Homère (8e siècle avant J.C)
Traduction réalisée par Leconte de Lisle au XIXe siècle L'ODYSSÉE - RHAPSODIE XXEt le divin Odysseus se coucha dans le vestibule, et il étendit une peau de bœuf encore saignante, et, pardessus, les nombreuses peaux de brebis que les Akhaiens avaient sacrifiées; et Eurykléia jeta un manteau sur lui, quand il se fut couché. C'est là qu'Odysseus était couché, méditant dans son esprit la mort des prétendants, et plein de vigilance. Et les femmes qui s'étaient depuis longtemps livrées aux prétendants sortirent de la maison, riant entre elles et songeant à la joie. Alors, le cœur d'Odysseus s'agita dans sa poitrine, et il délibérait dans son âme, si, se jetant sur elles, il les tuerait toutes, ou s'il les laisserait pour la dernière fois s'unir aux prétendants insolents. Et son cœur aboyait dans sa poitrine, comme une chienne qui tourne autour de ses petits aboie contre un inconnu et désire le combattre. Ainsi son cœur aboyait dans sa poitrine contre ces outrages ; et, se frappant la poitrine, il réprima son cœur par ces paroles : – Souffre encore, ô mon cœur ! Tu as subi des maux pires le jour où le kyklôps indomptable par sa force mangea mes braves compagnons. Tu le supportas courageusement, jusqu'à ce que ma prudence t'eût retiré de la caverne où tu pensais mourir. Il parla ainsi, apaisant son cher cœur dans sa poitrine, et son cœur s'apaisa et patienta. Mais Odysseus se retournait çà et là. De même qu'un homme tourne et retourne, sur un grand feu ardent, un ventre plein de graisse et de sang, de même il s'agitait d'un côté et de l'autre, songeant comment, seul contre une multitude, il mettrait la main sur les prétendants insolents. Et voici qu'Athènè, étant descendue de l'Ouranos, s'approcha de lui, semblable à une femme, et, se tenant près de sa tête, lui dit ces paroles : – Pourquoi veilles-tu, ô le plus malheureux de tous les hommes ? Cette demeure est la tienne, ta femme est ici, et ton fils aussi, lui que chacun désirerait pour fils. Et le sage Odysseus lui répondit : – Certes, déesse, tu as parlé très sagement, mais je songe dans mon âme comment je mettrai la main sur les prétendants insolents, car je suis seul, et ils se réunissent ici en grand nombre. Et j'ai une autre pensée plus grande dans mon esprit. Serai-je tué par la volonté de Zeus et par la tienne ? Échapperai-je ? Je voudrais le savoir de toi. Et la déesse aux yeux clairs, Athènè, lui répondit : – Insensé ! Tout homme a confiance dans le plus faible de ses compagnons, qui n'est qu'un mortel, et de peu de sagesse. Mais moi, je suis déesse, et je t'ai protégé dans tous tes travaux, et je te le dis hautement : Quand même cinquante armées d'hommes parlant des langues diverses nous entoureraient pour te tuer avec l'épée, tu n'en ravirais pas moins leurs bœufs et leurs grasses brebis. Dors donc. Il est cruel de veiller toute la nuit. Bientôt tu échapperas à tous tes maux. Elle parla ainsi et répandit le sommeil sur ses paupières. Puis, la noble déesse remonta dans l'Olympos, dès que le sommeil eut saisi Odysseus, enveloppant ses membres et apaisant les peines de son cœur. Et sa femme se réveilla ; et elle pleurait, assise sur son lit moelleux. Et, après qu'elle se fut rassasiée de larmes, la noble femme supplia d'abord la vénérable déesse Artémis, fille de Zeus : – Artémis, vénérable déesse, fille de Zeus, plût aux dieux que tu m'arrachasses l'âme, à l'instant même, avec tes flèches, ou que les tempêtes pussent m'emporter par les routes sombres et me jeter dans les courants du rapide