(299/366) - Sonnet M-31 : La perte de Laure est très grande, car ses beautés étaient grandes et rares.
(300/366) - Sonnet M-32 : Il envoie à la terre, au ciel, à la mort, ce bien sans lequel il ne peut vivre.
(301/366) - Sonnet M-33 : Il revoit Vaucluse, que ses yeux reconnaissent ; mais non son cœur.
(302/366) - Sonnet M-34 : Il s’élève par la pensée jusqu’au ciel. Il la voit, il l’entend, et reste en extase.
(303/366) - Sonnet M-35 : Il apaise sa douleur avec tous les témoins de sa félicité passée.
(304/366) - Sonnet M-36 : Si elle n’était pas morte si jeune, il aurait chanté plus dignement ses louanges.
(305/366) - Sonnet M-37 : Il la prie pour que, de là-haut, elle lui jette un regard de pitié.
(306/366) - Sonnet M-38 : Triste, il la cherche, et ne la trouvant pas, il en conclut qu’elle est montée au ciel.
(307/366) - Sonnet M-39 : Elle était si belle, qu’il se juge indigne de l’avoir vue, à plus forte raison de la louer.
(308/366) - Sonnet M-40 : Il essaye de dépeindre ses beautés, mais il n’ose pas dépeindre ses vertus.
Sonnet M-31
La perte de Laure est très grande, car ses beautés étaient grandes et rares.
Ov'è la fronte, che con picciol cenno
volgea il mio core in questa parte e 'n quella ?
Ov'è 'l bel ciglio, et l'una et l'altra stella
ch'al corso del mio viver lume denno ?
Ov'è 'l valor, la conoscenza e 'l senno ?
L'accorta, honesta, humil, dolce favella ?
Ove son le bellezze accolte in ella,
che gran tempo di me lor voglia fenno ?
Ov'è l'ombra gentil del viso humano
ch'òra et riposo dava a l'alma stanca,
et là 've i miei pensier' scritti eran tutti ?
Ov'è colei che mia vita ebbe in mano ?
Quanto al misero mondo, et quanto manca
agli occhi miei che mai non fien asciutti !
Où est le front qui, d’un léger signe, tournait mon cœur ici et là ? Où est le beau sourcil, et l’une et l’autre étoile qui projetèrent la lumière sur le cours de ma vie
?
Où est le mérite, le savoir et le sens, l’accorte, l’honnête, l’humble, la douce parole ? où sont les beautés réunies en elle, qui pendant longtemps firent de moi à leur volonté
?
Où est l’ombre gentille du bienveillant visage qui donnait la fraîcheur et le repos à mon âme lasse, et sur lequel mes pensers étaient tous écrits ?
Où est celle qui eut ma vie dans sa main ? Combien elle manque au misérable monde, et combien elle manque à mes yeux qui ne seront jamais secs !
-------------------------------------------↑- haut - ↑------------
Sonnet M-32
Il envoie à la terre, au ciel, à la mort, ce bien sans lequel il ne peut vivre.
Quanta invidia io ti porto, avara terra,
ch'abbracci quella cui veder m'è tolto,
et mi contendi l'aria del bel volto,
dove pace trovai d'ogni mia guerra!
Quanta ne porto al ciel, che chiude et serra
et sí cupidamente à in sé raccolto
lo spirto da le belle membra sciolto,
et per altrui sí rado si diserra!
Quanta invidia a quell'anime che 'n sorte
ànno or sua santa et dolce compagnia
la qual io cercai sempre con tal brama !
Quant'a la dispietata et dura Morte,
ch'avendo spento in lei la vita mia,
stassi né suoi begli occhi, et me non chiama !
Combien je te porte envie, avare terre, qui tiens dans tes bras celle dont la vue m’est ravie, et qui me dispute l’aspect du beau visage où je trouvai la paix de toutes mes guerres !
Combien j’en porte au ciel qui enferme, retient, et a si avidement recueilli en lui-même l’esprit délivré des beaux membres, et qui s’ouvre si rarement pour d’autres !
Combien d’envie à ces âmes qui ont maintenant en partage sa sainte et douce compagnie, que je cherchai toujours avec tant de désir !
Combien à l’impitoyable et dure mort, qui ayant éteint en elle ma vie demeure en ses beaux yeux et ne m’appelle pas !
