À M. P. G. de B***
Quand la voix du passé résonnait dans son âme,
Les regards d'Ossian étincelaient de flamme,
Le vol de sa pensée agitait ses cheveux,
Sa harpe frémissait dans ses genoux nerveux,
Ht ses accents, pareils au murmure des ondes,
Coulaient à flots pressés de ses lèvres fécondes,
Comme un torrent d'hiver qu'on ne peut contenir;
Le vieillard n'était plus que voix et souvenir.
O puissance de l'âme ! ô jeunesse éternelle
Qu'une douce mémoire en nos seins renouvelle !
Sur ma lyre, Ossian, je ne vois pas encor
Flotter mes cheveux blancs parmi ses cordes d'or,
Mon coeur est
tiède encor des feux de ma jeunesse,
Je n'ai pas tes longs jours, j'ai déjà ta tristesse;
Je parcours comme toi le champ de mes regrets !
Adorant comme toi les monts et les forêts,
J'aime à m'asseoir,
aux bords des torrents de l'automne,
Sur le rocher battu par le flot monotone,
A suivre dans les airs la nue et l'aquilon,
A leur prêter des traits, un corps, une âme, un nom,
Et, d'êtres adorés m'en
formant les images,
A dire aussi : « Mon âme est avec les nuages ! »
Mais je ne chante plus; les hommes de nos jours
A ta harpe elle-même, hélas ! resteraient sourds :
Trop pleins d'un avenir tout
brillant de chimères,
Leurs yeux vers le passé ne se détournent guères.
Et si ma harpe encor, pour tromper mes ennuis,
Soupire pour moi seul dans l'ombre de mes nuits,
Ces chants dont ta douleur faisait
son bien suprême
De leur écho plaintif m'importunent moi-même,
Et mon coeur redescend de cet oubli trop court,
Comme un poids soulevé qui retombe plus lourd.
Quel attrait cependant à ma lyre rebelle
Du fond de ma langueur aujourd'hui me rappelle ?
D'où vient qu'à mon insu, mariés à ma voix,
Les mots harmonieux s'enchaînent sous mes doigts,
Et
qu'en mètres brillants ma verve cadencée
Comme un courant limpide emporte ma pensée ?
Ah ! c'est qu'une voix chère a retenti dans moi;
C'est que le souvenir qui me rappelle à toi,
Écartant
loin de lui les ombres des années,
Et déployant soudain ses ailes enchaînées
Au-dessus des douleurs, des dégoûts, fruits du temps,
Franchit d'un vol léger les jours, les mois, les ans,
Et m'emporte avec toi dans ce séjour champêtre,
Dans ces temps écoulés que ton nom fait renaître,
Jeune, heureux, le coeur plein d'ignorance et d'espoir,
Brillant comme un matin qui n'aurait point
de soir,
Tel que notre amitié nous vit à son aurore,
Et qu'à sa douce voix je crois nous voir encore :
A son prisme divin le présent effacé
Se colore des feux dont brillait le passé.
O champs de Bienassis, maison, jardin, prairies,
Treilles qui fléchissaient sous leurs grappes mûries,
Ormes qui sur le seuil étendaient leurs rameaux,
Et d'où sortait le soir le choeur des passereaux,
Vergers où de l'été la teinte monotone
Pâlissait jour à jour aux rayons de l'automne,
Où la feuille, en tombant sous les pleurs du matin,
Dérobait à nos pieds le sentier incertain;
Pas égarés au loin dans de frais paysages,
Heures tièdes du jour coulant sous des ombrages,
Sommeils rafraîchissants goûtés au bord des eaux,
Songes qui descendaient, qui remontaient si beaux;
Pressentiments divins, intimes confidences,
Lectures, rêverie, entretiens, doux silences;
Table riche des dons que l'automne étalait,
Où les fruits du jardin, où le miel et le lait,
Assaisonnés
des soins d'une mère attentive,
De leur luxe champêtre enchantaient le convive;
Silencieux réduit où des rayons de bois,
Par l'âge vermoulus et pliant sous le poids,
Nous offraient ces trésors
de l'humaine sagesse
Où nos yeux altérés puisaient jusqu'à l'ivresse,
Où la lampe avec nous veillant jusqu'au matin
Nous guidait au hasard, comme un phare incertain,
De volume en volume; hélas
! croyant encore
Que le livre savait ce que l'auteur ignore,
Et que la vérité, trésor mystérieux,
Pouvait être cherchée ailleurs que dans les cieux !
