Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Pendant la vie de Madame Laure
Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883)

Pendant la vie de Laure - Sonnets 121 à 130


 

(174/366) - Sonnet 121 : Il pense dans sa douleur qu’il vaut mieux souffrir par Laure, qu’être heureux par une autre dame.
(175/366) - Sonnet 122 : Il se réjouit en se remémorant le temps et le lieu où il devint pour la première fois amoureux.
(176/366) - Sonnet 123 : La pensée toujours tournée vers Laure, il traverse seul et sans crainte les bois et les forêts.
(177/366) - Sonnet 124 : La vue du beau pays de Laure lui fait oublier les périls du voyage.
(178/366) - Sonnet 125 : Tourmenté par Amour, il veut le dompter avec la raison, mais il ne peut.
(179/366) - Sonnet 126 : Laure lui a plu uniquement pour son air humble. Il engage un ami à faire de même avec sa dame.
(180/366) - Sonnet 127 : Le Pô pourra bien l’emporter de corps loin de Laure, mais non d’esprit.
(181/366) - Sonnet 128 : Il fut pris, au moment où il y pensait le moins, par Amour caché sous un laurier.
(182/366) - Sonnet 129 : Il brûle d’amour pour Laure, mais il n’est pas jaloux, car sa vertu est excessive.
(183/366) - Sonnet 130 : Si les doux regards de Laure le font souffrir jusqu’à causer sa mort, que serait-ce si elle les lui refusait ?

 

Sonnet 121

Il pense dans sa douleur qu’il vaut mieux souffrir par Laure, qu’être heureux par une autre dame.


Fera stella (se 'l cielo à forza in noi
quant'alcun crede) fu sotto ch'io nacqui,
et fera cuna, dove nato giacqui,
et fera terra, ove' pie' mossi poi;

et fera donna, che con gli occhi suoi,
et con l'arco a cui sol per segno piacqui,
fe' la piaga onde, Amor, teco non tacqui,
che con quell'arme risaldar la pôi.

Ma tu prendi a diletto i dolor' miei:
ella non già, perché non son piú duri,
e 'l colpo è di saetta, et non di spiedo.

Pur mi consola che languir per lei
meglio è, che gioir d'altra; et tu me 'l giuri
per l'orato tuo strale, et io tel credo.


Ce fut une cruelle étoile — si le ciel a sur nous l’influence que quelques-uns croient — que celle sous laquelle je naquis. Cruel fut le berceau où l’on me coucha, et cruelle la terre où je fis ensuite mes premiers pas.

Cruelle aussi la dame qui, avec ses yeux et avec l’arc dont j’étais l’unique cible, me fît une blessure que je ne t’ai pas cachée, ô Amour, car tu peux la guérir avec ces mêmes armes.

Mais tu prends plaisir à mes douleurs ; quant à elle, elle ne s’en réjouit pas, parce qu’elle ne les trouve pas assez grandes, et que le coup qu’elle m’a porté est d’une flèche et non d’un épieu.

Et tu me consoles en me disant que languir pour elle vaut mieux qu’être heureux par une autre ; et tu me le jures par tes flèches dorées, et je te crois.


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Sonnet 122

Il se réjouit en se remémorant le temps et le lieu où il devint pour la première fois amoureux.


Quando mi vène inanzi il tempo e 'l loco
ov'i' perdei me stesso, e 'l caro nodo
ond'Amor di sua man m'avinse in modo
che l'amar mi fe' dolce, e 'l pianger gioco,

solfo et ésca son tutto, e 'l cor un foco
da quei soavi spirti, i quai sempre odo,
acceso dentro sí, ch'ardendo godo,
et di ciò vivo, et d'altro mi cal poco.

Quel sol, che solo agli occhi miei resplende,
co i vaghi raggi anchor indi mi scalda
a vespro tal qual era oggi per tempo;

et cosí di lontan m'alluma e 'ncende,
che la memoria ad ognor fresca et salda
pur quel nodo mi mostra e 'l loco e 'l tempo.


Quand se représente à ma mémoire le temps et le lieu où je me perdis moi-même, et le cher lien dont Amour m’enchaîna de sa main, d’une façon telle qu’il me rendit l’amertume douce et la plainte agréable,

Je suis tout à la fois soufre et matière inflammable, mon cœur est un feu, et je suis tellement embrasé au dedans par ces soupirs suaves que j’entends toujours, que, tout en brûlant, je me réjouis, et que je vis de cela et me soucie peu d’autre chose.

