Thomas d’Angleterre (1150-1200)
Recueil : Tristan et Iseut

Fragment du Manuscrit Sneyd - Le Mariage


 

... Tristan balance et s'abandonne à des pensées contradictoires, car il veut se guérir d'aimer, puisqu'il ne peut réaliser son désir ; il se dit :

"Yseut, mon amie, votre vie n'est pas la mienne : notre amour n'est plus communion, et je suis dupe. Je perds à cause de vous bonheur et plaisir, mais vous n'en êtes privée ni jour ni nuit ; je mène ma vie dans la souffrance, et vous menez la vôtre dans la volupté. Je ne fais que vous désirer, mais vous ne pouvez éviter de connaître la jouissance et la joie, et vous obtenez tout ce que vous voulez. J'ai la nostalgie de votre corps, mais le roi le possède ; il fait l'amour avec vous jusqu'à satiété, et c'est à lui qu'appartient ce qui était à moi.

Je renonce à ce qui m'est inaccessible, car je sais bien qu'Yseut, satisfaite, m'a oublié. Mon cœur, à cause d'elle, méprise toutes les femmes, et elle refuse de me consoler, bien qu'elle sache combien je souffre, et combien la passion me tourmente : une autre a envie de moi, et j'en suis déchiré. Si je n'étais pas si intensément sollicité, je souffrirais mieux ma langueur et, j'en suis sûr, le fait de me dépenser soulagerait une ardeur que son indifférence accroît. Mais puisque je la convoite en vain, je suis bien obligé de trouver compensation à ma mesure, car comment faire autrement ? C'est ainsi que l'on se comporte devant l'inéluctable. A quoi bon attendre toujours et s'abstenir de toute consolation ? Pourquoi nourrir une tendresse qui n'aboutit à rien ? J'ai tant enduré de peines et de douleurs pour Yseut que j'ai le droit de vivre. Je me perds à rester fidèle. Elle ne pense plus à moi, elle n'est plus la même. Mon Dieu, Créateur du monde et Roi du ciel, comment a-t-elle pu changer à ce point ? Est−ce concevable ? Quand l'amitié demeure, l'amour peut-il mourir ? Pour moi, je ne puis y renoncer. Et je sais bien que si mon cœur se détachait d'elle, son cœur le lui dirait : elle ne pouvait rien faire de bien ou de mal sans que mon cœur ne le sût. Mon cœur me dit que son cœur est constant et veut me consoler de loin. Si je ne puis satisfaire mon désir, est-ce une raison de la trahir et de lui préférer une femme qui ne m'est rien ? Nous avons tant souffert et l'amour nous a imposé tant d'épreuves que même privé d'elle, je n'ai pas le droit de courtiser quelqu'un d'autre ; elle-même aspire sans doute à ce qu'elle ne peut réaliser ; et je ne saurais lui tenir rigueur, quand elle ne songe qu'à moi : si elle n'agit pas comme je le souhaiterais, faut-il lui en vouloir ? Yseut, vous n'y pouvez rien, et vous m'aimez ; vous ne m'abandonnerez pas. Je suis incapable de vous tromper. J'en suis sûr, si elle renonçait à moi, mon cœur le devinerait aussitôt. Mais, qu'elle m'ait trahi ou non, j'éprouve cruellement son absence. Je pressens qu'elle m'aime peu ou qu'elle ne m'aime plus, car si elle m'aimait vraiment, elle trouverait un moyen de me rassurer. Me rassurer de quoi ? De ce doute actuel. Où me ferait-elle chercher ? Où je suis. Mais sait-elle où ? Et alors ! Elle pourrait s'en enquérir ! Pourquoi ? Parce que je suis malheureux.

