Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Pendant la vie de Madame Laure Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883) Pendant la vie de Laure - Canzones 1 à 5(23/366) - Canzone 1 : Il a perdu sa liberté et est devenu l’esclave de l’Amour. — Il décrit et déplore cette situation. Canzone 1 Il a perdu sa liberté et est devenu l’esclave de l’Amour. — Il décrit et déplore cette situation.
I' dico che dal dí che 'l primo assalto Qual mi fec'io quando primier m'accorsi Cosí lungo l'amate rive andai, Ella parlava sí turbata in vista, Ben mi credea dinanzi agli occhi suoi L'alma ch'è sol da Dio facta gentile, Spirto doglioso errante (mi rimembra) Canzon, i' non fu' mai quel nuvol d'oro
Je dis que jusqu’au jour où Amour me livra le premier assaut, de nombreuses années s’étaient écoulées, de façon que j’avais perdu l’aspect juvénil, et tout autour de mon cœur, les pensées graves et sérieuses avaient fait une enveloppe quasi aussi dure que le diamant, qui ne permettait pas à mon humeur farouche de l’adoucir. Les larmes ne baignaient pas encore ma poitrine, et n’interrompaient point mon sommeil ; et ce qui n’existait pas encore en moi me semblait un miracle chez les autres. Hélas ! que suis-je ! que fus-je ? La fin de la vie et le soir de la journée sont seuls à louer. Le cruel dont je parle, voyant que jusqu’alors les atteintes de son dard n’avaient pas dépassé mon vêtement, choisit dans son escorte une puissante dame auprès de laquelle ne m’ont jamais servi ou me servent peu l’esprit, la force, ou demander pardon. Tous deux me transformèrent en ce que je suis, me faisant, d’homme vivant, un laurier vert, qui, même dans la froide saison, ne perd pas son feuillage. Que devins-je, quand je m’aperçus pour la première fois de la transfiguration de ma personne, et que je vis mes cheveux se changer en ce même feuillage dont j’avais autrefois espéré leur faire une couronne ; quand je sentis les pieds sur lesquels je m’étais jusque-là tenu debout, avec lesquels j’avais marché et couru — selon que chaque membre obéit à l’âme — devenir deux racines sur les ondes non du Pénée, mais d’un fleuve plus impétueux ; mes deux bras se changer en deux rameaux ! Je n’en suis pas moins glacé d’effroi en me souvenant comment je fus ensuite couvert de plumes blanches, alors que je vis mon espoir qui était monté trop haut, foudroyé et tomber mort. Et ne sachant où et quand le retrouver, je restai seul et tout en pleurs là où il me fut enlevé, cherchant jour et nuit deçà delà et jusqu’au milieu des ondes. Et à partir de ce jour jamais, tant qu’elle le put, ma langue ne cessa de se lamenter sur sa perte douloureuse ; d’où je pris la blancheur et la voix d’un cygne. Ainsi j’allai le long des rives aimées ; car, dans mon désir de parler, je chantais sans cesse, clamant merci d’une voix étrange. Et jamais je ne sus faire résonner les amoureuses plaintes en chants assez doux et assez suaves pour amolir ce cœur âpre et féroce. Combien ce me fut dur à sentir, puisque le seul souvenir m’en est cuisant ! Mais il faut que je dise, sur ma douce et cruelle ennemie, bien plus de choses encore que ce que je viens de dire, bien que ces choses soient telles qu’elles surpassent tout ce qu’on peut entendre. Celle-ci, qui avec son regard dérobe les âmes, m’ouvrit la poitrine et me prit le cœur avec la main, en me disant : ne parle point de cela. Puis je la revis seule, sous un nouvel aspect, et telle que je ne l’avais point connue (ô sens humain !) je lui dis au contraire la vérité, plein de peur ; et elle, reprenant aussitôt son air habituel, me changea hélas ! d’homme que j’étais, en un rocher quasi vivant et épouvanté. Elle parlait d’un air si courroucé, qu’elle me fit trembler dans la pierre où j’étais, en entendant : Je ne suis pas telle que tu me crois sans doute. Et je me disais à part moi : Si elle me délivre de cette enveloppe de pierre, nulle existence ne me sera ennuyeuse ni triste. Reviens, mon seigneur, me faire pleurer. Je