Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Pendant la vie de Madame Laure Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883) Pendant la vie de Laure - Sonnets 171 à 180(227/366) - Sonnet 171 : Il envie le sort de la brise qui souffle, et du fleuve qui parcourt le pays habité par Laure. Sonnet 171 Il envie le sort de la brise qui souffle, et du fleuve qui parcourt le pays habité par Laure.
tu stai nelli occhi ond'amorose vespe ch'or me 'l par ritrovar, et or m'accorgo Aër felice, col bel vivo raggio
Tu te tiens dans les yeux dont les amoureux aiguillons me poignent si fort, que je le ressens jusqu’ici et que j’en pleure ; et, vacillant, je cherche mon trésor, comme un animal qui, souvent, prend ombrage et trébuche. Car tantôt il me semble le retrouver, et tantôt je m’aperçois que j’en suis loin ; tantôt je m’élève, tantôt je retombe ; car tantôt je vois ce que je désire et tantôt ce qui est réel. Air bienheureux, reste avec le beau rayon vivant. Et toi, courant et clair ruisseau, que ne puis-je changer de cours avec toi !
Laure a pris racine dans son cœur ; elle y croît et il la porte partout avec lui.
Vomer di pena, con sospir' del fianco, Fama, Honor et Vertute et Leggiadria, Tal la mi trovo al petto, ove ch'i' sia,
Le soc de ma plume, ainsi que les soupirs de mon flanc, et la douce rosée qui pleuvait de mes yeux, l’embellirent tellement, que l’odeur en parvint jusqu’au ciel, et je ne sais si l’odeur d’autres feuillages y est jamais parvenue. La renommée, l’honneur, la vertu et la grâce, la beauté chaste en un maintien céleste, sont les racines de la noble plante. Telle je la trouve en mon sein, où que je sois ; heureux fardeau, qu’avec de pieuses prières j’adore comme une chose sainte, et devant lequel je m’incline.
Bien qu’en proie à toutes sortes d’angoisses, il pense être le plus heureux des hommes.
Indi et mansüetudine et durezza Tengan dunque ver' me l'usato stile Viva o mora o languisca, un piú gentile
De là vient que mansuétude et dureté, traitements cruels, favorables ou courtois, je supporte tout également, et qu’aucun fardeau ne me pèse ; de même que les coups de l’indignation ne peuvent briser mes armes. Donc, qu’agissent envers moi suivant leur habitude, Amour, ma Dame, le monde et ma fortune, car je ne crois pas être jamais autre chose sinon heureux. Que je brûle, que je meure ou que je languisse, il n’est pas sous la lune de plus noble état que le mien, si douce est la racine de mon amertume.
Triste parce qu’il était loin d’elle, il se réconforte en la revoyant et revient à la vie.
onde e' suol trar di lagrime tal fiume, Sí profondo era et di sí larga vena Non lauro o palma, ma tranquilla oliva
C’est de là qu’il tire d’habitude un tel fleuve de larmes pour accourcir la trame de ma vie, que non seulement ni pont, ni gué, ni rames, ni voile, mais ni ailes, ni plumes, ne me peuvent sauver. Mes pleurs étaient si profonds, et provenaient d’une si abondante veine, et si loin était la rive, qu’à peine y atteignais-je avec la pensée. Ce n’est pas un laurier ou une palme, mais un placide olivier que la pitié m’envoie ; et elle rassérène le temps, et elle essuie mes pleurs, et elle veut que je vive encore.
Il craint que la maladie d’yeux de Laure ne le prive de leur vue.
Or quei belli occhi ond'io mai non mi pento O Natura, pietosa et fera madre, D'un vivo fonte ogni poder s'accoglie:
Or, ces beaux yeux, qui font que jamais je ne regrette mes peines que je ne voudrais pas diminuer d’une seule, se sont couverts d’un nuage si lourd et si épais, que le Soleil de ma vie est quasi éteint. Ô Nature, pieuse et cruelle mère, d’où te vient un tel pouvoir et des volontés si contraires, que tu fasses et défasses des choses si charmantes ? Toute puissance dérive d’une source vive. Mais toi souverain Père, comment souffres-tu qu’un autre pouvoir nous dépouille du don si précieux que tu nous as fait ?