Mais elle redoute son mari : de toute son âme, elle voudrait bien. A quoi bon, puisqu'il n'y a rien à faire ? Qu'elle aime son mari d'une ferveur exclusive ! Je ne lui demanderai pas de penser à moi ! Je ne la blâme pas de sa froideur, puisqu'elle n'a pas le droit de me désirer : sa beauté ne l'exige pas, ni ses sens n'appellent d'assouvissement avec un autre homme, quand son mari la comble. Elle est si heureuse avec le roi qu'elle ne peut qu'oublier ma tendresse, et Marc lui suffit au point qu'elle n'a plus besoin de moi. Mon amour ne fait pas le poids en face de ce que lui donne son époux. La nature vient au secours de sa volonté. Qu'elle se satisfasse de ce qu'elle a, puisqu'il lui faut renoncer à celui qu'elle aime. Qu'elle se contente du possible et en tire le plus grand profit : caresses et baisers lui rendront l'affection du roi. Elle y éprouvera tant de joie qu'elle ne se souviendra plus de son amant. Et si elle se souvient, que m'importe ? Qu'elle agisse bien ou mal, peu lui importe à elle. Ne peut-elle éprouver jouissance et volupté sans amour ? Mais comment éprouver de la jouissance sans amour, et comment aimer son mari, et comment oublier le passé, quand tel est le poids du souvenir ? D'où vient que l'homme puisse haïr ce qu'il a aimé, et s'acharner avec fureur contre ce qui était l'objet de sa passion ? Non, il ne hait pas, mais il se détache, i  s'éloigne, il abandonne, dès qu'il ne voit plus ce qui nourrit sa flamme. Il ne peut ni aimer ni haïr ce qu'il n'a pas sous les yeux. Quand quelqu'un vous traite d'abord avec noblesse, puis vous trahit, il faut cultiver une égale noblesse et ne pas rendre le mal pour le mal. Si l'un se conduit mal, à l'autre de souffrir que le pacte soit le suivant : redouter un amour vulnérable à la trahison, repousser la tentation d'une indigne rancune. Il faut tendre à rester noble et refuser la trahison, servir sa dame avec noblesse et détester tout avilissement. Puisqu'Yseut m'a aimé et m'a donné tant de preuves de son amitié, je n'ai aucune raison de la haïr, quoi qu'il advienne. Mais si elle oublie notre amitié, je ne dois plus me souvenir d'elle. Je ne dois plus l'aimer ni la détester, mais je veux me comporter comme elle, si c'est possible : tenter par mes actions et par ma conduite de me libérer de ma passion comme son mari l'y aide. Comment faire, sinon en me mariant ? Ce qui la sauve, c'est qu'elle vit en épouse légitime, car c'est son mari qui la guérit de notre amour. Elle ne saurait se refuser à lui et, malgré qu'elle en ait, il lui faut se soumettre. Mais moi, je ne suis tenu à rien, et je ne veux que faire une expérience : j'épouserai la jeune fille pour connaître ce qu'éprouve la reine, afin de savoir si les noces et l'union des corps me permettront de vivre sans elle, comme la présence de son époux lui a permis de vivre sans moi. Il n'y intervient point de haine : je ne cherche qu'à rompre avec elle ou mieux à l'aimer comme elle m'aime, et je dois ressentir ce qu'elle ressent avec le roi."

Tristan est fort troublé, et sa passion le plonge dans le désarroi, le déchirement et l'épreuve. Il ne voit d'autre justification que le souci d'expérimenter contre l'amour le remède du plaisir, et la volonté d'oublier Yseut en satisfaisant ses désirs, car il croit qu'elle est indifférente parce que son mari suffit à la combler : il veut épouser une femme dont Yseut ne saurait dire qu'il cherche avec elle un plaisir déraisonnable et funeste à son prestige ; car il a de la tendresse pour Yseut aux Blanches Mains à cause de sa beauté, mais aussi de son nom. Si belle qu'elle fût, il ne l'eût pas aimée sans ce nom d'Yseut, et le nom n'eût pas été un agrément efficace sans la beauté : ces deux attributs de la jeune fille le poussent à demander sa main, afin de savoir ce que ressent la reine, et d'éprouver un plaisir conjugal si contraire à son amour. Il veut se donner l'expérience de ce qu'Yseut connaît auprès du roi, d'où sa décision de rechercher avec l'autre Yseut cette forme de volupté.