Okéanos ! Ainsi, les tempêtes emportèrent autrefois les filles de Pandaros. Les dieux avaient fait mourir leurs parents et elles étaient restées orphelines dans leurs demeures, et la divine Aphroditè les nourrissait de fromage, de miel doux et de vin parfumé. Hèrè les doua, plus que toutes les autres femmes, de beauté et de prudence, et la chaste Artémis d'une haute taille, et Athènè leur enseigna à faire de beaux ouvrages. Alors, la divine Aphroditè monta dans le haut Olympos, afin de demander, pour ces vierges, d'heureuses noces à Zeus qui se réjouit de la foudre et qui connaît les bonnes et les mauvaises destinées des hommes mortels. Et, pendant ce temps, les Harpyes enlevèrent ces vierges et les donnèrent aux odieuses Érinnyes pour les servir. Que les Olympiens me perdent ainsi ! Qu'Artémis aux beaux cheveux me frappe, afin que je revoie au moins Odysseus sous la terre odieuse, plutôt que réjouir l'âme d'un homme indigne ! On peut supporter son mal, quand, après avoir pleuré tout le jour, le cœur gémissant, on dort la nuit ; car le sommeil, ayant fermé leurs paupières, fait oublier à tous les hommes les biens et les maux. Mais l'insomnie cruelle m'a envoyé un daimôn qui a couché cette nuit auprès de moi, semblable à ce qu'était Odysseus quand il partit pour l'armée. Et mon cœur était consolé, pensant que ce n'était point un songe, mais la vérité. Elle parla ainsi, et, aussitôt, Éôs au thrône d'or apparut. Et le divin Odysseus entendit la voix de Pènélopéia qui pleurait. Et il pensa et il lui vint à l'esprit que, placée au-dessus de sa tête, elle l'avait reconnu. C'est pourquoi, ramassant le manteau et les toisons sur lesquelles il était couché, il les plaça sur le thrône dans la salle ; et, jetant dehors la peau de bœuf, il leva les mains et supplia Zeus : – Père Zeus ! si, par la volonté des dieux, tu m'as ramené dans ma patrie, à travers la terre et la mer, et après m'avoir accablé de tant de maux, fais qu'un de ceux qui s'éveillent dans cette demeure dise une parole heureuse, et, qu'au dehors, un de tes signes m'apparaisse. Il parla ainsi en priant, et le très sage Zeus l'entendit, et, aussitôt, il tonna du haut de l'Olympos éclatant et par-dessus les nuées, et le divin Odysseus s'en réjouit. Et, aussitôt, une femme occupée à moudre éleva la voix dans la maison. Car il y avait non loin de là douze meules du prince des peuples, et autant de servantes les tournaient, préparant l'huile et la farine, moelle des hommes. Et elles s'étaient endormies, après avoir moulu le grain, et l'une d'elles n'avait pas fini, et c'était la plus faible de toutes. Elle arrêta sa meule et dit une parole heureuse pour le roi : – Père Zeus, qui commandes aux dieux et aux hommes, certes, tu as tonné fortement du haut de l'Ouranos étoilé où il n'y a pas un nuage. C'est un de tes signes à quelqu'un. Accomplis donc mon souhait, à moi, malheureuse : Que les prétendants, en ce jour et pour la dernière fois, prennent le repas désirable dans la demeure d'Odysseus ! Ils ont rompu mes genoux sous ce dur travail de moudre leur farine ; qu'ils prennent aujourd'hui leur dernier repas ! Elle parla ainsi, et le divin Odysseus se réjouit de cette parole heureuse et du tonnerre de Zeus, et il se dit qu'il allait punir les coupables. Et les autres servantes se rassemblaient dans les belles demeures d'Odysseus, et elles allumèrent un grand feu dans le foyer. Et le divin Tèlémakhos se leva de son lit et se couvrit de ses vêtements. Il suspendit une épée à ses épaules et il attacha de belles sandales à ses pieds