Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Après la mort de Madame Laure Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883) Après la mort de Laure - Canzones M-01 à M-04(268/366) - Canzone M-01 : La mort de Laure lui enlève toute consolation, et il ne vivra que pour chanter ses louanges. Canzone M-01 La mort de Laure lui enlève toute consolation, et il ne vivra que pour chanter ses louanges.
Amor, tu 'l senti, ond'io teco mi doglio, Caduta è la tua gloria, et tu nol vedi, Oïmè, terra è fatto il suo bel viso, Piú che mai bella et piú leggiadra donna Donne, voi che miraste sua beltate - Pon' freno al gran dolor che ti trasporta, Fuggi 'l sereno e 'l verde,
Amour, tu vois combien est âpre et grave la perte dont je me plains avec toi ; et je sais que mon mal, ou plutôt le nôtre, te pèse et te fait souffrir, car nous avons brisé notre navire sur un même écueil, et le soleil s’est obscurci au même moment pour nous deux. Quel esprit pourrait exprimer par des paroles mon douloureux état ? Ah ! monde aveugle, ingrat ! tu as grand sujet de pleurer avec moi, car, avec elle, tu as perdu tout ce qu’il y avait de bien en toi. Ta gloire est tombée, et tu ne le vois pas ; et tu n’étais pas digne, pendant qu’elle vécut ici-bas, de la connaître, ni d’être touché par ses pieds sacrés ; car une si belle chose devait orner le ciel de sa présence. Mais moi, hélas ! qui sans elle ne puis aimer ni la vie mortelle, ni moi-même, je la rappelle en pleurant. Voilà ce qui me reste de tant d’espérances ! voilà ce qui seul me soutient encore ici-bas. Hélas ! il est devenu un peu de terre, son beau visage qui était parmi nous un continuel témoignage du ciel et du bien qui existe là-haut. Sa forme invisible est en paradis ; elle s’est délivrée de ce voile qui ombrageait ici la fleur de ses années, pour s’en revêtir ensuite une fois encore, et ne plus jamais s’en dépouiller, quand nous la verrons devenir d’autant plus excellente et plus belle, que l’éternelle beauté l’emporte sur la beauté mortelle. Plus belle et plus gracieuse dame que jamais, elle revient vers moi, comme là où elle sent que sa vue est plus chère. C’est là une des colonnes de ma vie. L’autre est son nom éclatant qui résonne en mon cœur si doucement. Mais quand il me revient à l’esprit que mon espérance est morte juste au moment où, pleine de vie, elle était dans sa fleur, Amour sait bien ce que je deviens, et — je l’espère — elle le voit aussi, celle qui est maintenant si près de la vérité. Dames, vous qui admiriez sa beauté et son angélique vie, ainsi que sa démarche céleste sur la terre, pleurez sur moi et que la pitié vous touche, mais non pour elle qui s’est élevée à une si grande paix, et m’a laissé en pleine guerre, de telle sorte que si d’autres puissances me ferment longtemps encore le chemin pour la suivre, les paroles qu’Amour me dit m’empêcheront seules de trancher le nœud de ma vie ; mais voici la façon dont il raisonne au dedans de moi : Mets un frein à la grande douleur qui te transporte ; car par excès de désirs on perd le ciel où ton cœur aspire, où est vivante celle qui semble morte aux autres, et où elle sourit de ses belles dépouilles, tandis que toi seul la fais soupirer. Et elle te prie de ne pas laisser éteindre sa renommée qui, en beaucoup d’endroits, respire encore par ta bouche ; mais que ta voix fasse au contraire briller son nom, si ses yeux te furent doux et chers. Fuis la clarté et la verdure ; ne t’approche point des lieux où l’on rit, où l’on chante, ô ma chanson, mais bien des endroits où l’on pleure. Il n’est pas fait pour toi de rester parmi les gens joyeux, inconsolable veuve aux vêtements noirs.
Si Amour ne sait pas, et ne peut pas redonner la vie à Laure, il ne craint plus de tomber dans ses filets.