C'est l'âme triste et le cœur déchiré que Tristan consent à se venger. Il paiera cher ce souci, qui rendra double son tourment : il espère soulager sa peine et ne fait que l'augmenter ; il croit qu'il calmera son désir et, puisqu'il n'aura pas ce qu'il veut, il note que la jeune fille et la reine ont même nom et semblable beauté : il ne voudrait pas d'elle si elle n'avait de charme que son nom, mais sa beauté serait vaine, si elle n'était une Yseut. Si elle ne s'appelait Yseut, Tristan ne pourrait l'aimer ; si cette Yseut n'était point belle, il n'aurait pas plus d'attirance pour elle : mais il a trouvé en elle un nom et des agréments qui ont provoqué sa tendresse, et il convoite la jeune fille.

Écoutez merveilleuse aventure, et sachez combien les gens sont inconstants et changeants les cœurs !

Leur nature exige qu'ils s'enracinent dans le mal et puissent renoncer au bien. La mauvaise habitude les empiège définitivement et devient leur être véritable, et ils sont si englués dans la fourbe qu'ils ne savent plus ce qu'est la générosité : ils sont si rompus à leurs pratiques viles qu'ils en oublient la courtoisie ; ils se dépensent dans la malice et y mènent toute leur vie ; ils sont aliénés par le vice et s'y vautrent. Les uns sont accoutumés à mal faire, les autres renoncent à s'efforcer vers le bien et s'abandonnent avec complaisance à la frivolité : ils se dépouillent de leur vertu pour n'obéir qu'à leurs inclinations mauvaises. L'inconstance incite à quitter le bon chemin à cause d'une déplorable sensualité : on trahit un bien accessible pour s'adonner à la bonne vie. C'est là répudier les valeurs les plus hautes et céder à l'égoïsme, et le bien qu'on acquiert est moindre ; mais l'on méprise ce que l'on possède et l'on préfère convoiter l'avoir d'autrui : si celui que l'on a était à quelqu'un d'autre, on ne le détiendrait certes pas à contrecœur, mais tout ce que l'on détient en droit, on ne peut l'aimer avec ferveur. Celui qui ne pourrait obtenir ce qui lui appartient serait obsédé par l'idée de le conquérir : on croit toujours trouver mieux ailleurs et l'on se lasse de ce que l'on a sous la main. L'amour du changement est un piège, quand on rejette ce qui est à soi pour désirer ce qu'on n'a pas, au point de s'appauvrir pour prendre pire. C'est le mal qu'il faut, si l'on peut, laisser derrière soi, en échangeant le pire contre le mieux, en agissant avec sagesse, en se guérissant de folie, car voilà qui n'est pas frivolité, quand le changement va dans le sens du bien et que l'on arrache quelque vice de son cœur ; mais trop de gens n'ont au fond d'eux-mêmes que l'amour d'un changement dont le but est de soustraire à autrui ce que l'on ne possède pas ; d'où l'inconstance ; on veut faire l'essai de ce qu'on n'a pas, et l'on pense y trouver la paix.

Ainsi se comportent souvent les dames : elles délaissent ce qu'elles ont pour obtenir ce qu'elles veulent, elles tentent de satisfaire leur désir et leur caprice. J'aurais certes beaucoup à dire là−dessus, mais tous, hommes et femmes, se complaisent au changement, car ils ne cessent eux-mêmes de nourrir de nouveaux projets, de nouvelles lubies, de nouveaux caprices, toujours déraisonnables et chimériques. Tel veut en amour progresser qui s'enlise ; tel espère se guérir de sa passion qui double sa souffrance ; tel veut se venger qui empire vite sa condition et tel croit se libérer qui se charge de chaînes.