brillants ; puis, il saisit une forte lance à pointe d'airain, et, s'arrêtant, comme il passait le seuil, il dit à Eurykléia : – Chère nourrice, comment avez-vous honoré l'étranger dans la demeure ? Lui avez-vous donné un lit et de la nourriture, ou gît-il négligé ? Car ma mère est souvent ainsi, bien que prudente ; elle honore inconsidérément le moindre des hommes et renvoie le plus méritant sans honneurs. Et la prudente Eurykléia lui répondit : – N'accuse point ta mère innocente, mon enfant. L'étranger s'est assis et il a bu du vin autant qu'il l'a voulu ; mais il a refusé de manger davantage quand ta mère l'invitait elle-même. Elle a ordonné aux servantes de préparer son lit ; mais lui, comme un homme plein de soucis et malheureux, a refusé de dormir dans un lit, sous des couvertures ; et il s'est couché, dans le vestibule, sur une peau de bœuf encore saignante et sur des peaux de brebis ; et nous avons jeté un manteau par-dessus. Elle parla ainsi, et Tèlémakhos sortit de la demeure, tenant sa lance à la main. Et deux chiens rapides le suivaient. Et il se hâta vers l'agora des Akhaiens aux belles knèmides. Et Eurykléia, fille d'Ops Peisènoride, la plus noble des femmes, dit aux servantes : – Allons ! hâtez-vous ! Balayez la salle, arrosez-la, jetez des tapis pourprés sur les beaux thrônes, épongez les tables, purifiez les kratères et les coupes rondes ; et qu'une partie d'entre vous aille puiser de l'eau à la fontaine et revienne aussitôt. Les prétendants ne tarderont pas à arriver, et ils viendront dès le matin, car c'est une fête pour tous. Elle parla ainsi, et les servantes, l'ayant entendue, lui obéirent. Et les unes allèrent à la fontaine aux eaux noires, et les autres travaillaient avec ardeur dans la maison. Puis, les prétendants insolents entrèrent ; et ils se mirent à fendre du bois. Et les servantes revinrent de la fontaine, et, après elles, le porcher qui amenait trois de ses meilleurs porcs. Et il les laissa manger dans l'enceinte des haies. Puis il adressa à Odysseus ces douces paroles : – Étranger, les Akhaiens te traitent-ils mieux, ou t'outragent-ils comme auparavant ? Et le prudent Odysseus lui répondit : – Puissent les dieux, Eumaios, châtier leur insolence, car ils commettent des actions outrageantes et honteuses dans une demeure étrangère, et ils n'ont plus la moindre pudeur. Et, comme ils se parlaient ainsi, le chevrier Mélanthios s'approcha d'eux, conduisant, pour le repas des prétendants, les meilleures chèvres de tous ses troupeaux, et deux bergers le suivaient. Et il attacha les chèvres sous le portique sonore, et il dit à Odysseus, en l'injuriant de nouveau : – Étranger, es-tu encore ici à importuner les hommes en leur demandant avec insistance ? Ne passeras-tu point les portes ? Je ne pense pas que nous nous séparions avant que tu aies éprouvé nos mains, car tu demandes à satiété, et il y a d'autres repas parmi les Akhaiens. Il parla ainsi, et le prudent Odysseus ne répondit rien, et il resta muet, mais secouant la tête et méditant sa vengeance. Puis, arriva Philoitios, chef des bergers, conduisant aux prétendants une génisse stérile et des chèvres grasses. Des bateliers, de ceux qui faisaient passer les hommes, l'avaient amené. Il attacha les animaux sous le portique sonore, et, s'approchant du porcher, il lui dit : – Porcher, quel est cet étranger nouvellement venu dans notre demeure ? D'où est-il ? Quelle est sa race et quelle est sa patrie ? Le malheureux ! certes, il est semblable à un roi : mais les dieux accablent les hommes qui errent sans