-------------------------------------------↑- haut - ↑------------
Sonnet M-33
Il revoit Vaucluse, que ses yeux reconnaissent ; mais non son cœur.
Valle che de' lamenti miei se' piena,
fiume che spesso del mio pianger cresci,
fere selvestre, vaghi augelli et pesci,
che l'una et l'altra verde riva affrena,
aria de' miei sospir' calda et serena,
dolce sentier che sí amaro rïesci,
colle che mi piacesti, or mi rincresci,
ov'anchor per usanza Amor mi mena:
ben riconosco in voi l'usate forme,
non, lasso, in me, che da sí lieta vita
son fatto albergo d'infinita doglia.
Quinci vedea 'l mio bene; et per queste orme
torno a veder ond'al ciel nuda è gita,
lasciando in terra la sua bella spoglia.
Vallée qui es pleine de mes lamentations, fleuve qui t’accrois souvent de mes pleurs, bêtes des bois, oiseaux vagabonds, et vous, poissons que retient l’une et l’autre rive verdoyante ;
Air échauffé et rafraîchi par mes soupirs, doux sentier qui m’apportes un si amer souvenir, colline qui me plaisait et qui maintenant m’ennuie, et où par habitude, Amour me mène encore ;
Je reconnais bien en vous les formes accoutumées, mais non, hélas ! en moi, qui loin d’une vie si heureuse, suis devenu le réceptacle d’une douleur infinie.
D’ici je voyais mon bien ; et sur ces traces, je reviens voir le lieu d’où elle est allée nue au ciel, laissant à la terre sa belle dépouille.
-------------------------------------------↑- haut - ↑------------
Sonnet M-34
Il s’élève par la pensée jusqu’au ciel. Il la voit, il l’entend, et reste en extase.
Levommi il mio penser in parte ov'era
quella ch'io cerco, et non ritrovo in terra:
ivi, fra lor che 'l terzo cerchio serra,
la rividi piú bella et meno altera.
Per man mi prese, et disse: - In questa spera
sarai anchor meco, se 'l desir non erra:
i' so' colei che ti die' tanta guerra,
et compie' mia giornata inanzi sera.
Mio ben non cape in intelletto humano:
te solo aspetto, et quel che tanto amasti
e là giuso è rimaso, il mio bel velo. -
Deh perché tacque, et allargò la mano ?
Ch'al suon de' detti sí pietosi et casti
poco mancò ch'io non rimasi in cielo.
Ma pensée m’éleva en un lieu où était celle que je cherche et que je ne retrouve pas sur la terre ; là, parmi ceux qu’enferme le troisième cercle, je la revis plus belle et moins altière.
Elle me prit par la main et dit : « — Dans cette sphère, tu seras encore une fois avec moi, si ton désir ne s’égare pas ; je suis celle qui te fit une telle guerre, et j’accomplis ma journée avant
le soir.
Mon bonheur ne peut être compris par une intelligence humaine : c’est toi seul que j’attends, et ce que tu as tant aimé et qui est resté là-bas, c’est-à-dire mon beau voile. — »
Ah ! pourquoi se tût-elle et ouvrit-elle sa main ? Car au son des paroles si compatissantes et si chastes, peu s’en fallut que je ne restasse au ciel.
-------------------------------------------↑- haut - ↑------------
Sonnet M-35
Il apaise sa douleur avec tous les témoins de sa félicité passée.
Amor, che meco al buon tempo ti stavi
fra queste rive, a' pensier' nostri amiche,
et per saldar le ragion' nostre antiche
meco et col fiume ragionando andavi;
fior', frondi, herbe, ombre, antri, onde, aure soavi,
valli chiuse, alti colli et piagge apriche,
porto de l'amorose mie fatiche,
de le fortune mie tante, et sí gravi;
o vaghi habitator' de' verdi boschi,
o nimphe, et voi che 'l fresco herboso fondo
del liquido cristallo alberga et pasce:
i dí miei fur sí chiari, or son sí foschi,
come Morte che 'l fa; cosí nel mondo
sua ventura à ciascun dal dí che nasce.