Tristan croyait se débarrasser d'Yseut et bannir de son cœur un amour sans issue en épousant une autre Yseut. Il avait l'ambition de se délivrer ; mais s'il n'y avait pas eu la première Yseut, il n'aurait pas autant aimé la seconde, et c'était pour l'amour d'une Yseut qu'il s'efforçait d'aimer une autre Yseut : pour être constant, il incline à nouvelle femme, mais s'il pouvait aimer la reine, il ne courtiserait pas la jeune fille ; il me faut donc préciser que ce n'était ni amour ni haine, car s'il s'était agi d'amour vrai, il n'aurait pas aimé l'autre Yseut contre la volonté de son amie, et ce n'était pas non plus haine, puisque ce fut par amour pour la reine que Tristan s'éprit de sa rivale. Quand il l'épousa pour l'amour d'Yseut la Blonde, il ne détestait pas cette dernière, car s'il l'avait haïe, il n'aurait eu nulle raison de se marier. Et s'il avait été courtois, il n'aurait pas épousé l'autre Yseut. Mais à cette occasion, il était si tourmenté par sa passion qu'il voulut la combattre pour s'en guérir et se libérer de son tourment : or, il tomba de mal en pis. C'est ce qui arrive à plus d'un : quand ils subissent profondément la langueur d'un amour, avec ses déchirements, ses souffrances et ses adversités, ils choisissent comme remède, pour se libérer, pour se sauver et pour se venger, une conduite qui les aliène davantage, si bien qu'ils optent délibérément pour l'aggravation de leur douleur. J'ai vu beaucoup de gens agir ainsi lorsqu'ils ne peuvent réaliser leurs désirs ni posséder ce qu'ils convoitent, si bien qu'ils mettent toute leur ardeur à s'empiéger : leur malheur leur fait commettre des actes qui doublent leur affliction, et lorsqu'ils veulent se délivrer, le voilà pris. Dans cette conduite ou dans cette vengeance, je vois à la fois de l'amour et de la révolte : il s'agit non point de haine et d'amour, mais de révolte mêlée à l'amour ou d'amour révolté.

Agir à contrecœur en vue d'un bien qui échappe est vouloir à l'encontre du désir même ; et Tristan n'agit pas autrement, qui oppose le vouloir à son profond désir : parce qu'il souffre à cause d'Yseut, c'est par Yseut qu'il veut se délivrer ; il lui multiplie les baisers et les caresses, il fait aussi la cour à ses parents, si bien que tous sont favorables au mariage : Tristan demande sa main, et ils la lui accordent.

On décide de la date des noces. Tristan invite ses amis, le duc invite les siens. Tout est prêt pour le grand jour. Tristan épouse Yseut aux Blanches Mains. Le chapelain chante la messe, qui se déroule conformément à la liturgie de la Sainte Eglise. Puis on se rend joyeusement au festin, qui est suivi de divertissements :quintaine, joute, concours de javelot, lancer de roseaux, palestre, escrime, défis divers, comme il est d'usage en ces circonstances pour les chevaliers qui vivent dans le monde. Le soir, les jeux terminés, on a préparé pour la nuit la couche nuptiale : on y conduit la jeune fille ; on aide Tristan à retirer son bliaut : il était ajusté, et étroit aux poignets ; en retirant le bliaut, tombe la bague qu'Yseut a donnée à son ami dans le verger lors de leur dernière rencontre. Tristan aperçoit l'anneau et devient pensif. Sa méditation le plonge dans le désarroi, et il ne sait plus que faire. Il se met à détester son projet, si contraire à sa volonté profonde, et sa rêverie est si douloureuse qu'elle suscite ses remords : sa conduite dément toute sa vie ; et le voici replié sur lui-même, à cause de l'anneau qu'il a remis à son doigt ; sa songerie le fait souffrir : il se souvientde la parole donnée à son amie lors des adieux, dans le jardin où ils se sont quittés. Il soupire du fond du cœur et se dit :

"Comment me suis-je laissé prendre ?