Riponi entro 'l bel viso il vivo lume Fammi sentir de quell'aura gentile Fa ch'io riveggia il bel guardo, ch'un sole Dal laccio d'òr non sia mai chi me scioglia, L'arme tue furon gli occhi, onde l'accese Gli animi ch'al tuo regno il cielo inchina Morte m'à sciolto, Amor, d'ogni tua legge:
Replace dans le beau regard la vive lumière qui était mon guide, et la flamme suave qui m’enflamme toute éteinte qu’elle est. — Que faisait-elle donc quand elle brûlait ? — Et jamais on ne vit cerf ni daim chercher source ni fleuve avec autant d’avidité, que je retourne moi-même à la douce habitude qui m’a déjà tant causé d’amertume et dont j’en attends plus encore, si je me coupais bien moi-même et si je connais bien le désir qui me fait m’égarer rien que d’y penser, qui m’entraîne là où le chemin vient à manquer, et pousse mon âme fatiguée à la poursuite d’une chose que je n’espère jamais atteindre, Maintenant, je dédaigne de venir à ton appel, car tu n’as point de pouvoir hors de ton royaume. Fais-moi sentir cette brise gentille qui vient du dehors, comme je sens encore celle qui souffle en moi, et qui, par ses chants, avait le pouvoir d’apaiser l’indignation et les colères, de rasséréner l’esprit tempétueux, d’en chasser tout nuage vil et sombre, et qui élevait mon style au-dessus de lui-même, là où maintenant il ne pourrait atteindre. Égale l’espérance au désir, et puisque l’âme est plus forte dans son raisonnement, rends aux yeux, rends aux oreilles leur objet propre, sans lequel leur œuvre est imparfaite et ma vie n’est qu’une mort. C’est en vain que, maintenant, tu uses ta force sur moi, tant que la terre recouvre mon premier amour. Fais que je revoie le beau regard qui fut un soleil sur la glace dont j’allais toujours chargé ; fais que je te trouve au passage où mon cœur est passé sans retour ; prends tes flèches dorées et prends l’arc, et fais-le-moi entendre, comme d’habitude, avec le son des paroles par lesquelles j’appris quelle chose c’est que l’amour ; fais mouvoir la langue où étaient préparés à toute heure, les hameçons auxquels je fus pris, et l’appât que je désire toujours ; et cache tes lacs parmi les cheveux blonds et crespelés, car mon désir ne peut s’engluer ailleurs ; éparpille de tes mains ces cheveux au vent ; lie-m’en, et tu pourras me rendre heureux. Il n’y aura jamais rien qui puisse me détacher de ce lien d’or, négligé avec art, débouclé et en liberté, ni de l’ardente attraction de sa vue doucement acerbe, laquelle, jour et nuit, conservait en moi l’amoureux désir plus vert que le laurier ou que le myrte, alors que le bois et la campagne se revêtissent ou se dépouillent de feuillage et d’herbe. Mais puisque la Mort est devenue si superbe qu’elle a brisé le nœud dont je redoutais de m’échapper, et que tu ne peux pas trouver, tant que tournera le monde, de quoi en ourdir un second, à quoi te sert, Amour, de mettre encore ton génie à l’épreuve ? La saison est passée, tu as perdu les armes qui me faisaient trembler ; désormais que peux-tu me faire ? Tes armes, c’étaient les yeux dont les flèches embrasées sortaient d’un invisible feu, et craignaient peu la raison, car, contre le ciel, aucune défense humaine ne prévaut ; c’étaient la façon de penser et de se taire, de rire et déjouer ; le maintien honnête et l’entretien courtois ; les paroles qui, à les entendre, auraient fait un gentilhomme d’une âme vile ; l’angélique semblance, humble et douce, dont elle entendait faire de tous côtés l’éloge ; et la manière de s’asseoir et de se tenir debout, qui souvent laissaient les gens embarrassés de savoir quand et de quoi ils devaient le plus la louer. Avec ces armes, tu triomphais des cœurs les plus durs ; maintenant tu es désarmé, je suis tranquille. Les esprits que le ciel soumet à ton empire, tu les lies tantôt d’une façon, et tantôt d’une autre ; mais moi, il n’y a qu’un lien dont tu aies pu me lier, car le ciel ne voulut pas t’en permettre plus. Cet unique lien est brisé ; et quoiqu’en liberté, je ne me réjouis pas, mais je pleure et je crie : ô noble voyageuse, quelle est la sentence divine qui, m’ayant lié le premier, te délie, toi, la première ? Dieu qui te retira promptement au monde, ne nous montra une si grande et une si haute vertu, que pour enflammer notre désir. Certes, je ne crains plus, Amour, de nouvelles blessures de ta main ; en vain tu tends l’arc, tu frappes à vide ; sa puissance est tombée quand les beaux yeux se sont fermés. Amour, la mort m’a complètement affranchi de ta loi. Celle qui fut ma Dame est allée au ciel, laissant ma vie triste et libre.
