I
Qu’elle était belle, ma Frégate,
Lorsqu’elle voguait dans le vent !
Elle avait, au soleil levant,
Toutes les couleurs de l’agate ;
Ses voiles luisaient le matin
Comme des ballons de satin ;
Sa quille mince, longue et plate,
Portait deux bandes d’écarlate
Sur vingt-quatre canons cachés ;
Ses mâts, en arrière penchés,
Paraissaient à demi couchés.
Dix fois plus vive qu’un pirate,
En cent jours du Havre à Surate
Elle nous emporta souvent.
— Qu’elle était belle, ma Frégate,
Lorsqu’elle voguait dans le vent !
II
Brest vante son beau port et cette rade insigne
Où peuvent manœuvrer trois cents vaisseaux de ligne ;
Boulogne, sa cité haute et double, et Calais,
Sa citadelle assise en mer comme un palais ;
Dieppe a son vieux château soutenu par la dune,
Ses baigneuses cherchant la vague au clair de lune,
Et ses deux monts en vain par la mer insultés ;
Cherbourg a ses fanaux de bien loin consultés,
Et gronde en menaçant Guernsey la sentinelle
Debout près de Jersey, presque en France ainsi qu’elle.
Lorient, dans sa rade au mouillage inégal,
Reçoit la poudre d’or des noirs du Sénégal ;
Saint-Malo dans son port tranquillement regarde
Mille rochers debout qui lui servent de garde ;
Le Havre a pour parure ensemble et pour appui
Notre-Dame-de-Grâce et Honfleur devant lui ;
Bordeaux, de ses longs quais parés de maisons neuves,
Porte jusqu’à la mer ses vins sur deux grands fleuves ;
Toute ville à Marseille aurait droit d’envier
Sa ceinture de fruits, d’orange et d’olivier ;
D’or et de fer Bayonne en tout temps fut prodigue ;
Du grand Cardinal-Duc La Rochelle a la digue ;
Tous nos ports ont leur gloire ou leur luxe à nommer :
Mais Toulon a lancé La Sérieuse en mer.
LA TRAVERSÉE
III
Quand la belle Sérieuse
Pour l’Egypte appareilla,
Sa figure gracieuse
Avant le jour s’éveilla ;
A la lueur des étoiles
Elle déploya ses voiles,
Leurs cordages et leurs toiles,
Comme de larges réseaux,
Avec ce long bruit qui tremble,
Qui se prolonge et ressemble
Aux bruits des ailes qu’ensemble
Ouvre une troupe d’oiseaux.
IV
Dès que l’ancre dégagée
Revient par son câble à bord,
La proue alors est changée,
Selon l’aiguille et le Nord.
La Sérieuse l’observe,
Elle passe la réserve,
Et puis marche de conserve
Avec le grand Orient :
Sa voilure toute blanche
Comme un sein gonflé se penche ;
Chaque mât, comme une branche,
Touche la vague en pliant.
V
Avec sa démarche leste,
Elle glisse et prend le vent,
Laisse à l’arrière L’Alceste
Et marche seule à l’avant.
Par son pavillon conduite,
L’escadre n’est à sa suite
Que lorsque, arrêtant sa fuite,
Elle veut l’attendre enfin :
Mais, de bons marins pourvue,
Aussitôt qu’elle est en vue,
Par sa manœuvre imprévue,
Elle part comme un dauphin.
VI
Comme un dauphin elle saute,
Elle plonge comme lui
Dans la mer profonde et haute,
Où le feu Saint-Elme a lui.
Le feu serpente avec grâce ;
Du gouvernail qu’il embrasse
Il marque longtemps la trace,
Et l’on dirait un éclair
Qui, n’ayant pu nous atteindre,
Dans les vagues va s’éteindre,
Mais ne cesse de les teindre
Du prisme enflammé de l’air.
VII
Ainsi qu’une forêt sombre
La flotte venait après,
Et de loin s’étendait l’ombre
De ses immenses agrès.
En voyant Le Spartiate,
Le Franklin et sa frégate,
Le bleu, le blanc, l’écarlate
De cent mâts nationaux,
L’armée, en convoi, remise
Comme en garde à L’Artémise,
Nous nous dîmes: « C’est Venise
Qui s’avance sur les eaux. »
VIII
Quel plaisir d’aller si vite
Et de voir son pavillon,
Loin des terres qu’il évite,
Tracer un noble sillon !