ne sais comment, mais je m’en allai de là, n’accusant personne que moi-même, et je restai tout ce jour moitié vif et moitié mort. Mais comme le temps est court, la plume ne peut suivre de près le bon vouloir ; ce qui fait que je passe bien des choses écrites en mon souvenir, et que je parle seulement de quelques-unes, cause d’étonnement pour qui les écoute. La mort s’était roulée autour de mon cœur, et, en me taisant, je ne pouvais l’arracher de ses mains, ni secourir mes esprits oppressés. Parler de vive voix m’était interdit ; c’est pourquoi je criai avec le papier et l’encre : Je ne suis plus à moi, non ; si je meurs, c’est votre faute ! Je croyais bien ainsi me rendre à ses yeux digne de pardon, d’indigne que j’étais ; et cet espoir m’avait rendu audacieux. Mais tantôt l’humilité éteint l’indignation, tantôt elle l’enflamme ; j’ai su cela depuis, ayant vécu longtemps dans les ténèbres, car à cause de ces prières, ma lumière avait disparu. Et moi, ne retrouvant plus tout autour de moi la trace de son ombre ni même de ses pas, comme un homme qui dort en marchant, je me jetai, un jour, lassé sur l’herbe. Là, accusant le fugitif rayon, je lâchai le frein aux tristes larmes, et je les laissai tomber sur le sol comme il leur plut. Et jamais neige ne disparut au soleil aussi rapidement que je me sentis défaillir tout entier, et changer en fontaine au pied d’un hêtre. Je poursuivis longtemps cet humide voyage. Qui a jamais entendu dire qu’une fontaine naisse d’un homme ? Et pourtant je parle de choses manifestes et certaines. L’âme que Dieu seul a faite noble — car une telle grâce ne peut venir d’un autre — a retenu quelque chose qui la fait ressembler à son Créateur. Aussi, elle n’est jamais lasse de pardonner à qui vient à merci, avec un cœur et une attitude humbles, queque nombreuses qu’aient été les offenses. Et si, contre sa nature, elle se laisse longtemps prier, elle se modèle sur lui. Et elle le fait pour qu’on s’épouvante de la faute ; car celui-là ne se repent point bien d’une faute, qui s’apprête à en commettre une autre. Quand ma Dame, émue de pitié, daigna me regarder, elle vit et elle reconnut que la peine avait été égale à la faute ; bénigne, elle me remit en mon premier état. Mais il n’y a rien au monde en qui l’homme sage doive se fier ; car, malgré mes prières, elle me changea les nerfs et les os en dure pierre, et je restai une voix dépouillée de ses anciens membres, appelant la mort et ma Dame seule par son nom. Esprit douloureux, errant — je m’en souviens — par les cavernes désertes et étrangères, je pleurai pendant de nombreuses années mon audace effrénée. Mais ensuite ce mal prit encore fin et je revins dans mes membres terrestres pour y ressentir, je crois, une douleur encore plus grande. Je poursuivais si avant mon désir, qu’un jour je me mis à chasser, comme j’en avais l’habitude ; et je vis, cette belle et cruelle bête qui se tenait toute nue dans une source, à l’heure où le soleil ardait le plus fort. Moi qu’aucune autre vue ne saurait satisfaire, je m’arrêtai à la regarder, ce dont elle eut vergogne. Et, soit pour se venger, soit pour se cacher, elle me jeta de l’eau au visage avec ses mains. Je vais dire une chose vraie, et qui semblera peut-être un mensonge : je me sentis dépouillé de ma figure, et je fus sur-le-champ transformé en cerf solitaire et errant de forêt en forêt, fuyant jusqu’à mes propres chiens. Chanson, je ne fus jamais cette nuée d’or qui tomba ensuite en pluie précieuse, et qui éteignit en partie le feu de Jupiter ; mais je fus bien la flamme qu’un beau regard allume ; et je fus l’oiseau qui s’élève le plus haut dans l’air, élevant avec moi celle que j’honore dans mes chants. Mais quelles qu’aient été mes métamorphoses, je n’ai jamais quitté le Laurier dans lequel je fus transformé tout d’abord, car sa douce ombre chasse de mon cœur tout autre plaisir moins beau.
Après avoir loué les beautés de Laure, il se demande s’il doit ou non cesser de l’aimer.
