Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Pendant la vie de Madame Laure
Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883)

Pendant la vie de Laure - Sonnets 141 à 150


 

(194/366) - Sonnet 141 : En approchant du pays de Laure, il sent la force de son amour pour elle.
(195/366) - Sonnet 142 : Il ne peut guérir de sa blessure amoureuse que par pitié de Laure, ou par la mort.
(196/366) - Sonnet 143 : Depuis le premier jour qu’il la vit, les grâces de Laure n’ont fait que croître ainsi que son amour à lui.
(197/366) - Sonnet 144 : La présence de Laure le transforme, et sa seule ombre le fait pâlir.
(198/366) - Sonnet 145 : Il ne peut redire les effets que font sur lui les yeux et les cheveux de Laure.
(199/366) - Sonnet 146 : Lui ayant dérobé un gant, il fait l’éloge de sa belle main, et se plaint d’avoir à le lui rendre.
(200/366) - Sonnet 147 : Il prétend que non seulement les mains de Laure sont belles, mais que tout chez elle est une merveille.
(201/366) - Sonnet 148 : Il se repent d’avoir rendu ce gant qui était un trésor pour lui.
(202/366) - Sonnet 149 : Brûlé par les flammes amoureuses, il n’en accuse que son mauvais sort.
(203/366) - Sonnet 150 : Il l’aimera même après la mort. Elle ne le croit pas, et c’est ce qui l’attriste.

 

Sonnet 141

En approchant du pays de Laure, il sent la force de son amour pour elle.


L'aura gentil, che rasserena i poggi
destando i fior' per questo ombroso bosco,
al soave suo spirto riconosco,
per cui conven che 'n pena e 'n fama poggi.

Per ritrovar ove 'l cor lasso appoggi,
fuggo dal mi' natio dolce aere tosco;
per far lume al penser torbido et fosco,
cerco 'l mio sole et spero vederlo oggi.

Nel qual provo dolcezze tante et tali
ch'Amor per forza a lui mi riconduce;
poi sí m'abbaglia che 'l fuggir m'è tardo.

I' chiedrei a scampar, non arme, anzi ali;
ma perir mi dà 'l ciel per questa luce,
ché da lunge mi struggo et da presso ardo.


La brise gentille qui rassérène les monts, réveillant les fleurs par ce bois ombreux, je la reconnais à son souffle suave, qui me fait croître en souffrance et en renommée.

Pour retrouver où appuyer mon cœur lassé, je fuis loin de mon doux air natal de Toscane ; pour faire la lumière dans ma pensée troublée et sombre, je cherche mon soleil, et j’espère le voir aujourd’hui.

J’éprouve par lui tant de douceurs, et si grandes, qu’Amour me ramène par force vers lui ; puis, j’en suis tellement ébloui, qu’il me tarde de fuir.

Ce ne sont pas des armes que je voudrais pour me sauver, mais des ailes ; mais le ciel m’a destiné à périr par la vertu de cette lumière qui, de loin, me consume et de près me brûle.


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Sonnet 142

Il ne peut guérir de sa blessure amoureuse que par pitié de Laure, ou par la mort.


Di dí in dí vo cangiando il viso e 'l pelo,
né però smorso i dolce inescati hami,
né sbranco i verdi et invescati rami
de l'arbor che né sol cura né gielo.

Senz'acqua il mare et senza stelle il cielo
fia inanzi ch'io non sempre tema et brami
la sua bell'ombra, et ch'i' non odi et ami
l'alta piaga amorosa, che mal celo.

Non spero del mio affanno aver mai posa,
infin ch'i' mi disosso et snervo et spolpo,
o la nemica mia pietà n'avesse.

Esser pò in prima ogni impossibil cosa,
ch'altri che morte, od ella, sani 'l colpo
ch'Amor co' suoi belli occhi al cor m'impresse.


De jour en jour je vais changeant de poil et de visage ; cependant je ne lâche pas des dents les doux hameçons garnis de leur appât, et je ne cesse de tenir embrassés les verts rameaux englués de l’arbre qui ne craint ni le soleil ni la gelée.

La mer sera sans eau et le ciel sans étoiles, avant que je cesse de craindre et de désirer son bel ombrage, ou de haïr et d’aimer la profonde plaie amoureuse que je cache mal.

