Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Pendant la vie de Madame Laure
Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883)

Pendant la vie de Laure - Sonnets 51 à 60


 

(79/366) - Sonnet 51 : Si son ardeur amoureuse croit encore si fort, il prévoit qu’il ne tardera pas à mourir.
(81/366) - Sonnet 52 : Il reconnaît ses erreurs et s’exhorte à écouter la voix de Dieu.
(82/366) - Sonnet 53 : Il est près de l’abandonner, puisqu’elle ne cesse pas de lui être cruelle.
(83/366) - Sonnet 54 : Il se sent assez fort pour repousser les flèches de l’Amour.
(84/366) - Sonnet 55 : Il cherche à savoir si c’est par les yeux ou par le cœur qu’il est devenu amoureux de Laure.
(85/366) - Sonnet 56 : Il aime et aimera toujours le lieu, la saison et le moment où il devint amoureux de Laure.
(86/366) - Sonnet 57 : Il se fâche contre Amour, qui ne l’a pas tué après l’avoir rendu heureux.
(87/366) - Sonnet 58 : Il traite d’ennemis les yeux de Laure, qui ne le laissent vivre que pour le tourmenter.
(88/366) - Sonnet 59 : Il conseille aux amants de fuir Amour avant d’être brûlés par ses feux.
(89/366) - Sonnet 60 : Après s’être enfui de la prison où Amour le tenait enfermé, il a voulu y retourner et il ne peut plus en sortir.

 

Sonnet 51

Si son ardeur amoureuse croit encore si fort, il prévoit qu’il ne tardera pas à mourir.


S'al principio risponde il fine e 'l mezzo
del quartodecimo anno ch'io sospiro,
piú non mi pò scampar l'aura né 'l rezzo,
sí crescer sento 'l mio ardente desiro.

Amor, con cui pensier mai non amezzo,
sotto 'l cui giogo già mai non respiro,
tal mi governa, ch'i' non son già mezzo,
per gli occhi ch'al mio mal sí spesso giro.

Cosí mancando vo di giorno in giorno,
sí chiusamente, ch'i' sol me n'accorgo
et quella che guardando il cor mi strugge.

A pena infin a qui l'anima scorgo,
né so quanto fia meco il suo soggiorno,
ché la morte s'appressa, e 'l viver fugge.


Si le milieu et la fin de la quatorzième année que je soupire répondent au commencement, le frais zéphir, ni l’ombre ne peuvent plus me sauver, tellement je sens croître mon ardent désir.

Amour, avec qui les pensées n’ont jamais de mesure, et sous le joug duquel jamais je ne respire, me gouverne de telle façon que je suis déjà à moitié défait par la faute de mes yeux que je tourne sans cesse vers la cause de mon mal.

Ainsi, je vais me consumant de jour en jour si insensiblement, que je suis seul à m’en apercevoir, et regardant celle qui me ronge le cœur,

J’ai eu grand’peine à suivre jusqu’ici mon âme, et je ne sais jusqu’à quand elle restera avec moi, car la mort s’approche et la vie s’enfuit.


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Sonnet 52

Il reconnaît ses erreurs et s’exhorte à écouter la voix de Dieu.


Io son sí stanco sotto 'l fascio antico
de le mie colpe et de l'usanza ria
ch'i' temo forte di mancar tra via,
et di cader in man del mio nemico.

Ben venne a dilivrarmi un grande amico
per somma et ineffabil cortesia;
poi volò fuor de la veduta mia,
sí ch'a mirarlo indarno m'affatico.

Ma la sua voce anchor qua giú rimbomba:
O voi che travagliate, ecco 'l camino;
venite a me, se 'l passo altri non serra.

Qual gratia, qual amore, o qual destino
mi darà penne in guisa di colomba,
ch'i' mi riposi, et levimi da terra ?


Je suis si las sous l’ancien fardeau de mes fautes et de mes mauvaises habitudes, que je crains fort de défaillir en chemin, et de tomber aux mains de mon ennemi.

Un grand ami est bien venu me délivrer par grande et ineffable courtoisie, puis il s’est envolé hors de ma vue, de sorte que je me fatigue en vain à le chercher des yeux.

