Thomas d’Angleterre (1150-1200)
Recueil : Tristan et Iseut

Fragment du Manuscrit de Turin


 

... Ce sont les plaisirs de l'amour, leurs souffrances, leurs tourments, leurs peines et leurs angoisses que Tristan redit à la statue. Il embrasse l'image d'Yseut quand il est en joie, mais il devient furieux lorsqu'il est triste et que la rêverie, le songe ou la foi trop profonde en ce qui n'est que calomnie lui font craindre qu'elle l'oublie ou qu'elle ait quelqu'autre amant ou que la faiblesse de ses sens ne l'oblige à se donner à un rival qui lui procure une volupté facile. De telles pensées l'égarent, et son cœur en est bouleversé ; il redoute le beau Cariadoc, dont elle peut s'éprendre : il est nuit et jour à ses côtés, toujours à son service, et il la flatte, et il lui reproche sa passion pour Tristan. Il a peur que, ne pouvant réaliser ce qu'elle désire, elle se satisfasse de ce qui est à sa portée : puisqu'elle ne peut rejoindre Tristan, elle peut choisir un autre ami. Quand il s'abandonne à cette méditation douloureuse, il regarde Yseut avec haine, et se tourne vers l'image de Brangien. Il ne veut plus voir Yseut ni lui parler, et c'est à sa suivante qu'il s'adresse en disant : "Chère, c'est à vous que je me plains de l'inconstance et de la trahison qu'Yseut a commises à mon égard."

Il dit tout ce qu'il pense aux images, et ne veut pas les quitter. Son regard tombe sur la main d'Yseut qui lui tend son anneau d'or, et il revoit le visage défait de son amie quand il reçoit son adieu ; il se souvient du serment qu'il a prononcé lors de la séparation ; il se met à pleurer et demande pardon de ses soupçons insensés : il sait bien qu'il a eu tort de se désespérer. S'il a fait faire cette statue, c'est précisément pour se confesser à elle et pour lui dire ses loyales pensées, ses folles fureurs, ses tourments et sa joie d'aimer, car il ne savait à qui confier le fond de son cœur et l'objet de ses désirs.

Tel est le comportement de Tristan amoureux : il s'en va, il revient, souvent il sourit à Yseut, et souvent il lui fait mauvaise figure, comme je l'ai déjà dit. L'amour lui dicte ce comportement et rend son cœur jaloux.

S'il n'aimait Yseut sur toutes choses, il ne craindrait personne ; mais il la soupçonne parce qu'il n'aime qu'elle.

S'il était épris d'une autre femme, il n'éprouverait pas une telle jalousie, mais s'il traverse un semblable doute, c'est qu'il craint de la perdre. Il ne ressentirait pas cette angoisse si sa passion était moindre, car lorsque quelqu'un nous est indifférent, peu nous importe ce qui lui arrive : faut-il s'inquiéter de ce dont on se moque ? Etrange amour qui blesse quatre personnes : chacun en souffre et s'en afflige, et tous vivent dans la tristesse sans y trouver de joie. Le roi Marc, tout d'abord, a peur qu'Yseut ne lui soit infidèle et n'aime un rival : malgré qu'il en ait, grand est son chagrin. Il ne se tourmente pas sans raison, et si son cœur est déchiré, c'est qu'il n'a de tendresse et de désir que pour Yseut qui s'est détachée de lui. Il peut jouir d'elle, mais c'est une mince compensation, quand elle ne pense qu'à un autre homme : il en est malheureux, il en perd le sens. Sa douleur est sans fin, puisqu'Yseut a donné son amour à Tristan. Yseut, ensuite, s'en afflige, parce qu'elle a ce qu'elle ne désire pas et qu'elle ne peut avoir ce qu'elle désire.

Le roi n'a qu'un sujet de tristesse, mais la reine s'en connaît deux. Elle aspire en vain à la présence de Tristan, et doit céder à son mari qu'elle n'a pas le droit de fuir ni de délaisser et qui ne satisfait pas ses sens.

Elle s'unit à son corps mais ne voudrait pas qu'il l'aimât : c'est une épreuve intolérable, alors qu'elle a tant besoin de Tristan ; mais Marc son mari l'empêche de le rejoindre, et elle lui doit sa ferveur exclusive. Elle sait bien que nul être au monde n'est si attaché à Tristan. Tristan veut Yseut, Yseut veut Tristan, mais il est loin, d'où son calvaire. Le seigneur Tristan éprouve lui aussi double peine et double douleur à cause de sa passion. Il a épousé l'autre Yseut, qu'il ne veut ni ne peut aimer. Il n'a pas le droit de la quitter ; malgré qu'il en ait, elle est sa femme, car il n'est pas question qu'elle divorce. Quand il l'embrasse, il ne ressent guère de plaisir, sauf à cause du nom qu'elle porte : cela seulement le console un peu. Il souffre à cause de celle qui est là, et plus encore à cause de l'absente : la belle reine, sa bien-aimée, en qui est sa mort et sa vie. D'où le double tourment dont l'amour le torture.

