Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 32



Donc ce contemplateur, tout entier à sa joie,
assuma librement l’office de docteur,
commençant son discours par ces saintes paroles :

« La blessure qu’oignit et que guérit Marie,
ce fut la belle femme assise au-dessous d’elle (429)
qui l’avait fait ouvrir et qui l’envenima.

Au troisième degré que composent ces sièges
est assise Rachel, auprès de Béatrice,
comme tu peux le voir, un peu plus bas que l’autre.

Sarah et Rebecca, Judith la bisaïeule
de ce chantre royal qui disait dans ses vers
miserere mei, regrettant ses erreurs (430),

suivent, comme tu vois, de gradin en gradin,
toujours en descendant, dans l’ordre de leurs noms
formant de haut en bas de la fleur les pétales.

Du septième gradin jusqu’en bas, comme aussi
du sommet jusqu’à lui, une file de Juives,
divisent en longueur la tête de la rosé ;

car, suivant le regard dont on considéra
la foi de Jésus-Christ, elles forment le mur
d’où prennent leur départ ces escaliers sacrés (431).

Du côté le plus proche, où tous les pétales
semblent s’épanouir, tu vois rester assis
ceux qui crurent d’abord dans le Christ à venir ;

et de l’autre côté, dont le vide interrompt
par endroits les degrés, restent assis ceux-là
qui fixaient leurs regards sur le Christ advenu.

Comme de ce côté le trône glorieux
de la dame du ciel, avec les autres sièges,
se trouvent au-dessous, formant comme un palier,

il fait aussi pendant au trône du grand Jean (432)
qui, toujours aussi saint, a souffert le désert
et le martyre, et puis l’Enfer pendant deux ans (432bis) ;

et au-dessous de lui complètent la coupure
François avec Benoît et avec Augustin
et d’autres jusqu’en bas, passant de cercle en cercle.

Admire ici de Dieu l’insigne providence !
Car l’un et l’autre aspect de cette même loi
doivent également remplir tout ce jardin.

Et sache aussi qu’en bas du gradin qui distingue
deux étages égaux dans les deux hémicycles,
on ne réside pas par son propre mérite,

mais par celui d’autrui, sous certaines réserves (433) ;
car ce sont les esprits de tous ceux qui sont morts
sans avoir disposé de tout leur libre arbitre.

Tu peux t’en rendre compte aisément aux visages
et, s’il en est besoin, à leurs voix enfantines,
si tu regardes bien ou si tu les écoutes.

Tu doutes maintenant, mais sans vouloir le dire :
je te dégagerai de ces fortes entraves
dans lesquelles t’empêtre un penser trop subtil (434).

Dans tout ce que comprend le royaume d’ici,
nulle place n’est faite aux jeux du pur hasard,
à la soif, à la faim ou bien à la tristesse,

car tout ce que tu vois se trouve organisé
par la loi éternelle, en sorte que partout,
comme la bague au doigt, tout se trouve à sa place.

C’est pourquoi cette gent, qui courut la première
au bonheur éternel (435), n’est pas distribuée
sans raison ici-haut, en plus ou moins parfaite.

Car le Roi grâce à qui ce royaume repose
au sein d’un tel amour et de telles délices,
qu’aucune envie en vous n’oserait davantage,

créant joyeusement et avec bienveillance
les esprits, les dota de grâces inégales,
selon son bon plaisir (436) : le résultat suffit.

Par ailleurs, l’Écriture exprime clairement
la même vérité, parlant de ces jumeaux (437)
qui s’étaient irrités dans le sein de leur mère.

C’est par nécessité que la clarté d’en haut
couronne dignement, en respectant toujours
la couleur des cheveux de la grâce qu’on eut.

Si donc ils sont placés sur des degrés divers,
ils ne le doivent pas au mérite des actes,
mais à la qualité de leurs vertus innées.

Il suffisait jadis, pendant les premiers siècles,
pour gagner le salut, en plus de l’innocence,
le gage unique et seul de la foi des parents.

Puis, quand des premiers temps fut révolu le cycle,
la circoncision fournissait seule aux mâles
la force nécessaire à leur aile innocente.

Mais depuis que le temps de la grâce est venu,
si l’on n’ajoute point le baptême du Christ,
cette même innocence est reléguée en bas.

Regarde maintenant le visage où le Christ
paraît plus ressemblant, car sa seule splendeur
pourra te préparer à contempler le Christ !

« Et je le vis baigné d’un si parfait bonheur,
que venaient lui offrir les esprits sacro-saints
créés pour survoler de si hautes contrées,

qu’aucun objet de ceux que j’avais vus avant
n’avait produit en moi tant d’admiration
et ne s’était montré si ressemblant à Dieu.

Et cet amour qui fut le premier à descendre
devant elle, en chantant un Ave Maria
gratia plena (438), vint étendre ses deux ailes.