Amour qui, au bon temps, étais avec moi parmi ces rives propices à nos pensées, et qui, pour solder nos anciens comptes, t’en venais raisonnant avec le fleuve et avec moi ;
Fleurs, feuillages, herbes, ombres, grottes, ondes, brises suaves, vallées closes, hautes collines et plaines ouvertes, port de mes amoureuses fatigues, de mes infortunes si nombreuses et si douloureuses ;
Ô vagabondes habitantes des bois verdoyants, ô nymphes, et vous que le fond herbeux et frais du liquide cristal héberge et nourrit ;
Mes jours qui furent si éclatants, sont maintenant aussi sombres que la mort qui en est cause. Ainsi, dans le monde, chacun a sa destinée marquée du jour où il naît.
-------------------------------------------↑- haut - ↑------------
Sonnet M-36
Si elle n’était pas morte si jeune, il aurait chanté plus dignement ses louanges.
Mentre che 'l cor dagli amorosi vermi
fu consumato, e 'n fiamma amorosa arse,
di vaga fera le vestigia sparse
cercai per poggi solitarii et hermi;
et ebbi ardir cantando di dolermi
d'Amor, di lei che sí dura m'apparse:
ma l'ingegno et le rime erano scarse
in quella etate ai pensier' novi e 'nfermi.
Quel foco è morto, e 'l copre un picciol marmo:
che se col tempo fossi ito avanzando
(come già in altri) infino a la vecchiezza,
di rime armato, ond'oggi mi disarmo,
con stil canuto avrei fatto parlando
romper le pietre, et pianger di dolcezza.
Tant que mon cœur fut consumé par les amoureux désirs, et brûlé par les flammes amoureuses, je cherchai par les monts solitaires et incultes, les vestiges épars d’une cruelle vagabonde.
Et j’eus l’audace, tout en chantant, de me plaindre d’Amour, et d’elle, qui me parut si dure. Mais, à cet âge, le génie et les rimes étaient rebelles aux pensées jeunes et sans forces.
Ce feu est mort, et un petit marbre le recouvre. Que si, comme chez les autres, il eût été croissant avec le temps jusqu’à la vieillesse,
Armé de rimes dont je suis aujourd’hui désarmé, j’aurais fait, en parlant avec mon style chenu, les pierres se rompre et pleurer de douceur.
-------------------------------------------↑- haut - ↑------------
Sonnet M-37
Il la prie pour que, de là-haut, elle lui jette un regard de pitié.
Anima bella da quel nodo sciolta
che piú bel mai non seppe ordir Natura,
pon' dal ciel mente a la mia vita oscura,
da sí lieti pensieri a pianger volta.
La falsa opinïon dal cor s'è tolta,
che mi fece alcun tempo acerba et dura
tua dolce vista: omai tutta secura
volgi a me gli occhi, e i miei sospiri ascolta.
Mira 'l gran sasso, donde Sorga nasce,
et vedra'vi un che sol tra l'erbe et l'acque
di tua memoria et di dolor si pasce.
Ove giace il tuo albergo, et dove nacque
il nostro amor, vo' ch'abbandoni et lasce,
per non veder ne' tuoi quel ch'a te spiacque.
Belle âme, délivrée de ce nœud, le plus beau que sut jamais ourdir la Nature, tourne du haut du ciel ton esprit sur ma vie obscure, jetée de pensers si joyeux dans les pleurs.
Elle est sortie de ton cœur, la fausse opinion qui pendant un temps te fit paraître acerbe et dure pour moi ; rassurée désormais, tourne vers moi les yeux, et écoute mes soupirs.
Regarde le grand rocher d’où naît la Sorgue, et tu y verras quelqu’un qui, seul au milieu des herbes et des eaux, se repaît de ton souvenir et de douleur.
Je veux que tu abandonnes et que tu laisses de côté le lieu où est ta demeure et où naquit notre amour, afin que tu ne voies pas, parmi les tiens, celui qui te déplut.
-------------------------------------------↑- haut - ↑------------
Sonnet M-38
Triste, il la cherche, et ne la trouvant pas, il en conclut qu’elle est montée au ciel.
Quel sol che mi mostrava il camin destro
di gire al ciel con glorïosi passi,
tornando al sommo Sole, in pochi sassi
chiuse 'l mio lume e 'l suo carcer terrestro:
ond'io son fatto un animal silvestro,
che co pie' vaghi, solitarii et lassi
porto 'l cor grave et gli occhi humidi et bassi
al mondo, ch'è per me un deserto alpestro.