Ce Soleil, qui seul resplendit à mes yeux, me réchauffe encore avec ses rayons dans l’âge mûr, comme il le faisait dans mon jeune âge.

Et il m’allume et me brûle de loin, de telle façon que la mémoire toujours jeune et solide me montre uniquement ce lien, et le temps et le lieu.


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Sonnet 123

La pensée toujours tournée vers Laure, il traverse seul et sans crainte les bois et les forêts.


Per mezz'i boschi inhospiti et selvaggi,
onde vanno a gran rischio uomini et arme,
vo securo io, ché non pò spaventarme
altri che 'l sol ch'à d'amor vivo i raggi;

et vo cantando (o penser' miei non saggi!)
lei che 'l ciel non poria lontana farme,
ch'i' l'ò negli occhi, et veder seco parme
donne et donzelle, et son abeti et faggi.

Parme d'udirla, udendo i rami et l'òre
et le frondi, et gli augei lagnarsi, et l'acque
mormorando fuggir per l'erba verde.

Raro un silentio, un solitario horrore
d'ombrosa selva mai tanto mi piacque:
se non che dal mio sol troppo si perde.


Par les bois inhospitaliers et sauvages, où les hommes armés vont à grands risques, moi, je vais en sûreté ; car rien ne me peut effrayer qui reflète les vifs rayons d’Amour.

Et je vais chantant — pauvre fou que je suis ! — celle que le ciel ne pourrait éloigner de moi, car je l’ai dans les yeux ; et il me semble voir avec elle des dames et des damoiselles, tandis que ce sont des sapins et des hêtres.

Il me semble l’entendre, quand j’entends la brise jouer dans les branches et dans le feuillage, et les oiseaux se plaindre, et les eaux fuir en murmurant par les herbes vertes.

Rarement le silence, l’horrible solitude des forêts ombreuses me plut autant, si ce n’est que je perds trop de temps loin de mon Soleil.


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Sonnet 124

La vue du beau pays de Laure lui fait oublier les périls du voyage.


Mille piagge in un giorno et mille rivi
mostrato m'à per la famosa Ardenna
Amor, ch'a' suoi le piante e i cori impenna
per fargli al terzo ciel volando ir vivi.

Dolce m'è sol senz'arme esser stato ivi,
dove armato fier Marte, et non acenna,
quasi senza governo et senza antenna
legno in mar, pien di penser' gravi et schivi.

Pur giunto al fin de la giornata oscura,
rimembrando ond'io vegno, et con quai piume,
sento di troppo ardir nascer paura.

Ma 'l bel paese e 'l dilectoso fiume
con serena accoglienza rassecura
il cor già vòlto ov'abita il suo lume.


Amour, qui donne des ailes aux pieds et aux cœurs de ses disciples, pour les faire s’envoler vivants au troisième ciel, m’a montré en un jour, par la fameuse forêt d’Ardennes, mille plaines et mille ruisseaux.

Il m’est doux d’être allé seul et sans armes là où Mars armé frappe sans avertir ; à peu près comme un navire qui irait sur mer sans gouvernail et sans antennes, plein de pensers graves et fâcheux.

Pourtant, arrivé à la fin de la journée obscure, me rappelant d’où je viens et de quelle façon, je sens de mon trop d’audace naître ma peur.

Mais le beau pays et le fleuve délicieux, de leur accueil serein rassérènent mon cœur déjà tourné là où habite sa lumière.


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Sonnet 125

Tourmenté par Amour, il veut le dompter avec la raison, mais il ne peut.


Amor mi sprona in un tempo et affrena,
assecura et spaventa, arde et agghiaccia,
gradisce et sdegna, a sé mi chiama et scaccia,
or mi tene in speranza et or in pena,

or alto or basso il meo cor lasso mena:
onde 'l vago desir perde la traccia
e 'l suo sommo piacer par che li spiaccia,
d'error sí novo la mia mente è piena.

Un amico penser le mostra il vado,
non d'acqua che per gli occhi si resolva,
da gir tosto ove spera esser contenta;

poi, quasi maggior forza indi la svolva,
conven ch'altra via segua, et mal suo grado
a la sua lunga, et mia, morte consenta.