Je ne veux pas de ce mariage ; et pourtant je dois coucher avec celle qui est ma femme légitime ; c'est avec elle que je dois partager ma couche, car je ne puis la délaisser. Mon cœur trop ardent et volage m'a fait commettre une folie, quand j'ai demandé la jeune fille à ses parents et à ses amis ; et je n'ai pas assez pensé à Yseut ma bien−aimée, quand je me suis permis cette monstruosité de trahir et renier ma promesse. Oui, je dois, hélas, coucher avec elle ! Je l'ai épousée au grand jour, et tout le monde nous a vus sortir de l'église : impossible de la repousser ! Me voici condamné à une conduite démente. Je suis coupable et criminel si je quitte cette femme, mais je ne m'unirai pas avec elle sans enfreindre mon serment, et je me suis trop engagé envers Yseut pour que j'aie le droit d'appartenir à mon épouse. Je dois tant à l'Yseut lointaine que je ne puis consentir à aimer cette Yseut−ci, et je serai traître à ma parole si je ne fuis pas cette compagne. Je suis parjure envers Yseut que j'aime, si je cherche ailleurs mon plaisir, et si je connais la joie avec mon épouse, je commettrai une faute grave, un crime, une vilenie : je ne puis ni l'abandonner, ni jouir d'elle en partageant son lit pour satisfaire un désir égoïste ; je suis trop lié avec la reine pour coucher avec cette jeune fille, et j'ai déjà poussé si loin les choses avec elle que je ne puis revenir en arrière ; il ne faut ni tromper Yseut ni repousser cette femme que je ne puis ni quitter ni posséder. Si je tiens mes engagements avec elle, je romps le pacte avec Yseut, et si je suis fidèle à Yseut, je suis déloyal envers mon épouse. Je n'en ai pas le droit, ni ne veux mal agir à l'encontre d'Yseut. A laquelle vais-je mentir ? je ne le sais, car je suis obligé de trahir abusivement et dans la pire fraude l'une des deux ou, je le crains, de les tromper l'une et l'autre : je suis déjà allé si loin avec celle−ci que je suis déjà parjure envers Yseut ; et j'ai tant aimé la reine que je suis déjà parjure envers la jeune fille ; me voici bien empiégé ! Si j'avais pu ne les rencontrer ni l'une ni l'autre ! Je les fais souffrir l'une et l'autre, et les deux Yseut font mon malheur. Je les trompe toutes les deux. Je les dupe l'une et l'autre : j'ai dupé la reine et vais devoir duper celle-ci.

Pourtant quelle que soit celle que je trompe, je puis rester fidèle à l'autre. J'ai trompé la reine, je serai loyal envers mon épouse. Non, je ne l'abandonnerai pas. Mais vais-je me parjurer envers Yseut ? Je ne sais que faire. De tous côtés, c'est le déchirement, car il me coûte d'obéir à la loi du mariage, et plus encore de quitter mon épouse. Plaisir ou non, je suis contraint de coucher dans son lit. Belle vengeance à l'égard d'Yseut, quand je suis le premier floué : je voulais rendre à Yseut la pareille, mais c'est moi qui me prends au piège. C'est à moi que j'ai porté les coups que je lui destinais, et j'en suis réduit au total désarroi. Si je couche avec mon épouse, je suscite la fureur d'Yseut ; si je refuse son lit, je me déshonore : elle en sera folle de rage, et ses parents et tous ses proches me haïront et me flétriront, en même temps que je m'attirerai la colère de Dieu. Je crains l'infamie, je crains le péché. Et ensuite, une fois étendu près d'elle, si je ne fais à ce moment ce contre quoi mon cœur se révolte le plus, ce qui m'est le plus odieux ? Y consentir me répugnera toujours.

Je saurai lui montrer que je lui préfère une autre compagne. Elle sera bien sotte, si elle ne s'aperçoit pas que j'en aime, que j'en désire une autre, et que j'aspire à m'unir avec une amie qui me donne plus de plaisir.

Elle n'obtiendra rien de moi et, j'en suis certain, cessera de m'aimer : elle aura raison de me haïr, quand je m'abstiendrai d'obéir à la nature et de m'unir avec elle. S'abstenir provoque la haine : de même que l'union nourrit l'amour, le refus fait naître la rancune ; l’œuvre de chair est source de tendresse, mais l'insatisfaction a pour effet la colère. Si je me retiens de la prendre, j'en souffrirai cruellement, et le noble preux que j'étais ne sera plus qu'un lâche ; ce que ma valeur m'a acquis, cet amour va me l'enlever : la ferveur qu'elle éprouvait pour moi sera détruite par l'inassouvissement ; fini, l'honneur de servir, car je me tiendrai sur la touche. Elle m'a aimé et désiré avant de se donner à moi : mon refus suscitera sa fureur, parce qu'elle restera sur sa faim : le plaisir n'est-il pas ce qui attache le plus en amour les deux partenaires ?