cesse, et ils destinent les rois eux-mêmes au malheur. Il parla ainsi, et, tendant la main droite à Odysseus, il lui dit ces paroles ailées : – Salut, père étranger ! Que la richesse t'arrive bientôt, car maintenant, tu es accablé de maux ! Père Zeus, aucun des dieux n'est plus cruel que toi, car tu n'as point pitié des hommes que tu as engendrés toi-même pour être accablés de misères et d'amères douleurs ! La sueur me coule, et mes yeux se remplissent de larmes en voyant cet étranger, car je me souviens d'Odysseus, et je pense qu'il erre peut-être parmi les hommes, couvert de semblables haillons, s'il vit encore et s'il voit la lumière de Hèlios. Mais, s'il est mort et s'il est dans les demeures d'Aidès, je gémirai toujours au souvenir de l'irréprochable Odysseus qui m'envoya, tout jeune, garder ses bœufs chez le peuple des Képhalléniens. Et maintenant ils sont innombrables, et aucun autre ne possède une telle race de bœufs aux larges fronts. Et les prétendants m'ordonnent de les leur amener pour qu'ils les mangent ; et ils ne s'inquiètent point du fils d'Odysseus dans cette demeure, et ils ne respectent ni ne craignent les dieux, et ils désirent avec ardeur partager les biens d'un roi absent depuis longtemps. Cependant, mon cœur hésite dans ma chère poitrine. Ce serait une mauvaise action, Tèlémakhos étant vivant, de m'en aller chez un autre peuple, auprès d'hommes étrangers, avec mes bœufs ; et, d'autre part, il est dur de rester ici, gardant mes bœufs pour des étrangers et subissant mille maux. Déjà, depuis longtemps, je me serais enfui vers quelque roi éloigné, car, ici, rien n'est tolérable ; mais je pense que ce malheureux reviendra peut-être et dispersera les prétendants dans ses demeures. Et le prudent Odysseus lui répondit : – Bouvier, tu ne ressembles ni à un méchant homme, ni à un insensé, et je reconnais que ton esprit est plein de prudence. C'est pourquoi je te le jure par un grand serment : que Zeus, le premier des dieux, le sache ! Et cette table hospitalière, et cette demeure du brave Odysseus où je suis venu ! Toi présent, Odysseus reviendra ici, et tu le verras de tes yeux, si tu le veux, tuer les prétendants qui oppriment ici. – Étranger, puisse le Kroniôn accomplir tes paroles ! Tu sauras alors à qui appartiendront ma force et mes mains. Et Eumaios suppliait en même temps tous les dieux de ramener le très sage Odysseus dans ses demeures. Et tandis qu'ils se parlaient ainsi, les prétendants préparaient le meurtre et la mort de Tèlémakhos. Mais, en ce moment, un aigle vola à leur gauche, tenant une colombe tremblante. Alors Amphinomos leur dit : – Ô amis, notre dessein de tuer Tèlémakhos ne s'accomplira pas. Ne songeons plus qu'au repas. Ainsi parla Amphinomos, et sa parole leur plut. Puis, entrant dans la demeure du divin Odysseus, ils déposèrent leurs manteaux sur les sièges et sur les thrônes, ils sacrifièrent les grandes brebis, les chèvres grasses, les porcs et la génisse indomptée. Et ils distribuèrent les entrailles rôties. Puis ils mêlèrent le vin dans les kratères ; et le porcher distribuait les coupes, et Philoitios, le chef des bouviers, distribuait le pain dans de belles corbeilles, et Mélanthios versait le vin. Et ils étendirent les mains vers les mets placés devant eux. Mais Tèlémakhos vit asseoir Odysseus, qui méditait des ruses, auprès du seuil de pierre, dans la salle, sur un siège grossier, et il plaça devant lui, sur une petite table, une part des entrailles. Puis, il versa du vin dans une coupe d'or, et il lui dit : – Assieds-toi là, parmi