Ci encoumence la complainte de maitre Guillaume de Saint Amour
- (voir version moderne)
Vos qui aleiz parmi la voie,
Aresteiz vos et chacuns voie
C'il est deleurs teiz com la moie",
Dist sainte Esglise.
"Je sui sus ferme pierre assise;
La pierre esgrune et fent et brise,
Et je chancele.
Teil
gent ce font de ma querele
Qui me metent en la berele:
Les miens ocient
Cens ce que pas ne me desfient,
Ainz sont a moi, si com il dient
Por miex confondre.
Por ce font il ma gent reponrre
Que nuns a eux n'oze
respondre
Ne mais que: "Sires".
Asseiz pueent chanteir et lire,
Mais mout at entre faire et dire;
C'est la nature:
Li diz est douz et huevre est dure.
N'est pas tot ors quanqu'on voit lure.
Ahi ! Ahi !
Com
sunt li mien mort et trahi
Et por la veritei haï
Cens jugement !
Ou Cil qui a droit juge ment,
Ou il en auront vengement,
Combien qu'il tart.
Com plus couve li fex, plus art.
Li mien sunt tenu por musart,
Et jel compeire.
Pris ont Cezar, pris ont saint Peire,
Et s'ont emprisonnei mon peire
Dedens sa terre.
Cil ne le vont gaires requerre
Por qu'il encommensa la guerre,
C'om nes parsoive.
N'est mais nuns qui le
ramentoive:
C'il fist folie, si la boive !
Hé ! artien,
Decretistre, fisitien,
Et vos la gent Justinien
Et autre preudome ancien,
Coument soffreiz en teil lien
Maistre Guillaume,
Qui por moi fist de
teste hiaume ?
Or est fors mis de cest roiaume
Li boens preudom,
Qui mist cors et vie a bandon.
Fait l'aveiz de Chatel Landon
La moquerie:
Me vendeiz, par sainte Marie !
J'en doi ploreir, qui que s'en rie:
Je
n'en puis mais.
Se vos estes bien et en pais,
Bien puet passeir avris et mais !
C'il encharja por moi teil fais,
Je li enorte
Que jus le mete ou il le porte,
Que ja n'iert nuns qui l'en deporte,
Ainz i morra
Et li afaires demorra.
Fasse dou miex que il porta:
Je n'i voi plus.
Por voir dire l'at hon conclus;
Or est en son païs renclus,
A Saint Amor,
Et nuns ne fait por li clamor.
Or i puet faire lonc demor
Que ja l'i lais,
Car Veriteis a fait son lais;
Ne l'oze dire clers ne lais.
Morte est Pitiez
Et Chariteiz et Amitiez;
Fors dou païs les ont getiez
Ypocrisie
Et Vainne Gloire et Tricherie
Et Faus Semblans
et dame Envie
Qui tout enflame.
Saveiz por quoi chacune est dame ?
C'om doute plus le cors que l'arme;
Et d'autre part
Nuns clers a provende ne part
N'a dignetei que hon depart
C'il n'est des leur.
Fauz Semblant
et Morte Colour
Enporte tout: a ci doleur
Et grant contraire.
Li doulz, li franc, li debonaire,
Cui hom soloit toz les biens faire
Sont en espace;
Mais cil qui ont fauve la face,
Qui sunt de la devine grace
Plain par defors,
Cil auront Deu et les trezors
Qui de toz maux gardent les cors.
Sachiez de voir,
Moult a sainte choze en avoir,
Quant teiz genz le wellent avoir
Qui sans doutance
Ne feroient pour toute France
Juqu'au remors de conscience.
Mais de celui
Me plaing qui ne trueve nelui,
Tant ait estei ameiz de lui,
Qui le requiere;
Si me complaing en teil meniere:
Ha ! Fortune, choze ligiere,
Qui oinz devant et poinz
derriere,
Com iez marrastre !
Clergie, com iez ma fillastre !
Obliei m'ont prelat et pastre,
Chacuns m'esloingne.
Moult pou lor est de ma bezoigne.
Sejorneir l'estuet en Bourgoigne,
Mat et confus.
D'illuec
ne se mevra il plus,
Ainz i sera se seureplus
Qu'il at a vivre,
Que ja n'iert nuns qui l'en delivre.
Escorpion, serpent et wyvre
L'ont assailli;
Par lor assaut l'ont mal bailli,
Et tuit mi droit li sont failli
Qu'il trait avant.
Il auroit pais, de ce me vant,
C'il voloit jureir par couvant
Que voirs fust fable,
Et tors fust droiz et Diex deable,
Et fors dou sans fussent renable,
Et noirs fust blans.