Scènes de notre enfance, après
quinze ans rêvées,
Au plus pur de mon coeur impressions gravées,
Lieux, noms, demeure, et vous, aimables habitants,
Je vous revois encore après un si long temps,
Aussi présents à l'oeil
que le sont des rivages
A l'onde dont le cours reflète les images,
Aussi frais, aussi doux que si jamais les pleurs
N'en avaient dans mes yeux altéré les couleurs;
Et vos riants tableaux sont à mon
âme aimante
Ce qu'au navigateur battu par la tourmente
Sont les songes dorés qui lui montrent de loin
Le rivage chéri de son bonheur témoin,
L'ondoyante moisson que sa main a semée,
Et du
toit paternel le seuil ou la fumée.
Tu n'as donc pas quitté ce port de ton bonheur !
Ce soleil du matin qui réjouit ton coeur,
Comme un arbre au rocher fixé par sa racine,
Te retrouve toujours sur la même colline;
Nul adieu n'attrista
le seuil de ta maison;
Jamais, jamais tes yeux n'ont changé d'horizon;
L'arbre de ton aïeul, l'arbre qui t'a vu naître
N'a jamais reverdi sans ombrager son maître;
Jamais le voyageur, en voyant du chemin
Ta demeure fermée aux rayons du matin,
Trouvant l'herbe grandie ou le sentier plus rude,
N'a demandé, surpris de cette solitude,
Sur quels bords étrangers, dans quels lointains séjours,
Le vent de
l'inconstance avait poussé tes jours.
Ton verger ne voit pas une main mercenaire
Cueillir ces fruits greffés par ta main tutélaire,
Et ton ruisseau, content de son lit de gazon,
Comme un hôte fidèle
à la même maison,
Vient murmurer toujours au seuil de ta demeure,
Et de la même voix t'endort à la même heure !
Ainsi tu vieilliras sans que tes jours pareils
Soient comptés autrement que
par leurs doux soleils,
Sans que les souvenirs de ton heureuse histoire
Laissent d'autres sillons gravés dans ta mémoire
Que le cercle inégal des diverses saisons,
Des printemps plus tardifs, de plus riches
moissons,
Tes pampres moins chargés, tes ruches plus fécondes,
Ou ta source sevrant ton jardin de ses ondes;
Sans avoir dissipé des jours trop tôt comptés,
Dans la poudre, ou le bruit, ou l'ombre
des cites,
Et sans avoir semé, de distance en distance,
A tous les vents du ciel ta stérile espérance !
Ah ! rends grâce à ton sort de ce flot lent et doux
Qui te porte en silence où nous arrivons tous !
Et, comme ton destin si borné dans sa course
Dans son lit ignoré s'endort près de sa source,
Ne porte point envie à ceux qu'un autre vent
Sur les routes du monde a conduits plus avant,
Même à ces noms frappés d'un peu de renommée !
Du feu qu'elle répand toute'âme est consumée.
Notre vie est semblable au fleuve de cristal
Qui sort, humble et sans nom, de son rocher natal :
Tant qu'au fond du bassin que lui fit la nature
Il dort, comme au berceau, dans un lit sans murmure,
Toutes les fleurs des champs
parfument son sentier,
Et l'azur d'un beau ciel y descend tout entier;
Mais à peine, échappés des bras de ses collines,
Ses flots s'épanchent-ils sur les plaines voisines,
Que du limon des eaux dont
il enfle son lit
Son onde, en grossissant, se corrompt et pâlit;
L'ombre qui les couvrait s'écarte de ses rives,
Le rocher nu contient ses vagues fugitives,
Il dédaigne de suivre, en se creusant son cours,
Des vallons paternels les gracieux détours,
Mais, fier de s'engouffrer sous des arches profondes,
Il y reçoit un nom bruyant comme ses ondes;
Il emporte, en fuyant à bonds précipités,
Les
barques, les rumeurs, les fanges des cités;
Chaque ruisseau qui l'enfle est un flot qui l'altère,
Jusqu'au terme où, grossi de tant d'onde adultère,
Il va, grand, mais troublé, déposant un
vain nom,
Rouler au sein des mers sa gloire et son limon !
Heureuse au fond des bois la source pauvre et pure !
Heureux le sort caché dans une vie obscure !