les hommes, et bois du vin. J'écarterai moi-même, loin de toi, les outrages de tous les prétendants, car cette demeure n'est pas publique ; c'est la maison d'Odysseus, et il l'a construite pour moi. Et vous, prétendants, retenez vos injures et vos mains, de peur que la discorde se manifeste ici. Il parla ainsi, et tous, mordant leurs lèvres, admiraient Tèlémakhos et comme il avait parlé avec audace. Et Antinoos, fils d'Eupeithès, leur dit : – Nous avons entendu, Akhaiens, les paroles sévères de Tèlémakhos, car il nous a rudement menacés. Certes, le Kroniôn Zeus ne l'a point permis ; mais, sans cela, nous l'aurions déjà fait taire dans cette demeure, bien qu'il soit un habile agorète. Ainsi parla Antinoos, et Tèlémakhos ne s'en inquiéta point. Et les hérauts conduisirent à travers la ville l'hécatombe sacrée, et les Akhaiens chevelus se réunirent dans le bois épais de l'archer Apollôn. Et, après avoir rôti les chairs supérieures, les prétendants distribuèrent les parts et prirent leur repas illustre ; et, comme l'avait ordonné Tèlémakhos, le cher fils du divin Odysseus, les serviteurs apportèrent à celui-ci une part égale à celles de tous les autres convives ; mais Athènè ne voulut pas que les prétendants cessassent leurs outrages, afin qu'une plus grande colère entrât dans le cœur du Laertiade Odysseus. Et il y avait parmi les prétendants un homme très inique. Il se nommait Ktèsippos, et il avait sa demeure dans Samè. Confiant dans les richesses de son père, il recherchait la femme d'Odysseus absent depuis longtemps. Et il dit aux prétendants insolents : – Écoutez-moi, illustres prétendants. Déjà cet étranger a reçu une part égale à la nôtre, comme il convient, car il ne serait ni bon, ni juste de priver les hôtes de Tèlémakhos, quels que soient, ceux qui entrent dans sa demeure. Mais moi aussi, je lui ferai un présent hospitalier, afin que lui-même donne un salaire aux baigneurs ou aux autres serviteurs qui sont dans la maison du divin Odysseus. Ayant ainsi parlé, il saisit dans une corbeille un pied de bœuf qu'il lança d'une main vigoureuse ; mais Odysseus l'évita en baissant la tête, et il sourit sardoniquement dans son âme ; et le pied de bœuf frappa le mur bien construit. Alors Tèlémakhos réprimanda ainsi Ktèsippos : – Ktèsippos, certes, il vaut beaucoup mieux pour toi que tu n'aies point frappé mon hôte, et qu'il ait lui-même évité ton trait, car, certes, je t'eusse frappé de ma lance aiguë au milieu du corps, et, au lieu de tes noces, ton père eût fait ton sépulcre. C'est pourquoi qu'aucun de vous ne montre son insolence dans ma demeure, car je comprends et je sais quelles sont les bonnes et les mauvaises actions, et je ne suis plus un enfant. J'ai longtemps souffert et regardé ces violences, tandis que mes brebis étaient égorgées, et que mon vin était épuisé, et que mon pain était mangé car il est difficile à un seul de s'opposer à plusieurs mais ne m'outragez pas davantage. Si vous avez le désir de me tuer avec l'airain, je le veux bien, et il vaut mieux que je meure que de voir vos honteuses actions, mes hôtes chassés et mes servantes indignement violées dans mes belles demeures. Il parla ainsi, et tous restèrent muets. Et le Damastoride Agélaos dit enfin : – Ô amis, à cette parole juste, il ne faut point répondre injurieusement, ni frapper cet étranger, ou quelqu'un des serviteurs qui sont dans les demeures du divin Odysseus ; mais je parlerai doucement à Tèlémakhos et à sa mère ; puissé-je plaire au cœur de tous deux. Aussi longtemps que votre âme dans vos