Tandis que je fouillais d’un regard curieux celui qui m’était plus qu’un père dit : « Mon fils, Alors je ramenai mon regard et mes pas Soudain on entendit chanter parmi des pleurs « Qu’est-ce que l’on entend là-bas, ô mon doux père ? » Comme des pèlerins qui vont pensant ailleurs de même, allant plus vite et sur nos mêmes traces, Ces esprits avaient tous des yeux creusés et sombres Je n’imagine pas qu’Erysichton parvint (250) Pour moi, je méditais, me disant en moi-même : Leurs yeux semblaient autant de bagues sans chaton ; Qui croirait que c’était le parfum d’une pomme Je cherchais, étonné, qui les affamait tant, quand voici que soudain, du profond de la tête, Je ne l’aurais pas su reconnaître au visage ; L’étincelle suffit pour rallumer la flamme « Tu ne dois regarder ni cette gale sèche mais parle-moi de toi ; dis-moi qui sont aussi « Ta face, que ta mort m’avait tant fait pleurer, Dis, pour l’amour de Dieu, qui te l’effeuille ainsi ? « Le vouloir éternel, me dit-il, a placé Toutes ces ombres-ci, qui chantent en pleurant L’appétit de manger et de boire s’excite Et c’est plus d’une fois que nous faisons le tour car le même désir nous conduit vers cet arbre, « Depuis ce jour, Forèse, où tu laissas le monde, Mais puisque tu perdis le pouvoir de pécher comment es-tu monté jusqu’ici ? Je pensais « C’est que je fus aidé, telle fut sa réponse, Ses larmes, ses soupirs, ses dévotes prières Elle est d’autant plus chère au Ciel et plus aimée, puisque la Barbagia de Sardaigne possède (256) Doux frère, que veux-tu que je te dise encore ? où du haut de la chaire il faudra prohiber Dis-moi, quelle barbare ou quelle Sarrasine Mais si ces femmes-là pouvaient imaginer Car, si de l’avenir je vois bien les mystères, Mon frère, maintenant ne me cache plus rien ! Je répondis alors : « Si tu gardes mémoire Celui qui me précède est venu me tirer la soeur de celui-ci. C’est lui qui m’a conduit Ensuite, ses conseils m’ont mené vers le haut, Il m’a dit qu’il voulait me tenir compagnie C’est de lui que je sais tout cela, c’est Virgile, avait tremblé si fort, l’instant d’auparavant. »
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250 - Erysichton avait été puni par Cérès, qui lui avait donné une faim tellement impossible à satisfaire, qu’il avait fini par se dévorer luimême. 251 - Lors du siège de Jérusalem par Titus, la famine à l’intérieur de la ville avait été telle, qu’une femme appelée Myriam avait mangé son propre fils. 252 - Le crâne vu de face formait, pour les hommes du Moyen Age, le mot omo « homme », les deux orbites étant les O et les fosses nasales, l’M. C’est celui-ci qui est le plus difficile à reconnaître sur la face des vivants ; mais les gourmands du Purgatoire étaient si maigres, qu’on le retrouvait facilement. Les explications des commentateurs sont en général assez différentes. 253 - Forese Donati, frère de Corso Donati, chef des Noirs de Florence et de Piccarda, que l’on retrouvera au Paradis, chant III, mourut en 1296. Il était un peu poète, et l’un des meilleurs amis de jeunesse de Dante. Cf. M. Barbi, La tenzone di Dante con Forese, dans Studi danteschi, IX, pp. 5-149. 254 - Puisque le repentir, qui est « l’heure de la bonne douleur ne te vint que sur le tard, alors tu avais perdu leur « le pouvoir de pécher » ; puisque, donc, ta réconciliation avec le Ciel ne s’est faite qu’in extremis, je pensais que tu serais encore dans l’Antipurgatoire, où l’on rachète les années passées dans le vice par autant d’années d’attente. 255 - La femme de Forese. Dans sa correspondance poétique avec Forese, Dante taquinait son ami, en lui reprochant déjà sa gourmandise, son amour des plaisirs et sa carence en tant qu’époux : ce passage du Purgatoire est donc une sorte de réparation posthume offerte à la mémoire de l’ami, qu’il pouvait bien attaquer lorsqu’il était vivant. 256 - La Barbagia, au centre de la Sardaigne, était réputée par la grossièreté bestiale de ses habitants : selon Forese, l’autre Barbagia, celle de Florence, était encore pire. 257 - Allusion sans doute à la vie joyeuse qu’ils avaient menée ensemble : en cette circonstance, cette allusion n’est pas un souvenir agréable, mais la « confession retenue, mais sincère », qu’il n’était pas luimême sans reproche (Tommaseo).
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Dante
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