Amour m’éperonne et me serre tout en même temps le frein, il me rassure et m’épouvante, il me brûle et me glace, il me fait bon accueil et me dédaigne, il m’appelle à lui et me repousse, il me tient tantôt dans l’espérance et tantôt dans la peine.

Tantôt il exalte, tantôt il abaisse mon cœur lassé ; aussi mon désir flottant çà et là a-t-il perdu la voie, et son souverain plaisir paraît-il lui déplaire, tellement mon esprit est plein d’une si étrange erreur.

Une pensée amie lui montre le gué, mais ce n’est pas un gué de larmes par lequel il puisse aller promptement là où il espère être satisfait.

Puis, comme si une force plus grande le détournait, il lui faut suivre une autre voie, et, malgré lui, il faut qu’il consente à sa longue mort ainsi qu’à la mienne.


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Sonnet 126

Laure lui a plu uniquement pour son air humble. Il engage un ami à faire de même avec sa dame.


Geri, quando talor meco s'adira
la mia dolce nemica, ch'è sí altèra,
un conforto m'è dato ch'i' non pèra,
solo per cui vertú l'alma respira.

Ovunque ella sdegnando li occhi gira
(che di luce privar mia vita spera?)
le mostro i miei pien' d'umiltà sí vera,
ch'a forza ogni suo sdegno indietro tira.

E cciò non fusse, andrei non altramente
a veder lei, che 'l volto di Medusa,
che facea marmo diventar la gente.

Cosí dunque fa' tu: ch'i' veggio exclusa
ogni altra aita, e 'l fuggir val nïente
dinanzi a l'ali che 'l signor nostro usa.


Geri, quand parfois s’irrite contre moi ma douce ennemie qui est si altière, une consolation m’est donnée, à savoir que je n’en meurs pas, et c’est grâce à cela seulement que mon âme respire.

Partout où, dans son dédain, elle jette les yeux, espérant priver ma vie de toute lumière, je lui montre les miens pleins d’une humilité si vraie, que tout son dédain est forcément repoussé.

S’il n’en était pas ainsi, je ne pourrais pas risquer de la voir autrement que comme la face de Méduse qui changeait les gens en marbre.

Fais donc ainsi toi-même, car je vois qu’il n’existe pas d’autre moyen ; rien ne sert de fuir devant les ailes dont use notre Seigneur.


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Sonnet 127

Le Pô pourra bien l’emporter de corps loin de Laure, mais non d’esprit.


Po, ben puo' tu portartene la scorza
di me con tue possenti et rapide onde,
ma lo spirto ch'iv'entro si nasconde
non cura né di tua né d'altrui forza;

lo qual senz'alternar poggia con orza
dritto per l'aure suo desir seconde,
battendo l'ali verso l'aurea fronde,
l'acqua e 'l vento e la vela e i remi sforza.

Re degli altri, superbo altero fiume,
che 'ncontri 'l sol quando e' ne mena 'l giorno,
e 'n ponente abandoni un piú bel lume,

tu te ne vai col mio mortal sul corno;
l'altro coverto d'amorose piume
torna volando al suo dolce soggiorno.


Pô, sur tes puissantes et rapides ondes, tu peux bien emporter mon corps, mais l’esprit qui y est enfermé n’a souci ni de ta force ni de celle de personne.

Sans louvoyer à droite ni à gauche, il fend l’air tout droit vers son désir favorable, et dirigeant ses ailes vers le feuillage doré, il dompte l’eau et le vent, et la voile et les rames.

Pleuve altier, superbe, roi de tous les autres, toi qui marches à l’encontre du soleil quand il nous ramène le jour, et qui laisses au Ponant un soleil bien plus beau,

Tu t’en vas, emportant sur ton dos ce qui de moi est mortel ; l’autre partie, couverte d’amoureuses plumes, retourne en volant à son doux séjour.


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Sonnet 128

Il fut pris, au moment où il y pensait le moins, par Amour caché sous un laurier.


Amor fra l'erbe una leggiadra rete
d'oro et di perle tese sott'un ramo
dell'arbor sempre verde ch'i' tant'amo,
benché n'abbia ombre piú triste che liete.

L'ésca fu 'l seme ch'egli sparge et miete,
dolce et acerbo, ch'i' pavento et bramo;
le note non fur mai, dal dí ch'Adamo
aperse gli occhi, sí soavi et quete.