Au large on voit mieux le monde,
Et sa tête énorme et ronde
Qui se balance et qui gronde
Comme éprouvant un affront,
Parce que l’homme se joue
De sa force, et que la proue,
Ainsi qu’une lourde roue,
Fend sa route sur son front.
IX
Quel plaisir ! et quel spectacle
Que l’élément triste et froid
Ouvert ainsi sans obstacle
Par un bois de chêne étroit !
Sur la plaine humide et sombre,
La nuit, reluisaient dans l’ombre
Des insectes en grand nombre,
De merveilleux vermisseaux,
Troupe brillante et frivole,
Comme un feu follet qui vole,
Ornant chaque banderole
Et chaque mât des vaisseaux.
X
Et surtout La Sérieuse
Etait belle nuit et jour;
La mer, douce et curieuse,
La portait avec amour,
Comme un vieux lion abaisse
Sa longue crinière épaisse,
Et, sans l’agiter, y laisse
Se jouer le lionceau ;
Comme sur sa tête agile
Une femme tient l’argile,
Ou le jonc souple et fragile
D’un mystérieux berceau.
XI
Moi, de sa poupe hautaine
Je ne m’absentais jamais,
Car, étant son capitaine,
Comme un enfant je l’aimais ;
J’aurais moins aimé peut-être
L’enfant que j’aurais vu naître.
De son cœur on n’est pas maître.
Moi, je suis un vrai marin;
Ma naissance est un mystère ;
Sans famille, et solitaire,
Je ne connais pas la terre,
Et la vois avec chagrin.
XII
Mon banc de quart est mon trône,
J’y règne plus que les Rois ;
Sainte Barbe est ma patronne ;
Mon sceptre est mon porte-voix ;
Ma couronne est ma cocarde ;
Mes officiers sont ma garde ;
A tous les vents je hasarde
Mon peuple de matelots,
Sans que personne demande
A quel bord je veux qu’il tende,
Et pourquoi je lui commande
D’être plus fort que les flots.
XIII
Voilà toute la famille
Qu’en mon temps il me fallait ;
Ma Frégate était ma fille.
Va, lui disais-je. — Elle allait,
S’élançait dans la carrière,
Laissant l’écueil en arrière,
Comme un cheval sa barrière ;
Et l’on m’a dit qu’une fois
(Quand je pris terre en Sicile)
Sa marche fut moins facile,
Elle parut indocile
Aux ordres d’une autre voix.
XIV
On l’aurait crue animée !
Toute l’Egypte la prit,
Si blanche et si bien formée,
Pour un gracieux Esprit
Des Français compatriote,
Lorsqu’en avant de la flotte,
Dont elle était le pilote,
Doublant une vieille Tour,
Elle entra, sans avarie,
Aux cris : Vive la patrie !
Dans le port d’Alexandrie,
Qu’on appelle Abou-Mandour.
LE REPOS
XV
Une fois, par malheur, si vous avez pris terre,
Peut-être qu’un de vous, sur un lac solitaire,
Aura vu, comme moi, quelque cygne endormi,
Qui se laissait au vent balancer à demi.
Sa tête nonchalante, en arrière appuyée,
Se cache dans la plume au soleil essuyée :
Son poitrail est lavé par le flot transparent,
Comme un écueil où l’eau se joue en expirant ;
Le duvet qu’en passant l’air dérobe à sa plume
Autour de lui s’envole et se mêle à l’écume ;
Une aile est son coussin, l’autre est son éventail ;
Il dort, et de son pied le large gouvernail
Trouble encore, en ramant, l’eau tournoyante et douce,
Tandis que sur ses flancs se forme un lit de mousse,
De feuilles et de joncs, et d’herbages errants
Qu’apportent près de lui d’invisibles courants.
LE COMBAT
XVI
Ainsi près d’Aboukir reposait ma Frégate ;
A l’ancre dans la rade, en avant des vaisseaux,
On voyait de bien loin son corset d’écarlate
Se mirer dans les eaux.
Ses canots l’entouraient, à leur place assignée.
Pas une voile ouverte, on était sans dangers.
Ses cordages semblaient des filets d’araignée,
Tant ils étaient légers.
Nous étions tous marins. Plus de soldats timides
Qui chancellent à bord ainsi que des enfants ;
Ils marchaient sur leur sol, prenant des Pyramides,
Montant des éléphants.