Nous parlions autrement à l'âge où l'avenir
Dans nos seins palpitants ne pouvait contenir
Et débordait pour nous de la coupe de vie,
Comme un jus écumant d'une urne trop remplie.
A cet âge
enivré, la gloire est à nos yeux
Ce qu'à l'oeil des enfants qui regardent les deux
Est l'astre de la nuit, dont l'orbe, près d'éclore,
Au sommet qu'il franchit semble toucher encore.
L'un d'eux,
quittant ses jeux pour la douce splendeur,
Croit que pour s'emparer du disque tentateur,
Et pour se revêtir de la lueur divine,
Il n'a qu'à faire un pas sur la sombre colline :
Il s'avance, l'oeil fixe et les bras
entr'ouverts;
Et le globe de feu suspendu dans les airs,
Comme pour prolonger sa crédule espérance,
A hauteur de la main un moment se balance.
Il monte; mais déjà dans l'azur étoile,
Quand
il touche au sommet, l'astre s'est envolé
Et, fuyant dans le ciel de nuage en nuage,
Est aussi loin déjà des monts que de la plage.
Confus de son erreur, il revient sur ses pas;
Et les fils du hameau, qui
sont restés en bas,
Occupés à choisir des fleurs au sein des plaines
Ou des cailloux polis dans le Ut des fontaines,
Sans songer à cet astre objet de ses regrets,
Au fond de la vallée en étaient
aussi près !...
Mais quand ce feu céleste éblouirait ton âme,
Quand tu le poursuivrais sur un désir de flamme,
Dans ces vieux jours du monde avares de vertu,
Cette gloire rêvée, où la trouverais-tu" ?
Crois-tu que ce reflet de la splendeur suprême,
Cette immortalité qui sort de'la mort même,
Soit ce mot profané qui passe tour à tour
Du grand homme d'hier au grand homme du jour,
Monnaie au
coin banal qu'un jour frappe, un jour use,
Que la vanité paye à l'orgueil qu'elle abuse ?
Crois-tu que chaque siècle en ait reçu d'en haut
Toujours la même soif avec le même lot;
Et qu'enfin
l'avenir, acceptant l'héritage,
Ratifie à jamais ce risible partage
Que les sots, éblouis des splendeurs de leur temps,
En font de siècle en siècle entre tous leurs enfants ?
Non ! tu ris avec moi de l'erreur où nous sommes;
Tu sais de quel linceul le temps couvre les hommes;
Tu sais que tôt ou tard, dans l'ombre de l'oubli,
Siècles, peuples, héros, tout dort enseveli;
Qu'à
cette épaisse nuit qui descend d'âge en âge
A peine un nom par siècle obscurément surnage;
Que le reste, éclairé d'un moins haut souvenir,
Disparaît par étage a l'oeil de
l'avenir,
Comme, en quittant la rive, un navire à la voile,
A l'heure où de la nuit sort la première étoile,
Voit à ses yeux déçus disparaître d'abord
L'écume du rivage
et le sable du port,
Puis les tours de la ville où l'airain se balance,
Puis les phares éteints qu'abaisse la distance,
Puis les premiers coteaux sur la plaine ondoyants,
Puis les monts escarpés sous l'horizon
fuyants;
Bientôt il ne voit plus au loin qu'une ou deux cimes,
Dont l'éternel hiver blanchit les pics sublimes,
Refléter au-dessus de cette obscurité
Du jour qui va les fuir la dernière clarté,
Jusqu'à ce qu'abaissés de leur niveau céleste,
Ces sommets décroissants plongent comme le reste,
Et qu'étendue enfin sur la terre et les mers,
L'universelle nuit pèse sur l'univers.
De
la gloire du temps voilà l'image sombre.
Éloigne-toi d'un siècle, et tout rentre dans l'ombre;
Laisse pour fuir l'oubli tant d'insensés courir !
Que sert un jour de plus à ce qui doit mourir ?
Tu voudrais cependant que sur un cénotaphe
La gloire t'inscrivît ta ligne d'épitaphe,
Et promît à ton nom, de temps en temps cité,
Ses heures de mémoire et d'immortalité,
Jusqu'à
ce qu'un passant, brisant ton humble pierre,
Dispersât sous ses pieds ta gloire et ta poussière,
Et qu'un jour, en sifflant, le berger du vallon
Ne sût plus rassembler les lettres de ton nom.
Ah ! qu'à
ces vains regrets ton àme soit fermée !