Il se réjouit de souffrir aux yeux le même mal dont Laure est guérie.
Send'io tornato a solver il digiuno ché dal dextr'occhio, anzi dal dextro sole, et pur com'intellecto avesse et penne,
Étant retourné pour rompre mon jeûne et pour voir celle dont seule au monde j’ai souci, le ciel et Amour me furent moins durs que jamais, quand même je rassemblerais toutes les autres faveurs que j’en ai reçues. Car de l’œil droit, ou plutôt du soleil droit de ma Dame, m’est venu à l’œil droit le mal qui me réjouit loin de m’affliger. Il est venu comme s’il avait eu de l’intelligence et des ailes, et quasi semblable à une étoile qui vole dans le ciel ; et la nature et la pitié ont dirigé son cours.
Ne trouvant pas de consolation en lui-même, ni dans la solitude, il la cherche parmi les hommes.
O letticciuol che requie eri et conforto Né pur il mio secreto e 'l mio riposo e 'l vulgo a me nemico et odïoso
Ô petit lit, qui étais mon repos et mon confort en de telles angoisses, de quelles urnes douloureuses Amour t’arrose-t-il avec ces mains d’ivoire, si injustement cruelles envers moi seul ? Et ce n’est pas seulement la solitude et le repos que je fuis, mais c’est surtout moi-même et ma pensée qui, alors que parfois je la suis, m’emporte dans son vol. Le vulgaire, qui m’est ennemi et odieux, voilà — qui l’eût jamais pensé ! — le refuge que je cherche, tellement j’ai peur de me retrouver seul.
Il sait bien qu’il l’ennuie à la regarder sans cesse, mais il s’en excuse en rejetant la faute sur Amour.
né mai saggio nocchier guardò da scoglio Ma lagrimosa pioggia et fieri vènti ov'altrui noie, a sé doglie et tormenti
Et jamais sage nocher ne garantit de l’écueil un navire chargé de marchandises précieuses, aussi soigneusement que j’ai toujours cherché à garantir ma frêle barque des chocs de son dur orgueil. Mais la pluie de larmes et les vents furieux de soupirs sans fin l’ont maintenant poussée, — car c’est la nuit et c’est l’hiver sur ma mer horrible — Là, où elle porte des ennuis pour autrui et pour elle-même des douleurs et des tourments, et non autre chose, déjà vaincue qu’elle est par les ondes, et désarmée de ses voiles et de son gouvernail.
Puisque Amour est cause de ses fautes, il le prie de faire que Laure le comprenne et les lui pardonne.
Solea frenare il mio caldo desire, Però s'oltra suo stile ella s'aventa, et piú 'l fanno i celesti et rari doni
J’étais accoutumé à refréner mon ardent désir, pour ne pas troubler le beau et serein visage ; je ne le puis plus ; tu m’as arraché le frein de la main, et mon âme, dans son désespoir, est devenue audacieuse. Donc, si contre son habitude, elle s’aventure, c’est toi qui en est cause, car tu l’enflammes et tu l’éperonnes si bien que, pour son salut, elle affronte les voies les plus rudes. Mais ce qui en est encore plus cause, ce sont les rares et célestes dons que possède en soi ma Dame. Or, fais qu’au moins elle le comprenne, et qu’elle pardonne et mes fautes et elle-même.
Il est pris de jalousie en voyant quelqu’un embrasser Laure sur le front et sur les yeux.
sendo di donne un bel numero eletto L'altre maggior' di tempo o di fortuna Li occhi et la fronte con sembiante humano
Un certain nombre de dames ayant été choisi pour orner ce glorieux jour de fête, le bon et entier jugement discerna aussitôt, parmi tant et de si beaux visages, le plus parfait de tous. Il ordonna de la main, aux autres qui étaient supérieures par l’âge ou le rang, de s’écarter, et il fît un précieux accueil à celle-là seule. Il lui baisa les yeux et le front d’un air si bienveillant, que chacune en fut dans l’allégresse ; moi, cet acte doux et étrange me remplit de jalousie.
|
Pétrarque
|