Il décrit allégoriquement les vertus de Laure, et pleure sa mort prématurée.
Indi per alto mar vidi una nave, In un boschetto novo, i rami santi Chiara fontana in quel medesmo bosco Una strania fenice, ambedue l'ale Alfin vid'io per entro i fiori et l'erba Canzon, tu puoi ben dire:
Ensuite, je vis sur la haute mer un navire aux cordages de soie et à la voile d’or, et tout entier construit d’ivoire et d’ébène. Et la mer était tranquille, et le ciel était ce qu’il est quand aucun nuage ne le voile ; le navire était chargé de précieuse et riche marchandise. Puis, soudain, une tempête, venue d’Orient, troubla tellement les airs et les flots, que le navire frappa sur un écueil. Oh ! quelle poignante désolation ! il suffit d’un court instant pour engloutir, d’un étroit espace pour cacher à jamais les sublimes richesses à nulle autre secondes. En un joli bosquet florissaient les saints rameaux d’un laurier jeune et svelte, qui paraissait être un des arbres du paradis. Et de son ombre sortaient de si doux chants d’oiseaux divers, et tant d’autres délices, qu’ils m’avaient entièrement séparé du monde. Et pendant que je le regardais fixement, le ciel changea tout autour de lui, et, prenant un aspect sombre, le frappa d’un coup de foudre qui déracina soudain cette plante fortunée ; c’est de là que ma vie est triste, car pareil ombrage ne se retrouve jamais. Une claire fontaine, en ce même bosquet, sortait d’un rocher et répandait ses eaux fraîches et douces avec un murmure suave. Pâtres ni laboureurs n’approchaient de ce beau séjour ignoré, ombreux et sombre, mais les nymphes et les muses venaient chanter à ses accords. Là, je m’assis ; et au moment où je goûtais le plus de douceur à un pareil concert et à une telle vue, je vis s’ouvrir une caverne qui engloutit la fontaine et le site tout entier ; de quoi je ressens encore de la douleur, et le seul souvenir m’en épouvante. Ayant vu un phénix étranger, avec les deux ailes vêtues de pourpre et la tête d’or, aller par la forêt altier et solitaire, je crus voir d’abord une forme céleste et immortelle, jusqu’à ce qu’il arrivât au svelte laurier et à la fontaine engloutie par la terre. Chaque chose vole au trépas ; car ayant regardé les feuillages épars à terre, et le tronc brisé, et cette source vive desséchée, il tourna son bec contre soi-même, quasi plein de dédain, et en un instant il disparut ; de quoi mon cœur brûle de pitié et d’amour. Enfin, je vis parmi les fleurs et l’herbe, marcher, pensive, une si gracieuse et si belle dame, que je n’y pense jamais sans brûler et trembler ; elle était humble en son maintien, mais pleine de superbe contre Amour ; et elle avait sur le corps une robe si blanche, tissée de telle sorte qu’elle semblait être à la fois d’or et de neige. Mais le haut de son corps était enveloppé d’un nuage obscur. Piquée ensuite au talon par un petit serpent, comme languit une fleur cueillie, elle s’en alla, non pas seulement tranquille, mais joyeuse. Ah ! rien autre chose au monde n’est durable que les pleurs ! Chanson, tu peux bien dire : ces six visions ont donné à mon maître un doux désir de mourir.
Il se rappelle les grâces qu’il découvrit en Laure du premier jour où il la vit.
