Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 24



Argument du Chant 24

Dante, soutenu par Virgile, arrive en suivant une montée escarpée et pénible au septième bolge, où sont punis les voleurs. Les ombres de cette autre espèce de fourbes s'enfuient nues et épouvantées dans l'enceinte jonchée d'horribles reptiles qui les poursuivent, les atteignent, les enlacent de leurs anneaux. Dante en voit une qui, sous la piqûre d'un serpent, tombe consumée sur le sol et renait sur-le-champ de ses cendres. L'ombre se fait connaître : c'est Vanni Fucci, un voleur sacrilège; il prédit à Dante le triomphe des Noirs, à Florence, qui devait précéder l'exil du poète.

 


Chant 24

À la fleur de l'année et quand l'astre du monde
Trempe dans le Verseau sa chevelure blonde,
Quand les nuits et les jours marchent d'un pas égal,

Quand le givre tombé sur la terre rappelle
L'image de sa sœur, limpide et blanc comme elle,
Et fond plus fugitif au soleil hivernal :

Le villageois naïf à qui manque le vivre
Se lève et contemplant les champs couverts de givre
Qui blanchissent au loin, il se frappe le front,

S'en retourne au logis et pleure d'abondance,
Comme un infortuné qui n'a plus d'espérance ;
Puis il regarde encore, et l'espoir vif et prompt

Lui revient : un rayon a changé la nature ;
Il conduit ses troupeaux à leur verte pâture
Et les précède armé d'un bâton pastoral.

Ainsi j'avais tremblé d'abord, voyant paraître
Le trouble du courroux sur le front de mon maître,
Aussi vite il plaça le baume sur le mal.

Comme nous arrivions au pont rompu, Virgile
Tourna vers moi son œil souriant et tranquille,
Ainsi qu'au pied du mont je l'avais vu venir,

Parut se recueillir, puis avec assurance
Mesura du regard le roc, notre espérance,
Et dans ses bras ouverts je me sentis saisir.

Et comme un artisan que son travail enchaîne,
Songe en faisant sa tâche à la tâche prochaine,
De même, en m'élevant sur un pan de rocher,

Mon maître en avisait un autre par avance ;
Disant : « Çà maintenant, plus haut encore, avance
Mais cramponne-toi bien, pour ne pas trébucher !

Ici porteurs de chape eussent perdu leur peine,
Puisque lui si léger, moi dans ses bras, à peine
Pouvions-nous lentement monter de bloc en bloc ;

Et si de ce côté cette escarpe pendante
Eût offert la longueur qu'avait la précédente,
Je serais, moi du moins, tombé mort sur le roc,

Mais comme vers le puits que sa masse domine
Avec tous ses fossés Malebolge décline,
Chacun de ces vallons offre en son défilé

Tantôt un rocher bas, tantôt de hautes cimes.
Au sommet de la brèche enfin nous atteignîmes,
Sur le dernier débris de ce pont écroulé.

Lorsque je fus là-haut, j'avais si peu d'haleine
Que je ne pus aller plus avant : j'eus à peine
La force de m'asseoir en touchant le sommet.

— « Allons, me dit le maître, allons, point de faiblesse !
Ce n'est pas sur la plume où s'endort la mollesse
Qu'à la gloire on parvient, ni sous le fin duvet.

Quand on a consumé ses jours sans renommée,
On ne laisse après soi qu'un souille, une fumée,
Une trace semblable à l'écume des mers.

Lève-toi donc ! oppose à cette défaillance
La force de l'esprit, l'héroïque vaillance
Qui triomphe du corps et rend légers ses fers.

Il nous reste à gravir une échelle plus haute ;
Ce n'est rien que d'avoir atteint à cette côte ;
Si tu m'as entendu, fais-en profit ici. »

Je me levai, montrant plus d'ardeur et de flamme
Que je ne m'en sentais dans le fond de mon âme.
Et je m'écriai : « Va, je suis fort et hardi. »

Nous gravîmes alors la pente rocailleuse;
Elle était plus étroite encor, plus raboteuse,
Plus âpre sous le pied que le roc précédent.

Je parlais en marchant, pour cacher ma faiblesse.
Soudain de l'autre fosse une voix en détresse
Sortit, faisant ouïr un son rauque et strident.

Encore que je fusse au milieu du passage,
Je ne pus pas saisir le sens de ce langage,
Mais celui qui parlait paraissait en courroux.