Mais sa voix retentit encore ici-bas : ô vous qui souffrez, voici le chemin ; venez à moi, si rien ne vous en empêche.

Quelle faveur, quel amour ou quel destin me donnera des ailes comme à la colombe, afin que je m’élance loin de la terre, et que je me repose ?


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Sonnet 53

Il est près de l’abandonner, puisqu’elle ne cesse pas de lui être cruelle.


Io non fu' d'amar voi lassato unquancho,
madonna, né sarò mentre ch'io viva;
ma d'odiar me medesmo giunto a riva,
et del continuo lagrimar so' stancho;

et voglio anzi un sepolcro bello et biancho,
che 'l vostro nome a mio danno si scriva
in alcun marmo, ove di spirto priva
sia la mia carne, che pò star seco ancho.

Però, s'un cor pien d'amorosa fede
può contentarve senza farne stracio,
piacciavi omai di questo aver mercede.

Se 'n altro modo cerca d'esser sacio,
vostro sdegno erra, et non fia quel che crede:
di che Amor et me stesso assai ringracio.


Je ne me suis jamais lassé de vous aimer, madame, et ne m’en lasserai jamais, tant que je vivrai ; mais je suis arrivé à ce point que je ne puis plus supporter de me haïr moi-même, et que je suis las de pleurer continuellement.

Et j’aime mieux une belle et blanche tombe, que si l’on inscrivait, pour mon malheur, votre nom sur quelque marbre où serait ma chair privée de l’esprit qui peut encore rester avec elle.

Donc, si vous pouvez vous contenter d’un cœur plein de fidélité et d’amour, sans le détruire, qu’il vous plaise avoir désormais pitié de celui-ci.

Si votre dédain cherche à se satisfaire d’une autre façon, il se trompe, et il n’arrivera point ce qu’il croit, ce dont je remercie grandement Amour et moi-même.


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Sonnet 54

Il se sent assez fort pour repousser les flèches de l’Amour.


Se bianche non son prima ambe le tempie
ch'a poco a poco par che 'l tempo mischi,
securo non sarò, bench'io m'arrischi
talor ov'Amor l'arco tira et empie.

Non temo già che piú mi strazi o scempie,
né mi ritenga perch'anchor m'invischi,
né m'apra il cor perché di fuor l'incischi
con sue saette velenose et empie.

Lagrime omai da gli occhi uscir non ponno,
ma di gire infin là sanno il vïaggio,
sí ch'a pena fia mai ch'i' 'l passo chiuda.

Ben mi pò riscaldare il fiero raggio,
non sí ch'i' arda; et può turbarmi il sonno,
ma romper no, l'imagine aspra et cruda.


Avant que ne soient devenues toutes blanches mes tempes que peu à peu le temps semble mêler de blanc et de noir, je ne serai pas entièrement assuré contre Amour, bien que parfois je me risque dans les endroits où il tire de l’arc et le garnit de flèches.

Je ne crains plus déjà qu’il me maltraite ou me retienne prisonnier, bien qu’il m’englue encore, ni qu’il me perce profondément le cœur, bien qu’il le blesse à la surface de ses flèches empoisonnées et impitoyables.

Les larmes ne peuvent plus sortir désormais de mes yeux, mais elles savent le chemin pour aller jusque-là, de sorte qu’il n’y aura jamais rien qui leur barrera le passage.

Le fier rayon des yeux de Laure peut bien me réchauffer, mais non pas au point de me faire brûler ; son image âpre et cruelle peut troubler mon sommeil, mais non le rompre.


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Sonnet 55

Il cherche à savoir si c’est par les yeux ou par le cœur qu’il est devenu amoureux de Laure.


- Occhi piangete: accompagnate il core
che di vostro fallir morte sostene.
- Cosí sempre facciamo; et ne convene
lamentar piú l'altrui, che 'l nostro errore.

- Già prima ebbe per voi l'entrata Amore,
là onde anchor come in suo albergo vène.
- Noi gli aprimmo la via per quella spene
che mosse d'entro da colui che more.

- Non son, come a voi par, le ragion' pari:
ché pur voi foste ne la prima vista
del vostro et del suo mal cotanto avari.

- Or questo è quel che piú ch'altro n'atrista,
che' perfetti giudicii son sí rari,
et d'altrui colpa altrui biasmo s'acquista.


