Rutebeuf (1230-1285)
Recueil: poèmes

Les règles monastiques


 

C’est li diz des regles           - (voir version moderne)


Puis qu'il covient veritei taire,
De parleir n'ai ge plus que faire.
Veritei ai dite en mainz leuz:
Or est li dires perilleuz
A ceux qui n'aiment veritei,
Qui ont mis en autoritei
Teuz chozes que metre n'i doivent.
Ausi nos prennent et desoivent
Com li werpyz fait les oiziaux.
Saveiz que fait li damoiziaus ?
En terre rouge se rooille,
Le mort fait et la sorde oreille,
Si viennent li oizel des nues,
Et il ainme mout lor venues,
Car il les ocist et afole.
Ausi vos di a briés parole:
Cil nos ont mort et afolei,
Qui paradix ont acolei.
A ceux le donent et delivrent
Qui les aboivrent et enyvrent
Et qui lor engraissent les pances
D'autrui chateil, d'autrui sustances,
Qui sunt, espoir, bougre parfait
Et par paroles et par fait,
Ou uzerier mal et divers
Dont on sautier nos dit li vers
Qu'il sont et dampnei et perdu.
Or ai le sens trop esperdu
S'autres paradix porroit estre
Que cil qui est le roi celestre,
Car a celui ont il failli,
Dont il sont mort et mal bailli.
Mais il croient ces ypocrites
Qui ont les enseignes escrites
Einz vizages d'estre preudoume,
Et il sont teil com je les noume.
Ha ! las ! qui porroit Deu avoir
Aprés la mort por son avoir,
Boen feroit embleir et tollir.
Mais il les couvanrrat boulir
El puis d'enfer cens jai raeimbre.
Teil mort doit on douteir et creimbre.
Bien sont or mort et aweuglei,
Bien sont or fol et desjuglei,
S'ainsi ce cuident deslivreir.
Au moins cerat Diex au livreir
De paradix, qui que le vende.
Je ne cuit que sains Pierres rende
Oan les cleix de paradix,
Et il i metent .X. et dix
Cex qui vivent d'autrui chateil !
Ne l'ont or bien cist achatei ?
S'on at paradix por si pou,
je tieng por baretei saint Pou,
Et si tieng por fol et por nice
Saint Luc, saint Jaque de Galice,
Qui s'en firent martyrier,
Et saint Pierre crucefier.
Bien pert qu'il ne furent pas sage
Se paradix est d'avantage,
Et cil si rementi forment
Qui dist que poinne ne torment
Ne sont pas digne de la grace
Que Diex par sa pitié nos face.
Or aveiz la premiere riegle
De ceux qui ont guerpi le siecle.
La seconde vos dirai gié.
Nostre prelat sunt enragié,
Si sunt decretistre et devin.
Je di por voir, non pas devin:
Qui por paour a mal s'aploie
Et a malfaitour se souploie
Et por amor verité laisse,
Qui a ces .II. chozes se plaisse,
Si maint bone vie en cest monde,
Qu'il at failli a la seconde.
Je vi jadiz, si com moi semble,
.XXIIII. prelaz encemble
Qui, par acort boen et leal
Et par consoil fin et feal,
Firent de l'Universitei,
Qui est en grant aversitei,
Et des Jacobins bone acorde.
Jacobin rompirent la corde.
Ne fut lors bien nostre creance
Et notre loi en grant balance,
Quant les prelaz de sainte Eglize
Desmentirent en iteil guize ?
N'orent il lors asseiz vescu
Quant on lor fist des bouches cul,
C'onques puis n'en firent clamour ?
Li preudoume de Sainte Amour,
Por ce qu'il sermonoit le voir
Et le disoit par estouvoir,
Firent tantost semondre a Roume.
Quant la cours le trova preudoume,
Sans mauvistié, sens vilain cas,
Sainte Esglise, qui teil clerc as,
Quant tu le leissas escillier,
Te peüz tu mieux avillier ?
Et fu banniz sens jugement.
Ou Cil qui a droit juge ment,
Ou ancor en prandra venjance.
Et si cuit bien que ja commance:
La fins dou siecle est mais prochienne.
Ancor est ceste gent si chienne,
Quant .I. riche home vont entour,
Seigneur de chatel ou de tour,
Ou uzerier, ou clerc trop riche
(Qu'il ainment miex grant pain que miche),
Si sunt tuit seigneur de laiens.
Ja n'enterront clerc ne lai enz.
Qu'il nes truissent en la maison.
A ci granz seignors cens raison !
Quant maladie ces gent prent
Et conscience les reprent,
Et Anemis les haste fort,
Qui ja les vorroit troveir mors,
Lors si metent lor testament
Sor cele gent que Diex ament.
Puis qu'il sunt saisi et vestu,
La montance d'un seul festu
N'en donrront ja puis pour lor armes.
Ainsi requeut qui ainsi sarme.
Senz avoir curë ont l'avoir,
Et li cureiz n'en puet avoir,
S'a poinne non, dou pain por vivre
Ne acheteir .I. petit livre
Ou il puisse dire complies.
Et cil en ont pances emplies,
Et Bibles et sautiers glozeis,
Que hon voit graz et repozeis.
Nuns ne puet savoir lor couvaine.
Je n'en sai c'une seule vainne:
Il welent faire lor voloir,
Cui qu'en doie li cuers doloir.
Il ne lor chaut, mais qu'il lor plaise,
Qui qu'en ait poinne ne mesaise.
Quant chiez povre provoire viennent
(Ou pou sovent la voie tiennent
C'il n'i at riviere ou vignoble),
Lors sont si cointe et sunt si noble
Qu'il semble que se soient roi.
Or couvient pour eux grant aroi,
Dont li povres hom est en trape.
C'il devoit engagier sa chape,
Si couvient il autre viande
Que l'Escriture ne commande.
C'il ne sunt peü cens defaut,
Ce li prestre de ce defaut,
Il iert tenuz a mauvais home,
C'il valoit saint Peire de Rome.
Puis lor couvient laveir les jambes.
Or i at unes simples fames
Qui ont envelopeiz les couz
Et sont barbees comme couz,
Qu'a ces saintes gens vont entour,
Qu'eles cuident au premier tour
Tolir saint Peire sa baillie;
Et riche fame est mau baillie
Qui n'est de teil corroie seinte.
Qui plus bele est, si est plus sainte.
Je ne di pas que plus en fascent,
Mais il cemble que pas nes hacent,
Et sains Bernars dit, ce me cemble:
"Converseit home et fame encemble
Sens plus ovrer selonc nature,
C'est vertuz si neste et si pure,
Ce tesmoigne bien li escriz,
Com dou Ladre fist Jhesucriz."
Or ne sai plus ci sus qu'entendre:
Je voi si l'un vers l'autre tendre
Qu'en .I. chaperon a .II. testes,
Et il ne sunt angre ne bestes.
Ami se font de sainte Eglyse
Por ce que en plus bele guise
Puissent sainte Eglise sozmetre.
Et por ce nos dit ci la letre:
"Nule doleur n'est plus fervans
Qu'ele est de l'anemi servant."
Ne sai que plus briement vos die:
Trop sons en perilleuze vie.