Je me baissai pour voir au fond du gouffre sombre :
En vain ; mes yeux vivants s'égaraient dans cette ombre ;
— « O maître, fis-je alors, avançons, pressons-nous ;

Dans le cercle prochain j'ai hâte de descendre,
J'entends comme une voix, mais j'entends sans comprendre;
Mes yeux plongent au fond, mais sans distinguer rien. »

— « Ma réponse à ton vœu, repartit le poète,
Je la fais en marchant, car à demande honnête
On se rend; il suffit; parler n'est d'aucun bien. »

Il dit, et descendant le rocher, il arrive
Au point où le pont touche à la huitième rive.
Le bolge m'apparut alors dans son horreur.

Je vis, terrible aspect ! comme une masse énorme
De serpents si divers et de race et de forme,
Qu'à leur penser mon sang se glace de terreur.

Arrière la Libye aux brûlantes arènes !
Chélydres, Jaculi, Cérastes, Amphisbènes;
Tout ce qu'elle a produit de monstres, de fléaux,

Ne saurait égaler cet horrible assemblage,
Encor qu'on y joignît l'Ethiopie et la plage
Que la mer Rouge borde avec ses grandes eaux.

A travers cet essaim venimeux et féroce,
Nus et glacés d'effroi des pécheurs dans la fosse,
Sans abri, sans espoir, couraient en se sauvant.

Des serpents leur liaient les deux mains par derrière,
Leur plantaient dans les reins leur tête meurtrière
Et venaient s'agrafer sur leur cou par-devant.

Et voici qu'un pécheur dans sa fuite inutile
Passant auprès de nous, sur son dos un reptile
S'élance tout à coup et lui perce le col.

Rapide comme un trait qui glisse de la plume,
Sous le dard du serpent le malheureux s'allume,
Brûle et tombe réduit en cendres sur le sol.

Mais ces cendres à terre à peine dispersées,
Je les vois aussitôt se joindre ramassées
Et reformer le corps tel qu'il était d'abord.

De même le phénix, au dire des grands sages,
Quand après cinq cents ans il cède au poids des âges,
Meurt, et sur son bûcher renaît après sa mort.

Jamais d'herbe ou de grain il ne fait sa pâture,
Mais de larmes d'encens, d'amone encore plus pure,
Et de myrrhe et de nard il jonche son bûcher.

Et tel un possédé que le démon agite,
Ou qui, sous une étreinte invisible et subite,
Tombe sans voir le coup qui l'a fait trébucher;

Alors qu'il se relève, il promène sa vue
Tout à l'entour de lui, l'âme encor tout émue
De ce terrible accès, hagard et soupirant ;

Ainsi se releva debout l'ombre coupable.
O justice de Dieu, sévère, inexorable !
A quels coups de vengeance on s'expose en péchant !

Mon guide alors lui dit de se faire connaître :
— « Depuis peu, répondit le pécheur à mon maître,
Je tombai de Toscane au gouffre où tu me vois.

J'ai préféré sur terre être brute qu'être homme,
Vrai mulet que je fus : C'est Fucci qu'on me nomme,
J'eus pour antre Pistoie, un nid digne de moi ».

— « Commande-lui d'attendre encor, dis-je à Virgile ;
Qu'il dise quel péché dans ce bas-fond l'exile,
Je ne le connaissais que pour un égorgeur ».

Le damné m'entendit, et sans quitter la place,
Il se tourna vers moi, me regardant en face,
Mais son front se couvrit d'une triste rougeur,

Puis il me dit : « J'éprouve une souffrance amère
Que tu puisses ainsi me voir dans ma misère ;
Le coup qui m'a ravi le jour fut moins cruel.

Mais il faut te répondre. En ce gouffre j'expie
Le double tort d'avoir d'une main trop impie
Soustrait les vases saints, ornement de l'autel,

Et laissé faussement accuser l'innocence.
Mais pour que tu sois moins joyeux de ma souffrance,
Si tu revois le jour loin de ces lieux de pleurs,

Écoute ce présage, et calme un peu ta joie.
Du parti Noir d'abord se purgera Pistoie ;
Florence change alors et de peuple et de mœurs ;

Mais du val de Magra, Mars, le Dieu des carnages,
Soulève un tourbillon entouré de nuages ;
L'ouragan tombera, terrible, avec fureur,

Au jour du grand combat, dans les champs de Picène.
C'est là que la nuée éclatera soudaine.
Pas un Blanc qui ne soit frappé par le vainqueur.

Je te le fais savoir pour attrister ton cœur ! »

 


Dante

 

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