— Yeux, pleurez ; accompagnez le cœur à qui votre faute fait endurer la mort.
— C’est ce que nous faisons toujours, et il nous faut gémir sur une faute qui est plus celle d’autrui que la nôtre.

— C’est par vous que jadis Amour entra pour la première fois là ou il vient encore, comme en sa propre maison.
— Nous lui ouvrîmes le chemin à cause de cette espérance qui naquit en ton cœur mourant.

— Entre mon cœur et vous, les raisons ne sont pas égales, comme cela vous semble ; car, au premier abord, vous fûtes avides de votre mal et du sien.

— C’est là ce qui nous attriste le plus, car les jugements parfaits sont très rares, et l’on est souvent blâmé de la faute commise par un autre.


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Sonnet 56

Il aime et aimera toujours le lieu, la saison et le moment où il devint amoureux de Laure.


Io amai sempre, et amo forte anchora,
et son per amar piú di giorno in giorno
quel dolce loco, ove piangendo torno
spesse fïate, quando Amor m'accora.

Et son fermo d'amare il tempo et l'ora
ch'ogni vil cura mi levâr d'intorno;
et più colei, lo cui bel viso adorno
di ben far co' suoi exempli m'innamora.

Ma chi pensò veder mai tutti insieme
per assalirmi il core, or quindi or quinci,
questi dolci nemici, ch'i' tant'amo?

Amor, con quanto sforzo oggi mi vinci!
Et se non ch'al desio cresce la speme,
i' cadrei morto, ove più viver bramo.


J’aimai toujours, et j’aime encore fortement, et de jour en jour j’aimerai davantage ce doux lieu où je retourne en pleurant toutes les fois qu’Amour m’attriste.

Et je suis bien décidé à aimer le temps et l’heure qui m’enlevèrent toute pensée vile, et plus encore celle dont le beau visage m’encourage, par son exemple, à bien faire.

Mais qui se serait attendu à voir réunis tous ensemble, pour assaillir mon cœur de çà de là, ces doux ennemis que j’aime tant ?

Amour, avec quelles forces tu me terrasses aujourd’hui ! Et n’était qu’avec le désir s’accroît l’espérance, je tomberais mort, alors que je désire le plus vivre.


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Sonnet 57

Il se fâche contre Amour, qui ne l’a pas tué après l’avoir rendu heureux.


Io avrò sempre in odio la fenestra
onde Amor m'aventò già mille strali,
perch'alquanti di lor non fur mortali:
ch'è bel morir, mentre la vita è dextra.

Ma 'l sovrastar ne la pregion terrestra
cagion m'è, lasso, d'infiniti mali;
et piú mi duol che fien meco immortali,
poi che l'alma dal cor non si scapestra.

Misera, che devrebbe esser accorta
per lunga experïentia omai che 'l tempo
non è chi 'ndietro volga, o chi l'affreni.

Piú volte l'ò con ta' parole scorta:
Vattene, trista, ché non va per tempo
chi dopo lassa i suoi dí piú sereni.


J’aurai toujours en haine la fenêtre par laquelle Amour me lança jadis mille traits, parce qu’aucun d’eux ne fut mortel ; car il est beau de mourir quand la vie est heureuse.

Mais rester encore dans la prison terrestre m’est, hélas ! une cause de maux infinis ; et je me plains le plus que ces maux soient immortels comme moi, puisque l’âme ne se délivre pas du corps.

Malheureuse ! elle aurait dû, par une longue expérience, s’apercevoir que personne ne peut faire rétrograder le temps, ni lui mettre un frein.

Plus d’une fois je l’ai poursuivie par ces paroles : va-t’en, âme triste ; car celui-là ne part pas à temps, qui laisse derrière lui ses jours les plus heureux.


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Sonnet 58

Il traite d’ennemis les yeux de Laure, qui ne le laissent vivre que pour le tourmenter.


Sí tosto come aven che l'arco scocchi,
buon sagittario di lontan discerne
qual colpo è da sprezzare, et qual d'averne
fede ch'al destinato segno tocchi:

similmente il colpo de' vostr'occhi,
donna, sentiste a le mie parti interne
dritto passare, onde conven ch'eterne
lagrime per la piaga il cor trabocchi.

