Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 25



Si le destin permet que ce poème saint
auquel ont mis la main et le ciel et la terre
et qui m’a fait maigrir pendant bien des années,

triomphe des haineux qui m’ont fermé la porte
de ce joli bercail où je dormais agneau,
mais ennemi des loups qui lui faisaient la guerre,

j’y rentrerai poète, avec une autre voix,
avec d’autres cheveux, recevoir la couronne,
au-dessus des fonts mêmes où je fus baptisé (344) ;

car c’est à cet endroit que j’entrai dans la foi
qui désigne les coeurs au ciel, et pour laquelle
Pierre ceignit mon corps comme je viens de dire.

Ensuite une clarté se mit en mouvement
vers nous, de ce bouquet d’où sortit l’éclaireur
qu’avait laissé le Christ, de ses futurs vicaires.

Et ma dame me dit, resplendissant de joie :
« Regarde bien, regarde ! Il est là, le saint homme
qui vous fait visiter la lointaine Galice ! » (345)

De même que parfois la colombe se pose
auprès de sa compagne, et l’une à l’autre montre,
tournant et roucoulant, son amour réciproque,

de même j’ai vu là se faire un bon accueil
ces princes glorieux l’un à l’autre, en louant
le céleste aliment qui les nourrit là-haut.

Ces démonstrations une fois terminées,
chacun d’eux, sans parler, s’arrêta coram me (346),
si fulgurants tous deux, qu’ils m’avaient ébloui.

Béatrice lui dit, souriant de bonheur :
« Ô magnifique esprit, qui décrivis jadis
la magnanimité de notre basilique (347),

fais que dans ces hauteurs on parle d’espérance :
tu peux le faire bien, toi qui la représentes,
lorsque Jésus aux trois montre sa préférence. » (348)

« Lève donc le regard et prends de l’assurance,
car ce qui vient ici du monde des mortels
doit mûrir tout d’abord au feu de nos rayons ! »

Cet encouragement me vint du second feu :
ce qui me fit lever mon regard vers ces cimes
dont le poids excessif me l’avait fait baisser.

« Puisque notre Empereur, par sa grâce, t’octroie
de pouvoir rencontrer, avant que tu ne meures,
dans son salon secret, chacun de ses ministres,

afin qu’ayant connu l’éclat de cette cour,
tu puisses ranimer, en toi-même et dans d’autres,
l’espérance qui fait, là-bas, aimer le bien,

dis-moi donc ce qu’elle est, et comment ton esprit
s’en arme ; et dis aussi d’où tu l’as obtenue ! »
Ainsi continuait la seconde clarté.

Mais la dame pieuse, elle, qui dirigea
pour un aussi haut vol les plumes de mon aile,
devança ma réponse en parlant comme suit :

« Elle n’a pas de fils plus riche en espérance,
l’Église militante, ainsi qu’il est écrit
au soleil qui vêt d’or toute la sainte troupe (349) ;

aussi l’a-t-on laissé venir depuis Égypte
jusqu’à Jérusalem (350), pour tout voir et connaître,
avant que soit prescrit le temps de sa milice.

Quant aux deux autres points, qu’on ne demande pas
pour apprendre de lui, mais afin qu’il rapporte
combien cette vertu te produit de plaisir,

je le laisse parler : il n’a point à combattre
ni chercher à briller : c’est à lui de répondre ;
que la grâce de Dieu l’assiste en ce moment ! »

Le meilleur écolier répond à son docteur,
aussi rapidement sur ce qu’il sait très bien,
afin que son savoir brille plus aisément,

que je dis : « L’espérance est l’attente certaine
de la gloire future, et se produit en nous
par la grâce divine et le mérite ancien.

La lumière m’en vient de nombreuses étoiles ;
mais qui l’a tout d’abord dans mon coeur distillée,
du suprême Seigneur fut le suprême chantre (351).

Parmi ses chants sacrés, il dit aussi : « Qu’en toi
mettent l’espoir tous ceux qui connaissant ton nom ! »
Et comment l’ignorer, avec la foi que j’ai ?

Tu m’abreuvas toi-même, après ce doux breuvage,
du lait de ton épître (352), et tant que j’en déborde
et je verse à mon tour de votre source aux autres. »

Pans le noyau vivant de ce grand incendie,
pendant que je parlais, tremblait une clarté
qui semblait un éclair intense et frémissant.

Il me dit à la fin : « L’amour dont je m’embrase
pour la sainte vertu qui m’accompagne ici,
jusqu’à gagner la palme et au sortir du champ (353),

exige d’en parler avec toi, qui tant l’aimes :
et c’est avec plaisir que je voudrais entendre
dire ce que promet pour toi cette espérance. »

« Les Écritures, dis-je, anciennes et nouvelles,
nous démontrent le but, qui peut me l’enseigner,
des âmes qui de Dieu deviennent les amies.

C’est ainsi qu’Isaïe avait dit que chacune
aurait dans sa patrie un double vêtement (354) :
et sa seule patrie est cette douce vie.

Ton frère, d’autre part, nous a manifesté
plus clairement encor sa révélation,
alors qu’il écrivait au sujet des étoles. » (355)

À peine avais-je dit ces dernières paroles,
lorsque Sperent in te (356) retentit sur nos têtes,
et dans chaque carole il fut repris en choeur.

Un éclat s’alluma soudainement entre elles
tel que, si le Cancer possédait ce bijou,
l’hiver serait un mois qui n’aurait qu’un seul jour (357).

