François Coppée (1842-1908)
Recueil : Les Humbles (1872)

Un Fils - I


 

À Alexis Orsat

I

Quand ils vinrent louer deux chambres au cinquième,
Le portier, d’un coup d’oeil plein d’un mépris suprême,
Comprit tout et conclut : - C’est des petites gens.
Le garçonnet, avec ses yeux intelligents,
Était gai d’être en deuil, car sa veste était neuve.
Vieille à trente ans, sa mère, une timide veuve,
Sous ses longs voiles noirs cachait ses yeux rougis ;
Et quand on apporta dans ce pauvre logis
Leur mobilier, - il faut que du terme il réponde, -
Le portier s’assombrit : - C’est du tout petit monde,
Pensa-t-il. Néanmoins, leur humble logement
Étant payé le huit très-régulièrement,
II corrigea son mot : - Du petit monde honnête.
Mais quand il sut l’instant de leur coup de sonnette,
Il ne se pressa plus pour tirer le cordon,
- Par dignité ! - La veuve avait pourtant bon ton,
Et, pour vivre, courait les leçons de solfége.
A l’heure où son cher fils revenait du collége,
Elle était de retour et faisait le dîner.
Le dimanche, ils allaient souvent se promener
Ensemble au Luxembourg, donnaient du pain aux cygnes
Et revenaient. C’était de ces misères dignes
Et qui, lorsqu’on leur veut montrer de l’intérêt,
Ont un pâle sourire et gardent leur secret.
Ils plurent aux voisins. D’abord froide, la loge
Désarma. Le concierge eut quelques mots d’éloge ;
Et quand, six ans plus tard, un soir, il eut appris
Que le jeune homme avait obtenu tous les prix,
Ce père, ému par tant de courage et de zèle,
Rêva ceci : - Plus tard ?- Pour notre demoiselle ?-
Or, ce jour-là, tandis que le rhétoricien,
Radieux de l’orgueil de sa mère et du sien,
Pour la vingtième fois lui montrait son trophée
Et l’embrassait, au point qu’elle était étouffée,
Lui parlant à genoux ainsi qu’un amoureux
Et lui disant : - Maman, que nous sommes heureux !
Elle prit les deux mains de son fils dans les siennes
Et, tout à coup, laissant les douleurs anciennes
Toutes en même, temps s’échapper de son coeur,
A ce naïf, à cet heureux, à ce vainqueur,
Elle livra le mot de la science amère.

Il apprit qu’il n’avait que le nom de sa mère
Et qu’elle n’était pas veuve aux yeux de la loi.
Elle gagnait sa vie à vingt ans. Mais pourquoi
Laisser aller ainsi, seule, une jeune fille ?
La maitresse de chant et le fils de famille :
Un drame très-banal. Le coupable était mort
Brusquement, sans avoir pu réparer son tort ;
Elle eût voulu le suivre en ce moment funeste,
Mais elle avait un fils : - Un fils ! tu sais le reste.
Voilà, depuis seize ans, mon désespoir profond.
Je n’ai plus de santé, mes pauvres yeux s’en vont,
Tu n’as pas de métier, et nous avons des dettes.

L’enfant avait rêvé gloire, sabre, épaulettes,
Un avenir doré, les honneurs les plus grands.
A présent, il voulait gagner douze cents francs.
Il consola sa mère, il parla comme on prie :

- Tu sais. Nous connaissons quelqu’un à la mairie
Il me fera nommer ; c’est un chef de bureau.
Ah ! pourvu qu’à vingt ans j’aie un bon numéro !
Mais oui, j’ai de la chance au jeu. Ne sois pas triste.
Puis ce n’est pas pour rien que je suis un artiste.
Et que je sais un peu jouer du violon.
On peut faire un métier du talent de salon.

Je me sens un courage indomptable dans l’âme ;
Tu verras. Mais ris donc, maman. D’abord, madame,
Je ne serai content que quand vous aurez ri.
La pauvre heureuse mère ! un sourire attendri
Éclaira, fugitif, sa figure chagrine,
Puis, tendre, elle attira son fils sur sa poitrine,
Et, le serrant bien fort, elle pleura longtemps.

Le soir, quand il fut seul, l’enfant de dix-sept ans,
En rangeant, à côté des autres sur leurs planches,
Ses livres gaufrés d’or et tout dorés sur tranches,
A ses rêves d’hier pour toujours dit adieu.
Comme il l’avait prévu, d’ailleurs, le reste eut lieu.
Un emploi très-modeste occupa sa journée ;
Et la bonne moitié de sa nuit fut donnée
A racler des couplets dans un café-concert ;
Car il avait raison, et, pour vivre, tout sert.
Mais, du jour où l’enfant accepta la bataille,
Il cessa tout à coup de grandir ; et sa taille
Resta petite ainsi que son ambition.

Quand le portier connut cette décision,
Offensé dans ses goûts d’homme aristocratique,
Il ne put retenir quelques mots de critique :

- Ces gens de peu, dit-il, ont des instincts trop bas.
Ils voudraient s’élever, mais ils ne peuvent pas.
Ce jeune homme pourtant donnait quelque espérance,
C’est certain. Mais voilà ! pas de persévérance.
Et dire que jadis mon épouse estima
Qu’il pourrait convenir un jour à notre Emma !
Je souris quand je songe à ce projet folâtre.
D’ailleurs nous destinons notre fille au théâtre.

 

 


François Coppée

 

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