Je perds la moitié de moi-même, Et tu me défends de pleurer ! Ami, qui pourrait endurer Mon infortune et ma douleur extrême ? Un autre, ô ciel ! se plaisir éperdu, Contre son cœur
pressera l’infidèle ! Un autre dormira près d’elle, Jusqu’au milieu du jour, à ma place étendu ! Et moi, pour prix de mes ardeurs sincères, Trahi, quitté dans l’âge
des amours, Hélas ! je verrai pour toujours, Comme des ombres mensongères, S’évanouir mes heures les plus chères, Les plaisirs séduisants, les voluptés légères, Sans verser des larmes amères, Et sans tourner les yeux vers mes premiers beaux jours ! Non ; de ce courage suprême Mon cœur est bien loin de s’armer. Quiconque, en perdant ce qu’il aime, Peut
se résoudre à vivre, est indigne d’aimer. Ne me reproche plus ma honteuse faiblesse : Tibulle a tant pleuré sa chère Néæra ! Nous savons tous par cœur ces vers pleins de mollesse, Que loin de ses amours Pétrarque soupira. Toi-même enfin, quand ta belle maîtresse, Celle que tu chéris cent fois plus que tes yeux, Premier objet de ta vive tendresse, T’exila sans pitié
de son lit amoureux, Souillé d’une indigne poussière, Tremblant, égaré, furieux, De tes deux mains arrachant tes cheveux, Je t’ai vu dans mes bras abhorrer la lumière, Et te
plaindre à la fois des mortels et des Dieux. Eh ! qui dans l’univers ignore tes alarmes ? Quel cœur à tes chagrins n’a point donné de larmes ? Du Pinde et de Paphos tous les antres émus Ont retenti cent fois du nom d’éléonore : Dans les vallons d’Hybla, sur le sommet d’Hémus, Les rochers attendris le répètent encore.