Mais por tant puet
useir son tans
En teil estat, si com je pans,
Que ce deïst
Ne que jusque la mesfeïst,
Conment que la choze preïst,
Car ce ceroit
Desleauteiz, n'il nou feroit,
Se sai ge bien: miex ameroit
Estre
enmureiz
Ou desfaiz ou defigureiz;
N'il n'iert ja si desmesureiz,
Que Diex nou wet.
Or soit ainsi com estre puet !
Ancor est Diex lai ou il suet,
Se sai ge bien:
Je ne me desconfort de rien.
Paradix est de
teil marrien
C'om ne l'at pas,
Por Deu flateir, eneslepas,
Ansois couvient maint fort trespas
Au cors sofferre:
Por chemineir parmi la terre,
Por les bones viandes querre
N'est hom pas sains.
C'il muert por
moi, c'iert de moi plainz.
Voir dire a moult coustei a mains
Et coustera;
Mais Diex, qui est et qui sera,
C'il wet, en poi d'eure fera
Cest bruit remaindre:
Hon at veüt remanoir graindre.
Qui verra .II. cierges
estaindre,
Lors si verra
Coument Jhesucriz overra,
Qui maint orgueilleux a terre a
Plessié et mis.
Ce il est por moi cens amis,
Deux s'iert en poi d'eure entremis
De lui secorre.
Or lairra donc Fortune
corre,
Qu'encontre li ne puet il corre,
C'est or la soume.
Ou il a nul si vaillant home
Qui, pour l'apostole de Roume
Ne pour le roi,
Ne vout desreer son aroi,
Ainz en at soffert le desroi
De perdre honeur
?
Hon l'apeloit maitre et seigneur,
Et de touz autres le greigneur
Seigneur et maitre.
Li enfant que vos verreiz naistre
Vos feront ancor herbe paistre
Se il deviennent
De seux qui encemble se tiennent
Et
c'il vivent qui les soustiennent
Que j'ai descrit.
Or prions donques Jhesucrist
Que cestui mete en son escrit
Et en son regne,
Lai ou les siens conduit et mainne;
Et si l'en prit la souvereinne
Vierge Marie
Qu'avant que il perde la vie
Soit sa volentei acomplie."
Amen.
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La complainte de Maître Guillaume de Saint-Amour
« Vous qui passez sur le chemin,
arrêtez-vous, que chacun voie
s’il est douleur telle que la mienne »,
dit la Sainte Église.
« Je suis bâtie sur une pierre solide;
la pierre
s’effrite, se fend, se brise,
et je chancelle.
Tels se disent de mon parti
qui me causent des tracas :
ils tuent les miens
sans être déclarés mes ennemis;
ils sont de mon camps au contraire,
à ce qu’ils disent
pour mieux me détruire.
Á cause d’eux les miens se cachent,
car nul n’ose rien leur répondre.
Sinon : « Oui, seigneur ».
Ils peuvent chanter l’office,
ils peuvent enseigner,
mais il y a loin entre faire et dire;
c’est comme cela :
la parole est aisée , mais l’œuvre est difficile.
Tout ce qui brille n’est pas d’or.
Hélas ! Hélas
!
Comme les miens sont tués et trahis,
et, pour avoir dire vrai, haïs
sans jugement !
Ou bien Celui qui est le Vrai Juge ment,
ou bien ils obtiendront vengeance,
même si elle tarde.
Plus le feu
couve, plus il brûle.
Les miens sont tenus pour des sots,
et j’en fais les frais.
Les autres ont pris César, ils ont pris saint Pierre
et ont emprisonné mon père
sur ses terres.
Ils
ne se soucient pas trop d’aller le chercher,
ceux pour qui il se lança dans cette guerre,
de crainte qu’on les remarque.
Plus personne qui en fasse mémoire :
s’il a été imprudent,
qu’il le paie !
Holà ! littéraires,
juristes, médecins,
vous les hommes de Justinien,
et tous les autres vieux maîtres,
comment supportez-vous que soit ainsi captif
maître Guillaume,
qui de sa propre tête a fait pour moi un casque ?
le voilà exilé de ce royaume,
cet homme de bien,
qui a risqué sa personne et sa vie.
Vous en avez fait la risée
de Landernau :
vous
me vendez , par sainte Marie !
il me faut en pleurer, même si d’autres en rient :
je ne puis m’en empêcher.
Dès lors que voue êtes à l’aise et en paix,
les saisons peuvent bien
passer !
Guillaume s’est chargé pour moi d’un tel fardeau ?
je l’exhorte
à le poser à terre ou bien à le porter,
car jamais nul ne l’en soulagera :
il en mourra
et
l’affaire en restera là.
Qu’il fasse du mieux qu’il pourra :
je ne vois rien d’autre à lui conseiller.