Alors de toutes parts le choeur des bienheureux
répondit aussitôt à ce divin cantique,
et sur chaque visage on voyait plus de joie.

Je dis : « Ô père saint qui consentis pour moi
à rester ici-bas, délaissant le doux lieu
où l’éternel décret avait fixé ta place,

quel est cet ange-là, qui si joyeusement
regarde dans les yeux de notre sainte Reine,
et avec tant d’amour qu’il paraît embrasé ? »

C’est ainsi que je fis appel à la doctrine
de celui qui prenait sa beauté de Marie,
comme fait du soleil l’étoile du matin.

Et il me répondit : « L’assurance et la joie
pour autant qu’elles sont dans un ange et dans l’âme,
sont entières en lui ; nous l’aimons bien ainsi,

car Marie a reçu sur la terre la palme
des mains de celui-ci, lorsque le Fils de Dieu
a voulu se charger du poids de notre corps.

Mais suis-moi maintenant du regard, à mesure
que je vais te parler, et contemple les princes
qui forment cette cour de justice et de foi.

Les deux qui sont assis tout en haut, plus heureux
comme étant d’Augusta (439) les plus proches voisins,
de cette sainte fleur sont comme deux racines.

Celui qui reste assis près d’elle et à sa gauche
est l’ancêtre commun dont le goût trop osé
fait goûter l’amertume à l’espèce des hommes.

À sa droite tu vois le père vénérable
de notre sainte Église, à qui jadis le Christ
a confié les clefs de notre belle fleur.

Et celui qui connut, étant encore en vie,
tous les temps les plus durs de cette belle épouse
dont l’amour fut acquis par la lance et les clous,

est assis près de lui ; tu vois auprès de l’autre
chef, au temps duquel s’était nourri de manne
un peuple rebelle, inconstant et ingrat.

Juste en face de Pierre, Anne a sa place assise,
et son bonheur est tel de contempler sa fille,
l chante hosanna sans la perdre des yeux.

En face du plus grand des pères de famille
tu vois Lucie aussi, qui t’envoya ta dame,
lorsque, le front baissé, tu courais à ta perte.

Mais puisque le temps fuit, qui te pousse à rêver (440),
faisons un point ici, comme le bon tailleur
qui coupe son habit selon le drap qui reste,

et vers l’Amour premier dirigeons nos regards,
pour qu’en le contemplant tu puisses pénétrer
autant qu’il est possible à travers sa splendeur.

Pourtant, comme je crains que le vol de tes ailes
ne te porte en arrière, en pensant avancer,
il te faut en priant demander cette grâce ;

cette grâce de celle où le secours abonde ;
tu devras donc me suivre avec le sentiment,
pour ne pas écarter ton coeur de mes paroles. »

Alors il commença cette sainte oraison.

 

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429 - Ève.

430 - David, auteur du Psaume L, connu sous le nom de Miserere.

431 - La Rosé mystique est séparée en deux par une file longitudinale de Juives : d’un côté se tiennent les élus de l’Ancien Testament, et de l’autre ceux du Nouveau Testament. Les travées de ce dernier groupe ne sont pas encore entièrement occupées.

432 - En face du trône de Marie se trouve le trône de saint Jean-Baptiste.

432bis - En face du trône de Marie se trouve le trône de saint Jean-Baptiste.

433 - De même qu’une coupe longitudinale traverse la Rosé mystique de haut en bas, un gradin fait tout son tour à la mi-hauteur, qui la sépare en deux moitiés superposées : la partie basse est réservée aux innocents, dont le salut ne fut pas le résultat de mérites propres.

434 - Ce qui intrigue le poète, c’est de voir que les innocents, bien que n’ayant pas de mérite propre, sont distribués à l’intérieur de la Rosé mystique sur des gradins différents, comme si leur degré de félicité n’était pas le même.

435 - Les enfants, qui moururent avant le temps.

436 - C’est de la prédestination qui justifie les places différentes assignées aux innocents.

437 - Esaü et Jacob, dont l’un seul était élu de Dieu. Esaii, que Dieu n’aimait pas, avait des cheveux roux ; c’est ce qui fait dire, plus bas, au poète, que la prédestination tient compte de la couleur des cheveux.

438 - L’ange Gabriel.

439 - La Vierge. Elle a Adam et saint Pierre à ses côtés, avec, respectivement, Moïse et saint Jean, auteur de l’Apocalypse, auprès d’eux.

440 - Phrase diversement interprétée par les commentateurs. Elle pourrait signifier également : le temps de ta vision, de ton voyage imaginaire qui touche à sa fin ; le temps qu’il te sera permis de rêver en contemplant les plus sublimes vérités de la foi ; le temps de ta vie terrestre, qui n’est qu’un songe. Nous ne voyons pas de raison suffisante pour choisir.

 


Dante

 

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