Et se pur s'arma talor a dolersi Di quanto per Amor già mai soffersi, Ma l'ora e 'l giorno ch'io le luci apersi Lagrima dunque che da gli occhi versi Da me son fatti i miei pensier' diversi: Benigne stelle che compagne fersi So io ben ch'a voler chiuder in versi Quando il sol gira, Amor piú caro pegno,
Et si pourtant mon âme se hasarde parfois à se plaindre, alors que le bon sens vient à lui manquer et que sa douleur lui fait craindre de perdre la vie, Laure lui apparaît soudain et lui fait oublier son désir effréné ; car cette vue m’enlève du cœur toute folle idée, et change toute mon indignation en douceur. De tout ce que j’ai souffert jusqu’ici par amour, et de ce que j’ai encore à souffrir jusqu’à ce que mon cœur soit guéri par celle-là même, rebelle à la merci, qui l’a mordu et l’énamoure, j’aurai vengeance, pourvu seulement que, par orgueil et par colère, en présence de mon humilité, elle ne tienne pas fermé à clef le beau passage par lequel je suis venu à elle. Mais la première cause de cette existence douloureuse pour moi, ce fut l’heure et le jour où je jetai les yeux sur ces beaux yeux noirs et ce beau visage blanc qui me chassèrent de mon propre cœur où Amour courut se loger ; ce fut, d’autre part, cette dame en qui notre époque se contemple, et que peuvent voir sans en être effrayés ceux-là seuls qui sont de plomb ou de bois. Donc, aucune des larmes que j’ai versées à cause de ces traits qui, dans mon flanc gauche, ont baigné de sang mon cœur qui s’en est aperçu le premier, aucune de ces larmes ne me détourne de ma volonté d’aimer cette dame, car la condamnation est tombée sur cette partie de mon être qui l’a méritée. Mon âme soupire pour elle ; et il est bien juste que mes larmes lavent les plaies qu’elle m’a faites. Mes pensers sont devenus étrangers à moi-même. Ainsi, jadis, pris de la même fatigue que moi, le glaive aimé se tourna contre lui-même. Pourtant, je ne prie pas ma Dame de me rendre ma liberté, car toutes les autres routes sont moins droites pour aller au ciel que celle que je suis, et certainement on ne peut aspirer au glorieux royaume sur un navire plus sûr. Bénignes étoiles que celles qui furent les compagnes du fortuné flanc, quand le bel enfantement se révéla au monde d’ici-bas ! Car Laure est une étoile sur la terre, et, comme la feuille sur le laurier, elle conserve dans toute sa verdeur le don précieux de l’honnêteté ; la foudre ne saurait l’atteindre, et jamais vent mauvais ne la moleste. Je sais bien qu’à vouloir enfermer ses louanges dans des vers, se fatiguerait quiconque aurait la plus digne main pour écrire. En quelle chambre de mémoire peut être réuni autant de mérite, autant de beauté qu’on en voit en regardant ces yeux siège de toute vertu, douce clef de mon cœur ? Madame, dans tout le cours du soleil, Amour n’a pas de plus cher gage que vous.
Chagriné d’être loin de Laure, il brûle du désir de la revoir.