Comme se lève et va pour entrer dans la danse,
sans arrière-penser, la vierge souriante,
rien que pour faire honneur à la jeune épousée,

telle je vis alors la splendeur éclatante
se joindre aux autres deux qui tournaient en musique
ainsi qu’il convenait à leur amour ardent.

Elle entra dans le chant ainsi que dans la ronde ;
et ma dame sur eux reposait son regard
et semblait une épouse immobile et muette.

« Voici venir celui qui coucha sur le sein
de notre Pélican (358) : qui, du haut de la croix,
avait été choisi pour un office insigne. »

Ainsi parla ma dame ; et cependant ses yeux
restaient toujours rivés avec attention,
avant d’avoir parlé comme après ces propos.

Pareil à qui prétend, en fixant le soleil,
regarder une éclipse à l’oeil nu, tant soit peu,
et qui, voulant trop voir, cesse d’être voyant,

tel me fit devenir cette dernière flamme,
jusqu’à ce qu’elle dît : « Pourquoi donc t’aveugler
à chercher un objet qui n’a pas lieu chez nous ? (359)

Sur la terre, mon corps, avec celui des autres,
est terre et le sera, tant qu’ici notre nombre
n’aura point égalé le décret éternel (360).

Seules les deux clartés qui viennent de monter
restent au cloître heureux avec leur double étole (361) :
tu peux en apporter la nouvelle à ton monde. »

Au son de cette voix, la guirlande enflammée
cessa de tournoyer, et la douce harmonie
que formait l’unisson de ces trois voix prit fin,

comme, pour éviter le risque ou la fatigue,
les rames qui tantôt venaient frapper les ondes
se posent à la fois, sur un coup de sifflet.

Et quel trouble soudain s’empara de l’esprit,
lorsque, m’étant tourné pour revoir Béatrice,
je ne pus plus la voir, quoique je fusse alors

toujours aussi près d’elle, au séjour des heureux.

 

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344 - Boccace, dans sa Vie de Dante, affirme que le poète aurait pu se faire couronner dans certaines villes italiennes mais qu’il s’y refusa toujours, pour ne vouloir recevoir la couronne poétique ailleurs que dans Florence, dans l’église de Saint Jean-Baptiste, où il avait été baptisé.

345 - C’est saint Jacques le Majeur, dont on vénérait le tombeau à Saint-Jacques-de-Compostelle, en Galice.

346 - Devant moi.

347 - Saint Jacques parle, dans sa première épître, de la largesse qui règne au ciel, qu’il qualifie de palais royal : c’est dans ce dernier sens qu’il faut entendre le mot « basilique ».

348 - Allusion au groupe des trois apôtres, saint Pierre, saint Jacques et saint Jean, qui accompagnaient seuls le Christ au Mont des Oliviers, à la résurrection de la fille de Jaïre et surtout lors de la Transfiguration. Certains interprètes des Écritures indiquaient au poète le symbolisme que rappelle Béatrice.

349 - Dans Dieu, dans la contemplation de qui Béatrice lit tout ce qui est.

350 - Égypte symbolise ici le temps de l’exil, c’est-à-dire i. vie sur terre, tandis que Jérusalem est le salut, ou le paradis.

351 - David. La citation qui suit est tirée du Psaume IX.

352 - En réalité, le mot « espérance » n’est pas mentionné dans cette épître, mais l’idée n’en est pas moins présente.

353 - jusqu’à la palme du martyre et à la fin du combat pour la foi.

354 - « Dans leur pays ils en posséderont deux ; et ils seront éternellement heureux » (Isaïe LXI : 7). Ce double vêtement est la béatitude de l’âme, complétée, après le Jugement dernier, par la béatitude de la chair.

355 - Saint Jean, dans l’Apocalypse VII : 9, parle du bonheur des élus qui jouissent de l’aspect de Dieu, « habillés d’étoles blanches » . Saint Jean n’était pas frère de saint Jacques le Majeur, mais de l’autre apôtre du même nom ; mais Dante, avec beaucoup de contemporains, les confond et les considère comme une seule personne.

356 - Texte tiré du même psaume IX, cité plus haut.

357 - Comme en janvier le soleil se couche juste quand le signe du Cancer se lève. Si un astre aussi brillant que celui dont parle le poète accompagnait le Cancer à cette époque de l’année, le jour durerait vingtquatre heures sur vingt-quatre, puisque cet astre et le soleil se remplaceraient régulièrement. C’est une façon de dire que ce nouvel éclat, qui est celui de saint Jean l’Évangéliste, brillait comme le soleil.

358 - On représente saint Jean, au moment de la Cène penché sur le sein du Seigneur, appelé ici pélican, parce que, pour le Moyen Age, cet oiseau passait pour se déchirer lui-même pour donner la nourriture à ses petits, de même que le Christ consentit à se sacrifier pour sauver l’humanité. On sait que le Christ crucifié désigna saint Jean comme fils adoptif de sa Mère.

359 - Dante prétendait donc distinguer dans le noyau de lumière le corps de l’Apôtre, mais le corps « n’a pas lieu » au Paradis.

360 - Dante, Convivio, II, 5, avait affirmé que le nombre des élus a été fixé de manière à égaler le nombre des anges rebelles, qu’ils sont appelés à remplacer.

361 - Le Christ et sa Mère, seuls, sont montés au ciel avec leur corps.

 


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