Je n’espère pas voir jamais cesser mon tourment jusqu’à ce que je me sépare de mes os, de mes nerfs et que je meure, ou bien que mon ennemie ne m’ait en pitié.

Toute chose impossible peut arriver, plutôt que je sois guéri par d’autres que par la mort, ou par ma Dame, du coup qu’Amour m’a imprimé au cœur avec ses beaux yeux.


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Sonnet 143

Depuis le premier jour qu’il la vit, les grâces de Laure n’ont fait que croître ainsi que son amour à lui.


L'aura serena che fra verdi fronde
mormorando a ferir nel volto viemme,
fammi risovenir quand'Amor diemme
le prime piaghe, sí dolci profonde;

e 'l bel viso veder, ch'altri m'asconde,
che sdegno o gelosia celato tiemme;
et le chiome or avolte in perle e 'n gemme,
allora sciolte, et sovra òr terso bionde:

le quali ella spargea sí dolcemente,
et raccogliea con sí leggiadri modi,
che ripensando ancor trema la mente;

torsele il tempo poi in piú saldi nodi,
et strinse 'l cor d'un laccio sí possente,
che Morte sola fia ch'indi lo snodi.


La brise sereine qui, murmurant à travers les feuilles vertes, vient me frapper au visage, me fait ressouvenir du jour où Amour me fit les premières blessures si douces et si profondes ;

Et revoir le beau visage que le dédain ou la jalousie me tiennent caché ; et les cheveux tantôt roulés avec des perles et des pierreries, tantôt dénoués sur ses épaules, tantôt retombant en tresses blondes.

Et elle les déployait si doucement, puis les rassemblait avec des gestes si gracieux, qu’en y repensant, mon esprit en tremble encore.

Le temps les a tordus en nœuds plus solides et il m’a serré le cœur dans un lac si puissant, que la mort seule pourra l’en délivrer.


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Sonnet 144

La présence de Laure le transforme, et sa seule ombre le fait pâlir.


L'aura celeste che 'n quel verde lauro
spira, ov'Amor ferí nel fianco Apollo,
et a me pose un dolce giogo al collo,
tal che mia libertà tardi restauro,

pò quello in me che nel gran vecchio mauro
Medusa quando in selce transformollo;
né posso dal bel nodo omai dar crollo,
là 've il sol perde, non pur l'ambra, o l'auro:

dico le chiome bionde, e 'l crespo laccio,
che sí soavemente lega et stringe
l'alma che d'umiltate e non d'altr'armo.

L'ombra sua sola fa 'l mio cor un ghiaccio,
et di bianca paura il viso tinge;
ma li occhi ànno vertú di farne un marmo.


La brise céleste qui souffle dans ce vert laurier où Amour blessa Apollon au flanc, et me mit à moi un doux joug au col, de façon que je ne puis plus recouvrer ma liberté,

Peut faire en moi ce que fit Méduse du grand vieillard maure, quand elle le transforma en pierre. Et je ne puis désormais me dégager du beau nœud par lequel non pas seulement l’ambre ou l’or, mais le soleil lui-même sont vaincus.

Je veux parler des blonds cheveux, et du lien crêpelé qui lie et étreint si suavement mon âme, que j’arme d’humilité et non d’autre.

Son ombre seule fait se glacer mon cœur, et mon visage devenir blanc de peur ; mais ses yeux ont le pouvoir d’en faire un marbre.


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Sonnet 145

Il ne peut redire les effets que font sur lui les yeux et les cheveux de Laure.


L'aura soave al sole spiega et vibra
l'auro ch'Amor di sua man fila et tesse
là da' begli occhi, et de le chiome stesse
lega 'l cor lasso, e i lievi spirti cribra.

Non ò medolla in osso, o sangue in fibra,
ch'i' non senta tremar, pur ch'i' m'apresse
dove è chi morte et vita inseme, spesse
volte, in frale bilancia appende et libra,

vedendo ardere i lumi ond'io m'accendo,
et folgorare i nodi ond'io son preso,
or su l'omero dextro et or sul manco.

I' nol posso ridir, ché nol comprendo:
da ta' due luci è l'intellecto offeso,
et di tanta dolcezza oppresso et stanco.