Pour avoir dit vrai, on l’a réduit au silence;
le voilà enfermé
chez lui,
à Saint-Amour,
et nul n’élève la voix pour lui.
Maintenant il peut y rester longtemps :
je l’y laisse,
car Vérité est à l’article de la mort;
nul
n’ose dire, clerc et laïc.
Pitié est morte,
Charité, Amitié aussi,
jetées hors du pays
par l’hypocrisie,
Vaine Gloire, Tromperie,
Faux Semblant et dame Envie,
qui enflamme
toute chose.
Savez-vous pourquoi chacune gouverne en reine ?
C’est qu’on craint plus pour le corps que pour l’âme;
Et d’autre part
Aucun clerc n’a sa part des bénéfices
Et
des dignités qui sont distribués
S’il n’est des leurs.
Faux semblant et Teint Blafard
Raflent tout : quelle douleur
Et quel malheur !
Les gens doux, nobles et bons,
que l’on favorisait
jadis,
Sont évincés;
Mais les rouquins hypocrites,
Remplis de la grâce divine
Au-dehors,
ceux-la auront à la fois Dieu et les richesses
Qui mettent le corps à l’abri de tout mal.
Sachez-le en vérité :
L’argent est une chose bien sainte,
Puisque le désirent des gens
qui, c’est certain,
Refuseraient, leur offrît-on la France,
D’aller jusqu’au remords
de conscience.
Mais mes plaintes
Sont sur celui qui ne trouve personne,
si cher lui ait-il été,
pour réclamer son retour;
et je me plains en ces termes :
« Ah ! Fortune, être inconstant,
qui par-devant oint, par derrière point,
quelle marâtre tu es,
et toi, clergé, pour moi, quel fils indigne ! »
Prélats et prêtres m’ont oubliée,
chacun s’éloigne
de moi.
Mes affaires leur importent peu.
Il leur faut rester en Bourgogne,
abattu, humilié.
Il n’en bougera plus,
il y restera tout le temps
qu’il a encore à vivre,
car nul ne l’en
délivrera plus.
Scorpions, serpents, vipères
l’ont assailli;
leurs assauts lui ont fait du mal
et il a été privé de tous mes droits
dont il est le défenseur.
On le laisserait
en paix, j’en suis bien sure,
s’il voulait jurer sous serment
que le vrai est faux,
Que le tort est le droit, que Dieu est diable,
que les fous sont dans leur bon sens,
que le noir est blanc.
Mais il peut
passer toute sa vie
dans l’état où il est, à mon avis,
avant de dire des choses pareilles
et d’en venir à de telles bassesses,
quoi qu’il puisse arriver,
car ce serait
malhonnête,
et il ne le ferait pas,
je le sais bien : il aimerait mieux
être emprisonné,
mis à mort, défiguré;
il n’aurait pas une telle audace,
car Dieu ne le veut pas.
Advienne que pourra
!
Dieu n’a pas déserté son poste,
je le sais bien :
je ne désespère nullement.
Le bois dont on fait le paradis
empêche qu’on l’ait
sur-le-champ en flattant Dieu;
au contraire il faut que le corps
passe par mainte épreuve :
il ne suffit pas d’être toujours en voyage
ni d’être amateur de bonne cuisine
pour être un saint.
S’il meurt pour
moi, sur lui je ferai, moi, ma plainte.
Beaucoup ont payé cher de dire la vérité,
beaucoup le paieront cher;
mais Dieu, qui est et qui sera
s’il veut, en peu de temps fera
cesser tout ce bruit
:
On en a vu cesser de plus grands.
Le temps de brûler deux cierges,
on verra
Jésus-Christ à l’œuvre,
lui qui ploie et jette à terre
maint orgueilleux.
Si à cause de
moi Guillaume n’a pas d’amis,
Dieu aura tôt fait, s’il s’en mêle,
de le secourir.
À présent, il laissera Fortune suivre sa course,
il ne peut rivaliser avec elle,
tout est
là.
Où est l’homme si courageux
que, ni pour le pape de Rome
ni pour le roi,
il n’a voulu changer sa façon d’être
et en a souffert le dommage
en perdant son honneur ?
on l’appelait maître et seigneur
et sur tous les autres le plus grand
seigneur et maître.
Les enfants que vous verrez naître
vous feront un jour manger du foin
s’ils deviennent
de ceux
qui se serrent les coudes
et si vivent encore ceux qui les soutiennent
et que j’ai décrits.
Prions donc Jésus-Christ
qu’il mette guillaume sur son registre
et dans son royaume,
là où
il mène et conduit les siens;
et qu’elle le prie, la souveraine
Vierge Marie,
qu’avant que Guillaume perde la vie,
sa divine volonté s’accomplisse.