai pu contempler,
rien que de ta puissance et magnanimité.
D’esclave, ta faveur vient de me rendre libre,
grâce à tous les recours et par tous les moyens
qui, pour mener au but, étaient en ton pouvoir.
Conserve-moi toujours cette magnificence,
en sorte que mon âme, enfin par toi guérie,
sans les liens du corps, jouisse de ta grâce.
« Telle fut ma prière ; et elle, d’aussi loin
qu’elle semblait, sourit en regardant vers moi,
puis elle se tourna vers la Source éternelle.
Alors le saint vieillard : « Afin que s’accomplisse
de point en point, dit-il, jusqu’au bout ton voyage
auquel m’ont invité l’amour et la prière,
survole du regard tout ce vaste jardin !
Sa contemplation préparera ta vue
pour mieux monter ensuite aux célestes rayons.
Et la Reine du ciel, qui fait brûler mon coeur
du plus parfait amour, nous donnera sa grâce,
car moi-même, je suis son fidèle Bernard. » (426)
Comme celui qui vient, mettons de Croatie
uniquement pour voir chez nous la Véronique (427)
et ne peut assouvir sa faim qui vient de loin,
mais se dit en son coeur, pendant qu’on la lui montre :
« Ô Seigneur Jésus-Christ, ô Dieu de vérité,
alors votre visage était-il ainsi fait ? »
tel je restais, voyant l’active charité
de celui qui chez nous, dans le monde d’en bas,
goûtait en contemplant un peu de cette paix.
« Fils de la grâce, fut son entrée en matière,
comment connaîtras-tu cet état bienheureux,
si tu gardes toujours les yeux fixés en bas ?
Regarde donc plutôt ces cercles jusqu’en haut,
et sur le plus lointain tu pourras voir la Reine
à laquelle obéit saintement ce royaume !
« Lors je levai les yeux, et comme le matin
le bord de l’horizon qui touche à l’Orient
passe l’éclat de Vautre où le soleil se couche,
de même, en promenant mon regard du plus bas
au plus haut, j’aperçus un endroit au sommet,
dont l’éclat dépassait tout le front opposé.
Et tout comme le bord où l’on attend le char
que Phaéton garda si mal, paraît brûler,
tandis que de partout la clarté diminue,
telle vers le milieu s’avivait l’oriflamme
qui conduit à la paix, tandis que tout autour
la clarté faiblissait de façon uniforme.
Dans ce même milieu, les ailes déployées,
l’air en fête, j’ai vu voler plus de mille anges,
et chacun différait par I’aspect et l’éclat.
Et là, parmi leurs jeux et parmi leur musique,
je vis une beauté rire (428), qui dans les yeux
de tous les autres saints devenait de la joie.
Si j’avais l’éloquence aussi riche que l’est
l’imagination, je ne craindrais pas moins
d’affronter le portrait de sa grâce la moindre.
Bernard, voyant mes yeux qui s’étaient arrêtés
attentifs et fixés sur l’ardeur de sa flamme,
tourna les siens vers elle, avec tant de tendresse
que mon regard devint d’autant plus enflammé.
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420 - La milice angélique.
421 - C’est là plus ou moins l’aspect que leur attribuait déjà la vision d’Ézéchiel.
422 - Les barbares venus du nord, où règne la Grande Ourse, jadis Hélice, mère d’Arcade, qui fut transformé en Petite Ourse.
423 - Rome ; la part pour le tout.
424 - Béatrice a abandonné le poète et s’est fait remplacer auprès de lui par saint Bernard. Béatrice est partie sans rien dire et sans que le poète s’en fût aperçu ; et Virgile n’avait pas procédé autrement. C’est là un détail qui n’est peut-être pas indifférent ; il se peut que Dante ait voulu signaler par là que la transition de la raison à la foi, de la foi au suprême bonheur des élus est imperceptible et comme naturelle.
425 - La distance la plus grande que puisse embrasser le regard des hommes est celle qui va du fond de la mer au ciel ; elle est moindre que la distance qui séparait Dante de Béatrice.
426 - Saint Bernard, premier abbé de Clairvaux et fondateur de l’Ordre des cisterciens (1091-1153), est connu par sa dévotion pour la Vierge et par son ardeur mystique. Comme Virgile représentait les lumières naturelles, et Béatrice celles de la grâce, saint Bernard représente ici les lumières de la gloire ; cf. Ch. S. Singleton, Dante Studies, Cambridge (Mass.) 1958.
427 - Le mouchoir de sainte Véronique, relique conservée à Saint- Pierre de Rome : on y voyait imprimée l’image du Christ.
428 - La Vierge.