Muri eran d'alabastro, e 'l tetto d'oro, A le pungenti, ardenti et lucide arme, I' era in terra, e 'l cor in paradiso, Il dí che costei nacque, eran le stelle Com'ella venne in questo viver basso, Poi che crescendo in tempo et in virtute, Detto questo, a la sua volubil rota
Les murs étaient d’albâtre et le toit était d’or, la porte d’ivoire et les fenêtres de saphir, à l’endroit d’où me vint au cœur le premier soupir et d’où me viendra le dernier. C’est de là que les messagers d’Amour sortirent armés de flèches et de feu ; aussi, en repensant à eux, que je vois couronnés de laurier, je tremble comme si j’y étais encore. On y voyait au milieu, un siège altier, fait d’un beau diamant équarri et qui n’avait jamais été terni, et sur lequel la belle dame avait coutume de s’asseoir. Devant le siège s’élevait une colonne de cristal, au dedans de laquelle étaient écrites toutes mes pensées, et qui projetait au dehors de si clairs rayons que j’en soupirais souvent. À l’aspect de ces armes aiguës, ardentes et pleines d’éclat, de la victorieuse et verte bannière contre laquelle Jupiter, et Apollon, et Polyphème et Mars reculent en champ clos, je compris que j’étais venu là où les pleurs sont toujours nouveaux et reverdissent sans cesse ; et ne pouvant me défendre, je me laissai emmener prisonnier en un lieu d’où je ne sais pas aujourd’hui par quelle voie et par quel artifice on sort. Mais comme il arrive parfois qu’un homme pleure et voie en même temps une chose qui lui réjouit les yeux et le cœur ; ainsi, celle pour qui je suis en prison, et qui seule en sa vie fut une chose parfaite, se tenant sur un balcon, je me mis à la contempler avec un tel désir, que je mis en oubli et moi-même et mon mal. J’étais sur la terre et mon cœur était au paradis, oubliant doucement tout autre souci ; et je sentais ma vivante personne se changer en marbre et s’emplir d’étonnement, quand une dame à l’air fier et assuré, d’âge antique et jeune de visage, me voyant si fixement attaché aux mouvements de ce front et de ces sourcils : « C’est de moi, dit-elle, c’est de moi qu’il te faut prendre conseil, car j’ai un tout autre pouvoir que tu ne le crois ; et je sais rendre en un instant joyeux et triste. Plus légère que le vent, je gouverne et bouleverse tout ce que tu vois en ce monde. Tiens, comme l’aigle, tes yeux fixés sur le soleil, et prête en même temps l’oreille à ces paroles de moi : « Le jour que celle-ci naquit, les étoiles qui produisent parmi vous les effets heureux étaient aux lieux sublimes et choisis, tournées avec amour les unes vers les autres. Vénus et son père, sous un aspect bienveillant, occupaient les principales et les plus belles places ; et les étoiles funestes et perfides étaient quasi entièrement chassées du ciel. Le Soleil n’entr’ouvrit jamais un si beau jour ; l’air et la terre étaient pleins d’allégresse, et les eaux, par les mers et par les fleuves, jouissaient d’une paix profonde. Parmi tant de lumières amies, une nuée lointaine me déplut, et je crains qu’elle ne se résolve en pleurs, si la pitié ne tourne autrement le ciel. « Lorsqu’elle vint vivre en ce séjour si bas, et qui, à vrai dire, n’était pas digne d’elle, ce fut chose étrange de la voir déjà sainte et douce, bien qu’encore enfant ; elle semblait une perle blanche dans l’or fin ; marchant tantôt sur ses mains et sur ses pieds. tantôt à pas tremblants, elle rendait le bois, l’eau, la terre ou la pierre, vert, limpide, suave ; l’herbe, touchée par ses mains et ses pieds, redevenait plus fraîche et plus élancée ; et l’on voyait ses beaux yeux faire fleurir les campagnes, et les vents et les tempêtes s’apaiser aux balbutiements de sa langue à peine sevrée de lait, montrant clairement au monde sourd et aveugle combien elle avait déjà en elle de la lumière du ciel. « Après que, croissant en âge et en vertu, elle fut arrivée à son troisième été fleuri, je ne crois pas que jamais le soleil ait jamais vu tant de grâce ni de beauté. Ses yeux étaient pleins d’une honnête joie, et son parler de douceur et de confort. Toutes les langues sont muettes pour dire d’elle ce que seul tu en sais. Elle a le visage si éclairé de célestes rayons, que votre vue n’a pu se fixer sur lui, et sa belle présence terrestre t’a rempli le cœur d’un tel feu, que nul autre n’a jamais plus doucement brûlé. Mais il me paraît que son départ subit te sera trop tôt un motif de vie amère. » Cela dit, elle retourna à sa roue mobile, sur laquelle elle file notre trame, triste et infaillible devineresse de mes maux ; car, quelques années après, celle pour laquelle j’ai une telle faim de mourir, ô ma chanson, la Mort acerbe et cruelle me la ravit, et elle ne pouvait tuer un plus beau corps.
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Pétrarque
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