Paul Verlaine (1844-1896)
Recueil : Amour (1888) -- Lucien Létinois

Puisque encore déjà la sottise tempête



Puisque encore déjà la sottise tempête,
Explique alors la chose, ô malheureux poète.
 
Je connus cet enfant, mon amère douceur,
Dans un pieux collège où j’étais professeur.
Ses dix-sept ans mutins et maigres, sa réelle
Intelligence, et la pureté vraiment belle
Que disaient et ses yeux et son geste et sa voix,
Captivèrent mon cœur et dictèrent mon choix
De lui pour fils, puisque, mon vrai fils, mes entrailles,
On me le cache en manière de représailles
Pour je ne sais quels torts charnels et surtout pour
Un fier départ à la recherche de l’amour
Loin d’une vie aux platitudes résignée !
Oui, surtout et plutôt pour ma fuite indignée
En compagnie illustre et fraternelle vers
Tous les points du physique et moral univers,
— Il paraît que des gens dirent jusqu’à Sodome, —
Où mourussent les cris de Madame Prudhomme !
 
Je lui fis part de mon dessein. Il accepta.
 
Il avait des parents qu’il aimait, qu’il quitta
D’esprit pour être mien, tout en restant son maître
Et maître de son cœur, de son âme peut-être,
Mais de son esprit, plus.
                                            Ce fut bien, ce fut beau
Et c’eût été trop bon, n’eût été le tombeau.
Jugez.
            En même temps que toutes mes idées,
(Les bonnes !) entraient dans son esprit, précédées
De l’Amitié jonchant leur passage de fleurs,
De lui, simple et blanc comme un lys calme aux couleurs
D’innocence candide et d’espérance verte,
L’Exemple descendait sur mon âme entr’ouverte
Et sur mon cœur qu’il pénétrait, plein de pitié,
Par un chemin semé des fleurs de l’Amitié :
Exemple des vertus joyeuses, la franchise,
La chasteté, la foi naïve dans l’Église,
Exemple des vertus austères, vivre en Dieu,
Le chérir en tout temps et le craindre en tout lieu,
Sourire, que l’instant soit léger ou sévère,
Pardonner, qui n’est pas une petite affaire !
 
Cela dura six ans, puis l’ange s’envola,
Dès lors je vais hagard et comme ivre. Voilà.

 


Paul Verlaine

 

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