Il faisait beau. — La mer, de sable environnée,
Brillait comme un bassin d’argent entouré d’or ;
Un vaste soleil rouge annonça la journée
Du quinze Thermidor.
La Sérieuse alors s’ébranla sur sa quille :
Quand venait un combat, c’était toujours ainsi ;
Je le reconnus bien, et je lui dis : Ma fille,
Je te comprends, merci.
J’avais une lunette exercée aux étoiles ;
Je la pris, et la tins ferme sur l’horizon.
— Une, deux, trois — je vis treize et quatorze voiles :
Enfin, c’était Nelson.
Il courait contre nous en avant de la brise ;
LA Sérieuse à l’ancre, immobile s’offrant,
Reçut le rude abord sans en être surprise,
Comme un roc un torrent.
Tous passèrent près d’elle en lâchant leur bordée ;
Fière, elle répondit aussi quatorze fois,
Et par tous les vaisseaux elle fut débordée,
Mais il en resta trois.
Trois vaisseaux de haut bord — combattre une frégate !
Est-ce l’art d’un marin ? le trait d’un amiral ?
Un écumeur de mer, un forban, un pirate,
N’eût pas agi si mal !
N’importe ! elle bondit, dans son repos troublée,
Elle tourna trois fois jetant vingt-quatre éclairs,
Et rendit tous les coups dont elle était criblée,
Feux pour feux, fers pour fers.
Ses boulets enchaînés fauchaient des mâts énormes,
Faisaient voler le sang, la poudre et le goudron,
S’enfonçaient dans le bois, comme au cœur des grands ormes
Le coin du bûcheron.
Un brouillard de fumée où la flamme étincelle
L’entourait ; mais le corps brûlé, noir, écharpé,
Elle tournait, roulait, et se tordait sous elle,
Comme un serpent coupé.
Le soleil s’éclipsa dans l’air plein de bitume.
Ce jour entier passa dans le feu, dans le bruit ;
Et lorsque la nuit vint sous cette ardente brume
On ne vit pas la nuit.
Nous étions enfermé comme dans un orage :
Des deux flottes au loin le canon s’y mêlait ;
On tirait en aveugle à travers le nuage :
Toute la mer brûlait.
Mais, quand le jour revint, chacun connut son œuvre.
Les trois vaisseaux flottaient démâtés, et si las
Qu’ils n’avaient plus de force assez pour la manœuvre ;
Mais ma Frégate, hélas !
Elle ne voulait plus obéir à son maître ;
Mutilée, impuissante, elle allait au hasard ;
Sans gouvernail, sans mât, on n’eût pu reconnaître
La merveille de l’art !
Engloutie à demi, son large pont à peine,
S’affaissant par degrés, se montrait sur les flots ;
Et là ne restaient plus, avec moi capitaine,
Que douze matelots.
Je les fis mettre en mer à bord d’une chaloupe,
Hors de notre eau tournante et de son tourbillon ;
Et je revins tout seul me coucher sur la poupe
Au pied du pavillon.
J’aperçus des Anglais les figures livides,
Faisant pour s’approcher un inutile effort
Sur leurs vaisseaux flottants comme des tonneaux vides,
Vaincus par notre mort.
La Sérieuse alors semblait à l’agonie :
L’eau dans ses cavités bouillonnait sourdement ;
Elle, comme voyant sa carrière finie,
Gémit profondément.
Je me sentis pleurer, et ce fut un prodige,
Un mouvement honteux ; mais bientôt l’étouffant :
Nous nous sommes conduits comme il fallait, lui dis-je ;
Adieu donc, mon enfant.
Elle plongea d’abord sa poupe et puis sa proue ;
Mon pavillon noyé se montrait en dessous ;
Puis elle s’enfonça tournant comme une roue,
Et la mer vint sur nous.
XVII
Hélas ! deux mousses d’Angleterre
Me sauvèrent alors, dit-on,
Et me voici sur un ponton ; —
J’aimerais presque autant la terre !
Cependant je respire ici
L’odeur de la vague et des brises.
Vous êtes marins, Dieu merci !
Nous causons de combats, de prises,
Nous fumons, et nous prenons l’air
Qui vient aux sabords de la mer.
Votre voix m’anime et me flatte,
Aussi je vous dirai souvent :
— Qu’elle était belle, ma Frégate,
Lorsqu’elle voguait dans le vent !
À Dieppe, 1828