poitrines a espéré le retour du très sage Odysseus en sa demeure, nous n'avons eu aucune colère de ce que vous reteniez, les faisant attendre, les prétendants dans vos demeures. Puisque Odysseus devait revenir, cela valait mieux en effet. Maintenant il est manifeste qu'il ne reviendra plus. Va donc à ta mère et dis-lui qu'elle épouse le plus illustre d'entre nous, et celui qui lui fera le plus de présents. Tu jouiras alors des biens paternels, mangeant et buvant ; et ta mère entrera dans la maison d'un autre. Et le prudent Tèlémakhos lui répondit : – Agélaos, non, par Zeus et par les douleurs de mon pere qui est mort ou qui erre loin d'Ithakè, non, je ne m'oppose point aux noces de ma mère, et je l'engage à épouser celui qu'elle choisira et qui lui fera le plus de présents ; mais je crains de la chasser de cette demeure par des paroles rigoureuses, de peur qu'un dieu n'accomplisse pas ceci. Ainsi parla Tèlémakhos, et Pallas Athènè excita un rire immense parmi les prétendants, et elle troubla leur esprit, et ils riaient avec des mâchoires contraintes, et ils mangeaient les chairs crues, et leurs yeux se remplissaient de larmes, et leur âme pressentait le malheur. Alors, le divin Théoklyménos leur dit : – Ah ! malheureux ! quel malheur allez-vous subir ! Vos têtes, vos visages, vos genoux sont enveloppés par la nuit ; vous sanglotez, vos joues sont couvertes de larmes ; ces colonnes et ces murailles sont souillées de sang ; le portique et la cour sont pleins d'ombres qui se hâtent vers les ténèbres de l'Érébos ; Hèlios périt dans l'Ouranos, et le brouillard fatal s'avance ! Il parla ainsi, et tous se mirent à rire de lui ; et Eurymakhos, fils de Polybos, dit le premier : – Tu es insensé, étranger récemment arrivé ! Chassez-le aussitôt de cette demeure, et qu'il aille à l'agora, puisqu'il prend le jour pour la nuit. Et le divin Théoklyménos lui répondit : – Eurymakhos, n'ordonne point de me chasser d'ici. Il me suffit de mes yeux, de mes oreilles, de mes pieds et de l'esprit équitable qui est dans ma poitrine. Je sortirai d'ici, car je devine le malheur qui est suspendu sur vous ; et nul d'entre vous n'y échappera, ô prétendants, hommes injurieux qui commettez des actions iniques dans la demeure du divin Odysseus ! Ayant ainsi parlé, il sortit des riches demeures et retourna chez Peiraios qui l'avait accueilli avec bienveillance. Et les prétendants, se regardant les uns les autres, irritaient Tèlémakhos en raillant ses hôtes. Et l'un de ces jeunes hommes insolents dit : – Tèlémakhos, aucun donneur d'hospitalité n'est plus à plaindre que toi. Tu as encore, il est vrai, ce vagabond affamé, privé de pain et de vin, sans courage et qui ne sait rien faire, inutile fardeau de la terre, mais l'autre est allé prophétiser ailleurs. Écoute-moi ; ceci est pour le mieux ; jetons tes deux hôtes sur une nef et envoyons-les aux Sikèles. Chacun vaudra un bon prix. Ainsi parlaient les prétendants, et Tèlémakhos ne s'inquiéta point de leurs paroles ; mais il regardait son père, en silence, attendant toujours qu'il mît la main sur les prétendants insolents. Et la fille d'Ikarios, la sage Pènélopéia, accoudée sur son beau thrône, écoutait les paroles de chacun d'eux dans les demeures. Et ils riaient joyeusement en continuant leur repas, car ils avaient déjà beaucoup mangé. Mais, bientôt, jamais fête ne devait leur être plus funeste que celle que leur préparaient une déesse et un homme brave, car, les premiers, ils avaient commis de honteuses actions. |
Homère - L'Odyssée
L'OdysséeOeuvres de Homère
|