C'est pourquoi je ne la prendrai pas, car je ne veux plus qu'elle m'aime. J'aspire au contraire à ce qu'elle me déteste, et je préfère sa haine à sa tendresse. Oui, je l'ai trop séduite : j'ai mal agi envers mon amie qui m'a aimé plus que tout autre. Comment s'est-il fait que j'aie voulu cette femme, que je l'aie désirée, que j'aie trouvé la force et la volonté de consentir à ces fiançailles et à ce mariage qui trahissaient la foi et l'affection que je dois à Yseut ma bien−aimée ? J'augmente encore mon crime en acceptant de m'unir à elle, car je ne manque pas une occasion, quand je lui parle, de tromper, de mentir, d'être traître et parjure envers Yseut, dans la mesure où je cherche à coucher avec une autre. Je détruis mon amour par ma quête du plaisir. Il ne faut pas que mes sens me poussent à tromper Yseut tant que ma bien−aimée est en vie ; j'agis en renégat et en félon quand je cultive une amitié qui lui ferait mal. Je me suis si engagé que j'en aurai du remords toute ma vie, et je suis décidé à réparer le tort que j'ai fait à celle que j'aime, car je m'infligerai le châtiment que je mérite : oui, j'entrerai dans son lit, mais je refuse d'y jouir. J'en suis sûr : je ne puis inventer de tourment plus durable, plus cruel ni plus éprouvant, que nos rapports soient tendres ou tendus : car si je la désire, je souffrirai de rester chaste, et si elle ne m'attire pas, j'aurai répugnance à dormir près d'elle. Que je l'aime ou que je la déteste, je me rendrai très malheureux. Traître à la parole donnée à Yseut, j'accepte une expiation qui, lorsqu'elle saura ma peine, me vaudra sa clémence."

Tristan se couche, Yseut aux Blanches Mains l'embrasse, lui baise la bouche et le visage, l'étreint contre elle, soupire profondément et aspire à satisfaire un désir qu'il rejette. Tristan est déchiré entre la tentation du plaisir et la volonté du refus. Sa sensualité le pousse à céder, mais sa raison demeure fidèle à Yseut la Blonde.

Le souvenir voluptueux de la reine l'aide à repousser la jeune femme ; l'amour de son amie l'emporte sur l'appel des sens et impose silence à la nature. Sa passion s'unit à son sang-froid pour vaincre les exigences de son corps. La ferveur qu'il ressent pour Yseut combat efficacement l'attirance physique et vient à bout d'une inclination qui excluait la tendresse. Il a traversé une phase de violent désir, mais l'amour lui donne la force de dire non. Il savait sa compagne noble, il la sait belle ; il veut bien faire, il hait son désir : si ce désir était moindre, il maîtriserait sans peine sa volonté ; mais il ne peut maîtriser son désir. D'où sa peine, d'où son tourment, d'où sa cruelle méditation, d'où sa douloureuse angoisse : il ne sait comment repousser sa femme, il se demande comment se comporter et quel prétexte il invoquera ; il se sent confus, de fuir ce dont il a envie : il évite la douce chair de son épouse et la fuit, pour différer la volupté.

Et il lui dit :

"Très chère, ne prenez pas mal le secret que je vais vous confier. Je vous demande de le garder, que nul ne le sache que nous : jamais je ne l'ai révélé à personne. Sur le côté droit, j'ai une malformation qui me fait souffrir depuis longtemps ; cette nuit même, j'en ai été très malade. La douleur s'est répandue dans tout le corps ; j'en suis si affecté que j'ai la région du foie tout endolorie et que je n'ose plus faire l'amour, car j'ai besoin de me ménager. Quand je me suis fatigué, il m'est arrivé de m'évanouir trois fois, et j'ai mis longtemps à me remettre. Pardonnez-moi si je vous néglige : nous aurons d'autres occasions, quand nous en aurons envie tous les deux.

− J'en suis désolée, répond Yseut, et plus affligée que de tout autre mal en ce monde, mais ce dont vous parlez, j'accepte volontiers de m'en abstenir."

L'autre Yseut soupire dans sa chambre, à cause de Tristan qui lui manque tant. Elle ne saurait penser à autre chose qu'à cette obsession : son amour. Elle ne veut rien d'autre, n'aspire à rien d'autre, n'espère rien d'autre. En lui est tout son désir, mais elle n'a de lui aucune nouvelle, ni ne sait où il est, dans quel pays, ni même s'il est mort ou vivant. C'est ce qui la tourmente le plus. Il y a longtemps qu'elle est privée de toute information. Elle ignore qu'il est en Bretagne, et le croit encore en Espagne, là où il a tué le géant, neveu du Grand Orgueilleux qui vint d'Afrique jeter un peu partout son défi à princes et à rois. L'Orgueilleux était téméraire et valeureux, et les combattit tous ; il tua ou blessa la plupart et leur arracha la barbe du menton.