Il tempo passa, et l'ore son sí pronte Ogni loco m'atrista ov'io non veggio Lasso, se ragionando si rinfresca Novo piacer che ne gli umani ingegni Le treccie d'òr che devrien fare il sole Et per pianger anchor con piú diletto, Canzon, s'al dolce loco
Le temps passe, et les heures sont si promptes à fournir leur voyage, que je n’ai pas assez de loisir pour penser seulement avec quelle rapidité je cours à la mort. À peine un rayon de soleil a-t-il surgi à l’orient, que tu le verras arrivé aux monts qui sont à l’autre bout de l’horizon, par des chemins longs et tortueux. Les vies sont si courtes, si lourds et si fragiles sont les corps des hommes mortels, que lorsque je me vois si séparé de ce beau visage, ne pouvant avec mon désir déployer les ailes, mon confort habituel me sert de peu, et je ne sais combien de temps je pourrai vivre en cet état. Tout lieu m’attriste où je ne vois pas ces beaux yeux suaves qui ont emporté les clefs de mes doux pensers, jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu. Et pour que le dur exil me soit encore plus pénible, si je dors, si je marche ou si je repose, je ne demande jamais autre chose, et tout ce que j’ai vu depuis eux, me déplaît. Combien de montagnes, combien d’eaux, combien de mers et de fleuves me cachent ces deux flambeaux qui ont changé mes ténèbres quasi en une belle clarté de midi, afin que le souvenir m’en soit plus cruel, et que la vie âpre et ennuyeuse que je mène présentement me fasse sentir combien ma vie était alors joyeuse ! Hélas ! si parler d’elle redouble cet ardent désir qui naquit le jour où je laissai derrière moi la meilleure partie de moi-même, et si Amour s’en va par un long oubli, qui me pousse ainsi vers l’appât dont s’accroît ma douleur ? Et pourquoi, auparavant, n’essayé-je pas, en me taisant, de me pétrifier ? Certes, le cristal ni le verre n’ont jamais laissé voir au dehors une couleur étrangère, enfermée en eux, plus clairement que l’âme désolée ne montre nos pensées et la douceur cruelle cachée dans le cœur, au moyen des yeux qui, toujours avides de pleurer, ne font jour et nuit que chercher chose qui les satisfasse. Étrange plaisir qui se trouve souvent dans l’esprit des humains, d’aimer toute chose nouvelle qui leur attire une plus grande foule de soupirs ! Et moi je suis un de ceux qui aiment à pleurer. Et il paraît bien que je m’étudie à ce que mes yeux soient imprégnés de larmes, comme mon cœur de douleur. Et parce que parler des beaux yeux de Laure me pousse à pleurer — et il n’y a chose au monde qui me touche à ce point, ou que je ressente si profondément — je reviens le plus souvent à ce qui est pour moi une plus large source de chagrin, et, par mon cœur, sont ainsi punis les deux yeux qui, sur le chemin d’Amour, furent mes guides. Les tresses d’or qui devraient faire aller le soleil plein d’une immense jalousie ; et le beau regard serein, où les rayons d’amour sont si chauds qu’ils me font mourir avant le temps ; et les accortes paroles, si rares au monde et sous le soleil, dont elle me fit gracieusement largesse, tout cela m’est enlevé. Et je pardonne plus facilement toute autre offense, que de me voir refusé ce doux et angélique salut qui avait coutume d’élever mon cœur à la vertu, en allumant son désir. De sorte que je ne pense pas entendre jamais rien qui m’induise à autre chose qu’à pousser des gémissements. Et pour que je pleure avec encore plus de charme, ces lieux alpestres et sauvages me cachent les blanches mains délicates, et les beaux bras, et les gestes suavement altiers, et les doux dédains altièrement humbles, et la belle et jeune poitrine, siège d’une haute intelligence. Et je ne sais si j’espère lavoir avant que je meure. Pourtant, de temps en temps, surgit quelque espoir, mais il ne reste pas ; il retombe soudain et me confirme dans la crainte que je ne reverrai jamais celle que le ciel honore, en qui résident honneur et courtoisie, et avec laquelle je prie le ciel de me faire vivre. Chanson, si dans son doux séjour, tu vois notre Dame, j’espère bien que tu crois qu’elle te tendra la belle main dont je suis si éloigné. Ne la touche pas ; mais, humblement prosternée à ses pieds, dis-lui que j’irai la rejoindre aussitôt que je pourrai, soit pur esprit, soit homme de chair et d’os.
Tous les êtres se reposent après leurs travaux, et lui n’a jamais de repos.