Le funèbre baiser dont une bouche aimée
Scelle au dernier adieu les lèvres du mourant,
Notre nom qu'un ami rappelle en soupirant,
Les larmes sans témoin
dont un oeil nous arrose,
Voila notre épitaphe et notre apothéose,
A nous à qui le sort en naissant n'a promis
D'autre immortalité qu'aux coeurs de nos amis !
Que le sort nous la donne à notre
heure suprême !
Le souvenir n'est doux que dans un coeur qui t'aime !
Si de ton nom pourtant tu veux l'entretenir,
Grave ces simples mots sur ton urne à venir :
« Là dort d'un doux sommeil, quoique sans mausolée,
Dans le sein de sa mère, un fils de la vallée.
Que t'importe, ô passant, s'il fut célèbre ou non ?
En changeant de patrie il
a changé de nom.
Tout près de son berceau sa tombe fut placée;
Peu d'espace borna sa vie et sa pensée :
Content de son bonheur, il sut le renfermer
Autour des seuls objets qu'il eut besoin d'aimer,
Une mère, une femme, un ami, la nature;
Et de ses voeux, en tout, son coeur fut la mesure.
Ses pas ni ses désirs n'ont jamais dépassé
Cet horizon étroit par ton oeil embrassé,
Et pour
lui l'univers s'étendait de la pente
Où sous ces peupliers son beau fleuve serpente,
Jusqu'à ces monts voisins d'où l'ombre qui descend
De l'haleine des bois rafraîchit le passant.
Il ne goûta
jamais l'ivresse de la gloire,
Ce faux pressentiment d'une vaine mémoire;
Jamais dans la tempête il n'éleva la voix,
Ou ne jeta son sort dans l'urne de nos lois;
Jamais il ne força le lion populaire
A frémir à ses pieds d'amour ou de colère;
Jamais de la victoire il ne vit les enfants
Incliner sur son front leurs drapeaux triomphants.
Il ne promena point sa vague inquiétude
De rivage en rivage
et d'étude en étude;
Il ne vit point son or, marchandant ses plaisirs,
Tarir entre ses mains plus tard que ses désirs;
Il n'alla point chercher dans Rome ou dans la Grèce
Les mystères voilés
de l'antique sagesse,
Ni du bleu firmament, pour enchanter ses yeux,
Voir des astres nouveaux levés sous d'autres deux;
Mais il eut, sans goûter une science amère,
La loi de ses aïeux et le Dieu de sa
mère;
Reçut, sans la peser à nos poids inconstants,
Dans un coeur simple et pur la sagesse des temps,
Comme des mains d'un père on prend son héritage
Avec l'eau qui l'arrose et l'arbre qui l'ombrage.
Il semait de ses mains le champ de ses aïeux,
Il ne se lassait pas du spectacle des cieux;
Il voyait chaque jour sur la terre arrosée
L'aurore se dissoudre en perles de rosée,
Les bois se revêtir de
leurs manteaux flottants,
La sève remonter aux bourgeons du printemps;
Les fleurs, où le Très-Haut rassembla ses merveilles,
Livrer l'ambre liquide aux rayons des abeilles;
L'astre du jour, mourant dans un
couchant vermeil,
De ses derniers regards inspirer le sommeil;
Ou les feux dispersés dans les nuits embaumées,
Calculant sans compas leurs courbes enflammées,
Sous la voûte sans clef flottant de toutes
parts,
Lever sa pensée autant que ses regards.
De l'amour de son coeur fixé par l'innocence,
Même après sa jeunesse, on sentait la présence,
Comme on respire encor dans un vase exhalé
L'odeur d'un doux parfum après qu'il a brûlé;
Comme, en quittant la terre, un soleil qui s'ombrage
Laisse encor sa chaleur et sa pourpre au nuage.
Les doux ressouvenirs, ces échos de bonheur,
Jusqu'à
ses derniers jours réchauffèrent son coeur;
Quand de ses jours nombreux la coupe fut remplie,
Il accueillit la mort en bénissant la vie.
Vous dont le nom sublime a volé sous les deux,
Heureux, sages
ou grands, qu'avez-vous eu de mieux ?
Dieu ne mesure pas nos sorts à l'étendue :
La goutte de rosée à l'herbe suspendue
Y réfléchit un ciel aussi vaste, aussi pur,
Que l'immense Océan
dans ses plaines d'azur ! »