Il fit un grand manteau de ces barbes, très ample et traînant sur le sol. Il avait entendu parler du roi Arthur dont le royaume était si puissant et dont le courage et la valeur étaient tels qu'il se révélait invincible : il avait mené bien des combats sans connaître la défaite. Quand le géant apprend la chose, il fait à Arthur la faveur d'un message amical dans lequel il lui vante son manteau tout neuf où il ne manque que la bordure et le col, et qui est fait avec les barbes des rois, des princes et des barons de bien des pays ; il les a surpassés au combat et les a victorieusement mis à mort, puis il s'est taillé un habit digne de ces barbes royales, bien que la bordure en soit encore absente ; mais Arthur est le plus grand de tous et règne sur un très vaste empire : c'est pourquoi il lui mande amicalement de faire écorcher son menton pour lui dépêcher ce cadeau glorieux ; lui-même consent à l'honorer en mettant la barbe d'Arthur au-dessus des autres. C'est un roi prestigieux, supérieur à tous : aussi sera-t-il glorifié s'il se dépouille de sa barbe pour lui en faire don. Il la mettra en haut du manteau dont elle constituera la bordure et le col ; mais s'il refuse de la lui envoyer, il subira le sort des autres : lui-même engagera comme enjeu le manteau et se battra contre Arthur, en sorte que le vainqueur gagnera la barbe et le manteau.

En entendant ce message, Arthur ressenti une violente fureur. Il fit répondre au géant qu'il acceptait le combat et ne céderait pas sa barbe, car ce serait une effroyable lâcheté. Lorsque le géant connut son message, il vint le défier avec une arrogance extrême aux frontières mêmes de son royaume, et il le provoqua en duel.

Il s'affrontèrent alors, acceptant les enjeux de la barbe et du manteau. La lutte fut extraordinairement violente.

Ils se battirent avec rage tout le jour. Le lendemain, Arthur fut vainqueur. Il lui prit la tête avec le manteau. Sa prouesse et son courage lui valurent ce brillant fait d'armes.

Bien que cet épisode fût étranger à notre histoire, il me fallait le raconter, parce que l'Orgueilleux avait un neveu, et que ce neveu voulait conquérir la barbe du grand empereur au service duquel s'était mis Tristan en Espagne, avant qu'il ne se rendît en Armorique. L'homme vint revendiquer la barbe du souverain qui la lui refusa, mais ne put trouver dans son empire aucun parent ni ami qui prit sa cause et relevât le défi. Le roi en fut très affligé et manifesta devant sa cour sa fureur : Tristan, qui lui était dévoué, se fit son champion. Il livra à son adversaire un combat très dur et très douloureux : l'un et l'autre y reçurent mainte blessure.

Tristan y versa bien du sang, et il souffrit beaucoup dans son corps. Ses amis craignirent pour sa vie, mais le géant fut tué. Depuis qu'il avait été mis en si mauvais état, Yseut n'avait plus eu aucune nouvelle, car l'envie aime à dire ce qui va mal et à taire ce qui va bien : elle cache les actions d'éclat et divulgue ce qui peut faire scandale. C'est pourquoi le sage a dit à son fils dans l'Ecriture : il vaut mieux n'avoir point de compagnon que vivre dans la compagnie des envieux, et rester continuellement seul est préférable à la présence de gens qui ne nous aiment pas. Car ils cachent le bien qu'ils savent, mais la haine les fait médire ; et si l'on agit bien, ils n'en diront mot, mais ils proclameront à tous la faute commise. Aussi vaut-il mieux n'avoir aucun compagnon qu'être entouré de méchants. Tristan a rencontré beaucoup de gens qui le haïssent profondément, et il en est plus d'un autour du roi Marc qui ne l'aiment pas et cherchent à le perdre. Ils cachent à Yseut les bonnes nouvelles, et se font les hérauts des mauvaises ; ils sont désolés d'apprendre tout événement qui réjouirait la reine et comblerait son attente ; et telle est leur jalousie qu'ils ne parlent que de ce qui peut le plus la faire souffrir.