Mais elle n'en est pas moins déchirée, Yseut aux Blanches Mains, son épouse. Yseut la reine est moins malheureuse qu'elle : elle n'a même pas la compensation du plaisir. Son mari ne la prend jamais et elle n'a pas d'amant ; elle désire Tristan, elle est à Tristan, mais elle ne reçoit de lui aucune volupté. Yseut la Blonde déteste Marc, qui peut faire ce qu'il veut de son corps, mais ne saurait transformer son cœur... Et l'autre Yseut, frustrée, est réduite à aimer Tristan sans connaître la jouissance : lui seul peut la combler, et il ne la caresse qu'à contrecœur. Elle voudrait éprouver davantage la douceur de l'étreindre et de l'embrasser ; mais il repousse tout abandon et elle n'ose le requérir. Je ne saurais dire ici lequel des quatre est le plus malheureux, et je me sens incapable d'évaluer leur souffrance, parce que je ne suis pas dans leur peau. Mon rôle est d'exposer le problème, et c'est aux amants de juger lequel d'entre eux sait le mieux aimer ou subit la pire douleur faute d'être aimé.

Le seigneur Marc possède le corps d'Yseut et en use comme il entend. Mais elle cède à contrecœur et dans l'humiliation, parce qu'elle lui préfère Tristan qui n'aime qu'elle.

Yseut est à la disposition du roi : elle lui abandonne son corps ; cette contrainte lui est souvent insupportable, car elle n'éprouve aucune affection pour lui. Il est son mari et elle se résigne, mais toute sa volonté est tendue vers Tristan son bien−aimé, qui a pris femme en terre étrangère ; elle craint que le désespoir ne soit à l'origine de sa décision, mais elle se flatte pourtant qu'il ne saurait désirer qu'elle. Tristan n'a de ferveur que pour Yseut, et il sait bien que son époux Marc fait d'elle ce qu'il veut quand lui−même ne saurait éprouver le plaisir qu'en songe et vain désir. Il a près de lui une épouse qu'il lui est interdit de posséder et qu'il ne saurait aimer à aucun prix, et il refuse de faire l'amour à contrecœur. Yseut aux Doigts Blancs, sa femme, ne serait comblée que par Tristan, son cher mari, qui est là et n'a pour elle aucune attirance : elle est frustrée de ce qu'elle désire le plus. Maintenant, celui qui sait juger peut dire lequel est le plus passionné et lequel est le plus malheureux.

La belle Yseut aux Blanches Mains partage le lit d'un homme qui n'a pas touché à sa virginité. Leur couche est commune : à vous de dire si elle leur procure joie ou souffrance. Il ne lui apporte pas ce qu'une épouse peut attendre de son mari.

Peut-elle se satisfaire de cette situation ? Est-elle heureuse de son sort ou révoltée ? Ce qu'on peut dire, c'est que si elle avait jugé sa vie intolérable, elle aurait bien fini par l'avouer à ses amis, ce qu'elle ne fit jamais. Il advint alors, là−bas, que le seigneur Tristan et le seigneur Kaherdin furent invités, avec leurs voisins, à une fête avec maint divertissement. Tristan y emmena Yseut. Kaherdin chevauche à sa droite et lui tient sa rêne de la main gauche : ils cheminent en plaisantant. Mais, étourdis par leurs propos, ils laissent aller leurs chevaux sans les contraindre. La monture de Kaherdin fait un écart et celle d'Yseut, entraînée, se cabre ; la jeune femme éperonne. Comme l'animal lève les sabots, elle va piquer de nouveau, et doit écarter un peu les jambes ; elle serre sa main droite pour se retenir ; le palefroi bondit, et glisse en bronchant dans le creux d'une flaque. Ses sabots viennent d'être ferrés : le pied de l'animal, s'enfonçant dans la boue, fait gicler l'eau ; au choc du pied dans le trou, l'eau jaillit du fossé et vient éclabousser Yseut qui tient les jambes écartées pour donner de l'éperon.

La fraîcheur des gouttes la fait frissonner, et elle pousse un cri sans dire pourquoi. Et elle éclate d'un rire si intense qu'elle aurait du mal à se retenir même au cours d'une quarantaine funèbre. Kaherdin s'en étonne. Il pense qu'elle a discerné dans ses propos une sottise, une médisance ou une grossièreté : c'est un chevalier soucieux de son honneur, de son renom, de sa noblesse et de sa courtoisie. Il a peur que sa sœur n'ait ri d'une parole malheureuse. Son exigeante fierté le pousse à s'émouvoir. Il demande alors : "Yseut, quel rire ! j'en veux savoir la raison. Si vous ne m'en avouez le motif, je n'aurai plus jamais foi en vous. Ne me répondez pas mensonge, car si je constate ensuite que vous m'avez trompé, vous ne serez plus ma sœur et tout sera fini entre nous." Yseut, à ces mots, a compris que si elle se dérobe, il ne la ménagera pas, et elle réplique : ...

 


Thomas d’Angleterre

 

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