La brise suave déploie et agite l’or qu’Amour a filé et tissé de sa main ; par les beaux yeux et par les tresses mêmes de Laure, il lie mon cœur las, et ébranle mes esprits.

Je n’ai pas de moelle dans les os, ou de sang dans les veines, que je ne sente trembler, pour peu que je m’approche de celle qui souvent place et pèse la mort et la vie dans une même et frêle balance ;

Et quand je vois briller les lumières où je m’allume, et flamboyer les nœuds où je suis pris, tantôt sur son épaule droite, tantôt sur son épaule gauche,

Je ne puis le redire, car je ne le comprends pas : mon intelligence est éblouie par ces deux éclatantes lumières, en même temps qu’elle est oppressée et lasse de tant de douceur.


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Sonnet 146

Lui ayant dérobé un gant, il fait l’éloge de sa belle main, et se plaint d’avoir à le lui rendre.


O bella man, che mi destringi 'l core,
e 'n poco spatio la mia vita chiudi;
man ov'ogni arte et tutti i lor studi
poser Natura e 'l Ciel per farsi honore;

di cinque perle orïental' colore,
et sol ne le mie piaghe acerbi et crudi,
diti schietti soavi, a tempo ignudi
consente or voi, per arricchirme, Amore.

Candido leggiadretto et caro guanto,
che copria netto avorio et fresche rose,
chi vide al mondo mai sí dolci spoglie?

Cosí avess'io del bel velo altrettanto!
O incostantia de l'umane cose!
Pur questo è furto, et vien chi me ne spoglie.


Ô belle main qui me serres le cœur et enfermes ma vie en un si petit espace, main où la Nature et le Ciel ont déployé tout leur art et tous leurs soins, afin de se faire honneur ;

Doigts mignons, suaves, semblables par leur couleur à cinq perles d’Orient, durs et cruels seulement pour mes blessures, Amour permet que vous restiez nus un moment, pour m’enrichir à vos dépens.

Gracieux, candide et précieux gant, qui couvres un ivoire si net et de si fraîches roses, qui vit jamais au monde de si douces dépouilles ?

Que ne puis-je tenir aussi son beau voile ! ô inconstance des choses humaines ; ce n’est qu’un larcin que j’ai fait, et voici qu’on vient me le reprendre,


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Sonnet 147

Il prétend que non seulement les mains de Laure sont belles, mais que tout chez elle est une merveille.


Non pur quell'una bella ignuda mano,
che con grave mio danno si riveste,
ma l'altra et le duo braccia accorte et preste
son a stringere il cor timido et piano.

Lacci Amor mille, et nesun tende invano,
fra quelle vaghe nove forme honeste
ch'adornan sí l'alto habito celeste,
ch'agiunger nol pò stil né 'ngegno humano:

li occhi sereni et le stellanti ciglia,
la bella bocca angelica, di perle
piena et di rose et di dolci parole,

che fanno altrui tremar di meraviglia,
et la fronte, et le chiome, ch'a vederle
di state, a mezzo dí, vincono il sole.


Ce n’est pas seulement cette belle main nue qui s’est revêtue de son gant, à mon grand dommage, mais l’autre, et les deux bras, qui sont adroits et prestes à étreindre mon cœur humble et timide.

Amour tend mille lacs, et pas un n’est tendu en vain, parmi ces formes extraordinairement belles qui parent tellement ce corps céleste, qu’aucun style ni aucun génie humain ne peut arriver à le dire ;

J’entends les yeux sereins et les cils étincelants, la belle bouche angélique, pleine de perles, de roses et de douces paroles,

Qui font trembler d’étonnement ; et le front et les cheveux, si beaux qu’à les voir l’été à midi, ils l’emportent en éclat sur le soleil.


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Sonnet 148

Il se repent d’avoir rendu ce gant qui était un trésor pour lui.


Mia ventura et Amor m'avean sí adorno
d'un bello aurato et serico trapunto,
ch'al sommo del mio ben quasi era aggiunto,
pensando meco: A chi fu quest'intorno?