Yseut, un jour, se tenait dans sa chambre, et composait un douloureux lai d'amour sur Guiron, qui fut surpris et mis à mort pour l'amour de sa dame, qu'il aimait par-dessus tout : le comte alors offrit traîtreusement le cœur de Guiron à son épouse qui le mangea et connut le désespoir quand elle apprit la fin de son ami.

Yseut chante d'une voix douce, et s'accompagne de la harpe. Que ses mains sont belles et que le lai est émouvant ! Elle chantonne avec art, à mi-voix. Survient alors Cariadoc, un comte puissant, qui possède beaucoup de terres, de somptueux châteaux, un riche domaine. Il est venu à la cour pour requérir l'amour de la reine. Mais Yseut ne le prend pas au sérieux. Il s'est déclaré plusieurs fois, après le départ de Tristan. Il a l'ambition de la séduire, mais sa démarche est vaine, car il n'a pas pu obtenir de la reine la plus petite faveur, pas même une promesse, pas même un encouragement : tout ce qu'il tente aboutit à l'échec. Il est depuis longtemps à la cour où sa passion le retient. C'est un beau chevalier, courtois, orgueilleux, fier, mais il n'attire guère l'éloge pour sa valeur au combat. Il est surtout bellâtre et beau parleur, il sait donner et plaisanter. Il trouve Yseut en train de chanter et dit en souriant :

"Ma dame, quand on entend le chant de l'effraie, je sais qu'on va évoquer mort d'homme, car son cri est signe funèbre ; mais votre complainte, que je sache, présage aussi la mort de l'effraie : quelqu'un que je connais peut être tenu pour mort.

− Vous avez raison, répond Yseut : j'en accepte l'augure. C'est un authentique oiseau de malheur, celui qui fait chanson sur le malheur des autres. Vous êtes en droit de craindre la mort, quand mon chant vous fait peur, et vous avez tout d'une effraie avec vos mauvaises nouvelles. Jamais, que je sache, vous ne sauriez transmettre un message qui réjouît, et jamais vous n'êtes venu céans sans annoncer quelque catastrophe. Vous ressemblez à ce bon à rien qui ne se levait de l'âtre que pour irriter les gens : vous ne bougez de votre logis que lorsque vous avez quelque chose à raconter. Mais vous n'êtes pas très vif quand on vous demande d'être sérieux. On n'entend jamais parler de vous en termes qui flattent vos amis et affligent vos ennemis. Vous aimez dire ce que les autres font, mais on est bien discret sur vos propres exploits."

Cariadoc lui répond :

"Vous êtes en colère et je ne sais pourquoi. Mais vos discours ne sauraient inquiéter qu'un sot. Je suis peut-être un chat−huant et vous une effraie, et ma mort est peut−être proche, mais bien triste est la nouvelle que je vous apporte de votre ami Tristan. Dame Yseut, vous l'avez perdu. Il a pris femme au loin. Cherchez désormais d'autres amours, puisqu'il dédaigne votre amitié depuis qu'il a épousé en grande pompe la fille du duc de Bretagne." Yseut lui répond du tac au tac :

"Vous avez toujours été un oiseau de malheur, vous qui calomniez le seigneur Tristan ! Oui, que Dieu m'abandonne, si je ne suis votre effraie ! Vous m'avez annoncé une mauvaise nouvelle, mais je vous en dirai une pire. Je vous le jure bien en face : vous m'aimez en vain et jamais je n'aurai pour vous la moindre estime.

Je refuse pour toujours votre personne et votre amitié. J'aurais séduit un bel amant si je consentais votre amour ! Je préfère avoir perdu la tendresse de Tristan plutôt que d'accepter la vôtre. Ce que vous m'annoncez vous coûtera cher."

Yseut est furieuse et Cariadoc le voit bien. Il évite les discours superflus qui attiseraient sa colère et la désespéreraient en envenimant la querelle. Il s'empresse de quitter les lieux, tandis qu'Yseut s'abandonne à sa douleur. Son cœur est déchiré, et ce qu'elle vient d'entendre l'a mise hors d'elle-même...

 


Thomas d’Angleterre

 

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