Et certo son che voi diceste allora:
Misero amante, a che vaghezza il mena?
Ecco lo strale onde Amor vòl che mora.

Ora veggendo come 'l duol m'affrena,
quel che mi fanno i miei nemici anchora
non è per morte, ma per piú mia pena.


Aussitôt qu’il a tiré un premier coup de son arc, un bon archer juge de loin quels sont les coups qu’il doit dédaigner, et ceux qu’il peut espérer voir atteindre le but auquel ils sont destinés.

C’est ainsi, madame, que vous avez senti le coup parti de vos yeux arriver droit à mon cœur, d’où il lui faut, par la plaie qui lui a été faite, verser d’éternelles larmes.

Et je suis sûr que vous dites alors : malheureux amant ! à quel désir court-il ? voici le trait dont Amour veut qu’il meure !

Maintenant, en voyant comme la douleur me dompte, j’estime que ce que me font encore vos yeux ennemis, ce n’est point pour me donner la mort, mais pour me faire souffrir une peine plus grande.


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Sonnet 59

Il conseille aux amants de fuir Amour avant d’être brûlés par ses feux.


Poi che mia speme è lunga a venir troppo,
et de la vita il trappassar sí corto,
vorreimi a miglior tempo esser accorto,
per fuggir dietro piú che di galoppo;

et fuggo anchor cosí debile et zoppo
da l'un de' lati, ove 'l desio m'à storto:
securo omai, ma pur nel viso porto
segni ch'i'ò presi a l'amoroso intoppo.

Ond'io consiglio: Voi che siete in via,
volgete i passi; et voi ch'Amore avampa,
non v'indugiate su l'extremo ardore;

ché perch'io viva de mille un no scampa;
era ben forte la nemica mia,
et lei vid'io ferita in mezzo 'l core.


Puisque mon espérance tarde trop à se réaliser, et que la vie est si courte, je voudrais m’en être aperçu plus à temps, afin de fuir au plus vite.

Je fuis encore, faible et boiteux que je suis, du côté où le désir m’a tordu. Je suis ici désormais en sûreté ; mais je porte au visage les marques que m’ont faites les chaînes de l’Amour.

C’est pourquoi, je donne ce conseil, à vous qui vous acheminez vers lui : retournez en arrière ; et à vous qu’Amour brûle déjà : n’attendez pas que l’ardeur qui vous consume soit arrivée à son paroxysme.

Car, bien que je sois vivant, sur dix mille, pas un n’échappe. Mon ennemie était bien forte, et cependant je l’ai vu blessée en plein cœur.


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Sonnet 60

Après s’être enfui de la prison où Amour le tenait enfermé, il a voulu y retourner et il ne peut plus en sortir.


Fuggendo la pregione ove Amor m'ebbe
molt'anni a far di me quel ch'a lui parve,
donne mie, lungo fôra a ricontarve
quanto la nova libertà m'increbbe.

Diceami il cor che per sé non saprebbe
viver un giorno; et poi tra via m'apparve
quel traditore in sí mentite larve
che piú saggio di me inganato avrebbe.

Onde piú volte sospirando indietro
dissi: Ohimè, il giogo et le catene e i ceppi
eran piú dolci che l'andare sciolto.

Misero me, che tardo il mio mal seppi;
et con quanta faticha oggi mi spetro
de l'errore, ov'io stesso m'era involto !


Après que je me fus enfui de la prison où Amour me retint de longues années et fit de moi ce que bon lui sembla, il serait trop long, mesdames, de vous raconter combien ma nouvelle liberté me pesait.

Mon cœur me disait qu’il ne saurait vivre par lui-même un seul jour ; puis, sur mon chemin, m’apparut ce traître, si bien déguisé, qu’un plus sage que moi ne l’aurait pas reconnu.

Alors, soupirant plusieurs fois après le passé, je dis : hélas ! le joug, les chaînes et les fers étaient plus doux que d’aller en liberté.

Malheureux moi ! je connus trop tard mon mal ; et quelle peine j’ai aujourd’hui à me délivrer de l’erreur où je m’étais pris moi-même !

 


Pétrarque

 

02 petrarque