E 'l chiaro lume che sparir fa 'l sole
folgorava d'intorno: e 'l fune avolto
era a la man ch'avorio et neve avanza.

Cosí caddi a la rete, et qui m'àn colto
gli atti vaghi et l'angeliche parole,
e 'l piacer e 'l desire et la speranza.


Amour tendit parmi les herbes un beau filet d’or et de perles, sous un rameau de l’arbre toujours vert que j’aime tant, bien que son ombre me soit plus triste que joyeuse.

L’appât fut la semence qu’il répand et qu’il émiette, à la fois douce et amère, que je redoute et que je désire. Depuis le jour où Adam ouvrit les yeux, jamais ses accents ne furent si suaves et si doux.

Et l’éclatante lumière qui fait disparaître le soleil flamboyait autour de moi ; et la corde qui devait me lier, était enroulée autour de cette main dont la blancheur surpasse celle de l’ivoire et de la neige.

C’est ainsi que je tombai dans les filets, et que me firent prisonnier les nonchalantes attitudes et les angéliques paroles, et le plaisir, et le désir, et l’espérance.


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Sonnet 129

Il brûle d’amour pour Laure, mais il n’est pas jaloux, car sa vertu est excessive.


Amor, che 'ncende il cor d'ardente zelo,
di gelata paura il tèn constretto,
et qual sia piú, fa dubbio a l'intellecto,
la speranza o 'l temor, la fiamma o 'l gielo.

Trem'al piú caldo, ard'al piú freddo cielo,
sempre pien di desire et di sospetto,
pur come donna in un vestire schietto
celi un huom vivo, o sotto un picciol velo.

Di queste pene è mia propia la prima,
arder dí et notte; et quanto è 'l dolce male
né 'n penser cape, nonche 'n versi o 'n rima;

l'altra non già: ché 'l mio bel foco è tale
ch'ogni uom pareggia; et del suo lume in cima
chi volar pensa, indarno spiega l'ale.


Amour, qui consumes mon cœur d’un zèle ardent, le tiens serré par la peur glacée, et ce qui est bien plus, tiens mon intelligence dans le doute entre l’espérance et la crainte, la flamme ou la glace.

Je tremble sous le ciel le plus chaud, je brûle sous le ciel le plus froid, toujours plein de désir et de soupçon ; absolument comme si, sous son vêtement simple ou sous son voile léger, ma Dame cachait un homme vivant.

De ces peines, la première est la mienne propre ; je brûle jour et nuit ; et combien grand est ce doux mal, on ne peut se l’imaginer par la pensée, loin de pouvoir l’exprimer en vers ni en rimes.

L’autre, je ne l’éprouve point ; car mon beau feu est tel qu’aucun autre ne l’égale ; et celui qui espère voler jusqu’à la cime de sa belle lumière, déploie en vain les ailes.


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Sonnet 130

Si les doux regards de Laure le font souffrir jusqu’à causer sa mort, que serait-ce si elle les lui refusait ?


Se 'l dolce sguardo di costei m'ancide,
et le soavi parolette accorte,
et s'Amor sopra me la fa sí forte
sol quando parla, over quando sorride,

lasso, che fia, se forse ella divide,
o per mia colpa o per malvagia sorte,
gli occhi suoi da Mercé, sí che di morte,
là dove or m'assicura, allor mi sfide?

Però s'i' tremo, et vo col cor gelato,
qualor veggio cangiata sua figura,
questo temer d'antiche prove è nato.

Femina è cosa mobil per natura:
ond'io so ben ch'un amoroso stato
in cor di donna picciol tempo dura.


Si le doux regard de ma Dame me tue, ainsi que ses paroles courtoises, et si Amour lui donne tant d’empire sur moi seulement quand elle parle ou qu’elle sourit,

Que sera-ce, hélas ! si, par aventure, soit par ma faute, soit par malechance, ses yeux me privent de merci, et me donnent la mort alors que maintenant ils me rassurent contre elle ?

Si donc je tremble et vais le cœur glacé chaque fois que je vois sa figure changer, cette crainte est née d’une longue expérience.

La femme est chose mobile par nature ; d’où je sais bien que les sentiments amoureux durent peu dans le cœur d’une dame.

 


Pétrarque

 

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