Cosí vo ricercando ogni contrada
ov'io la vidi; et sol tu che m'affligi,
Amor, vien meco, et mostrimi ond'io vada.
Lei non trov'io: ma suoi santi vestigi
tutti rivolti a la superna strada
veggio, lunge da' laghi averni et stigi.
Ce soleil qui me montrait le droit chemin pour aller au ciel d’un pas glorieux, retournant vers le soleil suprême, renferma sous quelques pierres et ma lumière et sa prison terrestre.
D’où je suis devenu un animal des bois, et sur mes pieds errants, solitaires et las, j’emporte un cœur douloureux, et des yeux humides et fermés au monde qui est pour moi un désert alpestre.
Ainsi, je vais recherchant chaque contrée où je la vis ; et toi qui m’affliges, ô Amour, tu t’en viens seul avec moi, et tu me montres où il faut que j’aille.
Je ne la trouve pas ; mais je vois ces saints vestiges tournés tous vers la céleste voie, loin des lacs d’Averne et du Styx.
-------------------------------------------↑- haut - ↑------------
Sonnet M-39
Elle était si belle, qu’il se juge indigne de l’avoir vue, à plus forte raison de la louer.
I' pensava assai destro esser su l'ale,
non per lor forza, ma di chi le spiega,
per gir cantando a quel bel nodo eguale
onde Morte m'assolve, Amor mi lega.
Trovaimi a l'opra via piú lento et frale
d'un picciol ramo cui gran fascio piega,
et dissi: - A cader va chi troppo sale,
né si fa ben per huom quel che 'l ciel nega. -
Mai non poria volar penna d'ingegno,
nonché stil grave o lingua, ove Natura
volò, tessendo il mio dolce ritegno.
Seguilla Amor con sí mirabil cura
in adornarlo, ch'i' non era degno
pur de la vista: ma fu mia ventura.
Je pensais être assez léger sur mes ailes, non par leur propre force, mais grâce à celle qui les déploie, pour arriver en chantant à égaler ce beau nœud d’où la Mort m’affranchit,
et dont Amour me lie.
Je me trouvai à l’œuvre bien plus flexible et bien plus frêle qu’un petit rameau ployé sous un grand poids ; et je dis : il court à une chute, celui qui monte trop haut ; et l’homme ne fait rien
de bien si le ciel s’y refuse.
Jamais la plume du génie, et non pas seulement le style sévère ou la parole, ne pourrait voler là où vola la Nature en tissant mon doux lien.
Amour la suivit, et l’embellit avec un soin si admirable que je n’étais pas digne seulement de sa vue ; mais ce fut ma destinée.
-------------------------------------------↑- haut - ↑------------
Sonnet M-40
Il essaye de dépeindre ses beautés, mais il n’ose pas dépeindre ses vertus.
Quella per cui con Sorga ò cangiato Arno,
con franca povertà serve richezze,
volse in amaro sue sante dolceze,
ond'io già vissi, or me ne struggo et scarno.
Da poi piú volte ò riprovato indarno
al secol che verrà l'alte belleze
pinger cantando, a ciò che l'ame et preze:
né col mio stile il suo bel viso incarno.
Le lode mai non d'altra, et proprie sue,
che 'n lei fur come stelle in cielo sparte,
pur ardisco ombreggiare, or una, or due:
ma poi ch'i' giungo a la divina parte
ch'un chiaro et breve sole al mondo fue,
ivi manca l'ardir, l'ingegno et l'arte.
Celle pour qui j’ai échangé l’Arno contre la Sorgue, et de serviles richesses contre une franche pauvreté, a tourné en amertume les saintes douceurs dont j’ai autrefois vécu, et qui maintenant
me consument et me détruisent.
Plusieurs fois depuis, j’ai essayé en vain de dépeindre dans mes chants au siècle qui viendra, ses hautes beautés, afin qu’il les aime et les apprécie ; mais je n’ai pu faire revivre son beau visage
dans mon style.
Cependant je m’enhardis à esquisser tantôt une, tantôt deux des beautés qui, lui appartenant en propre et non à d’autres, furent répandues en elle comme les étoiles au ciel.
Mais quand j’arrive à la partie divine qui fut un court et brillant soleil pour le monde, là viennent à manquer l’audace, le génie et l’art.