Come 'l sol volge le 'nfiammate rote Quando vede 'l pastor calare i raggi E i naviganti in qualche chiusa valle Et perché un poco nel parlar mi sfogo, Canzon, se l'esser meco
Quand le soleil meut ses roues enflammées, pour faire place à la nuit, alors que l’ombre plus grande descend des hautes montagnes, l’avare laboureur ramasse ses instruments de travail, et, par ses chants et ses mélodies rustiques, chasse de son sein toute fatigue. Puis il charge sa table de mets misérables, semblables à ces glands que tout le monde honore en les fuyant. Mais se repose de temps en temps quiconque voudra ; pour moi, je n’ai pas encore eu une heure, je ne dirai pas de joie, mais de repos, quels que soient les mouvements du ciel et de notre planète. Quand le berger voit les rayons de la grande planète tomber à l’endroit où il se repose pendant la nuit, et les pays d’orient s’obscurcir, il se dresse sur ses pieds, et avec sa houlette habituelle, quittant les pâturages, les fontaines et les bois, il ramène doucement son troupeau. Puis, loin des hommes, il jonche sa cabane ou quelque caverne de verts feuillages, s’y couche et y dort sans souci. Ah ! cruel Amour, c’est alors que tu me forces à poursuivre avec plus d’ardeur une bête sauvage que je ne puis atteindre, car elle se dérobe et fuit. Et les navigateurs, au fond de quelque golfe abrité, quand le soleil se cache, jettent leurs membres fatigués sur la dure planche et sous leurs habits grossiers. Mais moi, bien que le soleil se plonge au milieu des flots, et laisse l’Espagne derrière ses épaules, ainsi que Grenade, le Maroc et les Colonnes d’Hercule ; et bien que, hommes, femmes, animaux, et le monde entier se reposent de leurs peines, je ne vois pas finir mon obstiné souci ; et je me plains que chaque jour apporte quelque accroissement à mes maux ; car voilà bien près de dix ans déjà que je ne fais que croître en ce désir, et je ne puis deviner qui m’en délivrera. Et, puisque je me soulage un peu à parler, je vois, le soir, les bœufs déliés revenir des champs et des coteaux labourés. Et moi, pourquoi mes soupirs, pourquoi mon joug si pesant, ne me sont-ils pas enlevés pendant quelque temps ? Pourquoi, jour et nuit, mes yeux sont-ils mouillés ? Malheureux ! qu’as-tu voulu, quand, pour la première fois, tu les tins fixés sur le beau visage pour le graver, par l’imagination, en un endroit d’où, par force ou par artifice, on ne l’effacera jamais, jusqu’à ce que cet endroit devienne la proie de celle à qui tout revient ? Et je ne sais même pas bien encore à quel point je puis croire en elle. Chanson, si avoir été avec moi du matin au soir t’a faite du même esprit que moi, tu ne voudras te montrer nulle part ; et tu te soucieras si peu des éloges d’autrui, qu’il te suffira d’aller de montagne en montagne, songeant à l’état où m’a réduit le feu de cette pierre vivante sur laquelle je m’appuie.
Il voudrait se consoler en chantant, mais sa faute même le contraint à pleurer.
Ragione è ben ch'alcuna volta io canti, Vaghi pensier' che cosí passo passo Che parlo ? o dove sono ? e chi m'inganna, Tutte le cose, di che 'l mondo è adorno
Il est bien juste que je chante quelquefois après avoir soupiré si longtemps ; car je ne commencerai jamais assez tôt pour égaler par mes rires tant de douleurs déjà subies. Et si je pouvais faire que quelques-uns de mes doux chants procurassent le moindre plaisir aux beaux yeux que j’adore, je serais le plus heureux des amants. Mais plus heureux encore si je pouvais dire sans mentir : ma Dame m’en prie, c’est pourquoi je veux chanter. Vains pensers, qui m’avez ainsi peu à peu conduit à tant espérer, sachez que ma Dame a un cœur d’émail, si dur que je ne puis y pénétrer. Elle ne daigne pas regarder si bas que de se soucier de nos paroles ; le ciel ne le veut pas, et je suis déjà las d’avoir combattu cette résistance. Aussi, de même que mon cœur s’endurcit et devient féroce, je veux être amer dans mes chants. Que dis-je ? où suis-je ? Et qui donc m’égare, si ce n’est moi-même et la surabondance de mon désir ? Oui, si je parcours le ciel de cercle en cercle, je ne vois aucune planète qui me condamne à pleurer. Si un voile mortel obscurcit ma vue, en quoi est-ce la faute des étoiles ou des belles choses ? C’est en moi que réside ce qui jour et nuit m’oppresse, depuis que m’a enivré le plaisir de sa douce vue et de son beau regard suave. Toutes les choses dont le monde est embelli, sortirent bonnes des mains du Maître éternel ; mais moi, qui ne pénètre pas si profond, je suis ébloui par la beauté qui se montre à moi. Et si parfois je retourne à la vraie splendeur, mon œil ne peut en supporter l’éclat. Ainsi l’a rendu débile sa propre faute, et non pas le jour que je le dirigeai sur l’angélique beauté « en la douce saison du printemps. »
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Pétrarque
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