Né mi riede a la mente mai quel giorno
che mi fe' ricco et povero in un punto,
ch'i' non sia d'ira et di dolor compunto,
pien di vergogna et d'amoroso scorno,

che la mia nobil preda non piú stretta
tenni al bisogno, et non fui piú costante
contra lo sforzo sol d'una angioletta;

o, fugendo, ale non giunsi a le piante,
per far almen di quella man vendetta
che de li occhi mi trahe lagrime tante.


Ma bonne fortune et Amour m’avaient tellement favorisé d’un beau gant tissé d’or et de soie, que j’étais arrivé quasi au comble de la félicité, en pensant en moi-même à quelle main ce gant avait servi.

Et je ne me rappelle jamais ce jour qui me fit riche et pauvre en un même moment, sans me sentir ému de colère et de douleur, sans me sentir plein de vergogne et d’amoureux dépit.

Car ma noble proie ne me resta pas plus qu’il n’était besoin, et ne put pas même résister à la force d’une ange.

Pendant qu’elle s’enfuyait, je ne pus pas mettre des ailes à mes pieds, pour avoir au moins vengeance de cette main qui me tira tant de larmes des yeux.


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Sonnet 149

Brûlé par les flammes amoureuses, il n’en accuse que son mauvais sort.


D'un bel chiaro polito et vivo ghiaccio
move la fiamma che m'incende et strugge,
et sí le vène e 'l cor m'asciuga et sugge
che 'nvisibilmente i' mi disfaccio.

Morte, già per ferire alzato 'l braccio,
come irato ciel tona o leon rugge,
va perseguendo mia vita che fugge;
et io, pien di paura, tremo et taccio.

Ben poria anchor Pietà con Amor mista,
per sostegno di me, doppia colonna
porsi fra l'alma stancha e 'l mortal colpo;

ma io nol credo, né 'l conosco in vista
di quella dolce mia nemica et donna:
né di ciò lei, ma mia ventura incolpo.


C’est d’une belle glace, vive, claire et polie que vient la flamme qui me brûle et me consume, et qui me sèche et me suce de telle façon les veines et le cœur, que je péris insensiblement.

La mort, le bras déjà levé pour frapper, de même que le ciel irrité tonne, ou que le lion rugit, s’acharne à poursuivre ma vie qui s’enfuit ; et moi, plein de peur, je tremble et je me tais.

La pitié, mêlée à l’amour, pourrait bien encore, pour me soutenir, interposer une double colonne entre mon âme lasse et le coup mortel ;

Mais je ne le crois pas, et je ne le vois pas à l’air de celle qui est ma douce ennemie et ma Dame. Et de cela, je ne l’inculpe pas, elle, mais bien ma mauvaise fortune.


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Sonnet 150

Il l’aimera même après la mort. Elle ne le croit pas, et c’est ce qui l’attriste.


Lasso, ch'i' ardo, et altri non me 'l crede;
sí crede ogni uom, se non sola colei
che sovr'ogni altra, et ch'i' sola, vorrei:
ella non par che 'l creda, et sí sel vede.

Infinita bellezza et poca fede,
non vedete voi 'l cor nelli occhi mei ?
Se non fusse mia stella, i' pur devrei
al fonte di pietà trovar mercede.

Quest'arder mio, di che vi cal sí poco,
e i vostri honori, in mie rime diffusi,
ne porian infiammar fors'anchor mille:

ch'i' veggio nel penser, dolce mio foco,
fredda una lingua et duo belli occhi chiusi
rimaner, dopo noi, pien' di faville.


Hélas ! je brûle et elle ne le croit pas. Tout le monde le croit, excepté celle de qui seule je voudrais être cru. Il ne semble pas qu’elle le croie, et cependant elle le voit.

Ô vous qui avez une beauté infinie et peu de foi, ne voyez-vous donc pas mon cœur dans mes yeux ? Si ce n’était ma mauvaise étoile, je devrais pourtant trouver merci à la source même de la pitié.

L’ardeur que je déploie et qui vous touche si peu, les louanges que je vous prodigue dans mes rimes, pourraient encore enflammer mille dames ;

Car je vois par la pensée, ô ma douce flamme, que votre langue devenue froide et vos beaux yeux fermés, resteront après nous pleins d’étincelles.

 


Pétrarque

 

02 petrarque