 

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Les règles monastiques


Puisqu’il faut taire la vérité,
je n’ai que faire de parler.
J’ai dit la vérité en maint lieu :
à présent, elle est dangereuse à dire
à ceux qui ne l’aiment pas
et justifient par l’Ėcriture
ce qui n’a rien à voir avec elle.
Ils nous trompent et nous attrapent
comme le renard les oiseaux.
Savez-vous ce que fait ce jeune homme ?
il se roule dans la terre rouge,
fait le mort et la sourde oreille ;
alors les oiseaux viennent des nues,
et il aime bien qu’ils viennent,
car il les blesse et les tue.
De même, pour le dire en deux mots,
ils nous ont tués et blessés,
ceux qui tiennent embrassée la porte du ciel.
Ils l’ouvrent toute grande
à ceux qui les abreuvent, à ceux qui les enivrent,
à ceux qui engraissent leur panse
de l’argent et des biens d’autrui,
et qui peut-être sont de parfaits hérétiques
en paroles et en actions
ou des usuriers méchants, mauvais,
dont le verset du psaume nous dit
qu’ils sont damnés et perdus.
Me voilà bien déconcerté
s’il est un autre paradis
que celui du roi céleste,
car celui-là ils l’ont perdu :
c’est leur mort et leur malédiction.
Mais ils croient ces hypocrites
qui portent écrit sur leur visage
qu’ils sont des gens de bien,
alors qu’ils sont ce que je dis.
Hélas ! si l’on pouvait avoir Dieu
après sa mort pour de l’argent,
il ferait bon voler et prendre.
Mais il leur faudra bouillir
dans le puits d’enfer sans rachat possible.
Voilà la mort que l’on doit craindre.
Ils sont dès à présent bien morts et aveuglés,
ils sont dès à présent bien fous et abusés,
s’ils croient ainsi être quittes.
Au moins Dieu sera là pour donner le paradis,
quel que soit celui qui le vende.
Je ne crois pas que saint Pierre rende
de si tôt les clés du paradis :
et eux, les Frères, y envoient par dizaines
ceux qui vivent du bien d’autrui !
Eh quoi ! ne l’ont-ils pas acheté ?
Si on a le paradis pour si peu,
j’affirme que saint Paul s’est fait avoir,
et je tiens pour des fous, des naïfs,
Saint Luc, saint Jacques de Galice,
qui pour lui subirent le martyre,
et saint Pierre qui se fit crucifier.
Il est clair qu’il manquèrent de jugement
si le paradis est gratis,
et quel menteur aussi que celui qui a dit
que les peines et les tourments
Ne suffisent même pas à nous mériter la grâce
que Dieu nous donne par l’effet de sa pitié !
Voilà la première règle
de ceux qui ont renoncé à ce monde.
Je vais vous dire la seconde.
Nos prélats sont des fous furieux,
les juristes et les théologiens aussi.
Je le dis en vérité, non par supposition :
que la peur le fasse plier devant le mal
et fléchir devant le méchant,
ou que ses préférences l’emportent sur la vérité,
celui qui obéit à ces deux mouvements,
qu’il mène en ce monde une vie agréable,
car l a perdu celui de l’Au-delà.
J’ai vu jadis, me semble-t-il,
vingt-quatre prélats réunis
qui, par un bon accord loyal,
une décision judicieuse et honnête,
réconcilièrent l’Université,
victime de l’adversité,
et les Jacobins.
Les Jacobins rompirent le lien.
Notre foi et notre loi
ne furent-elles pas en grand péril
quand ils infligèrent un tel désaveu
aux prélats de la sainte Ėglise ?
Ceux-ci n’ont-ils pas vécu trop longtemps,
puisqu’ils on vu le jour où on les a traités
de culs, sans même qu’ils s’en plaignent ?
L’homme de bien de Saint-Amour,
parce qu’il prêchait la vérité
et la proclamait, comme c’était son devoir,
ils le firent aussitôt convoquer à Rome.
Dès lors que la cour le trouva homme de bien,
sans faute, sans défi aucun,
sainte Ėglise, toi qui possèdes un tel clerc,
en le laissant exiler,
pourrais-tu t’avilir davantage ?
il fut même banni sans jugement !
Ou bien il ment, celui qui juge dans sa justice
ou bien il en prendra vengeance un jour.
Et je crois même qu’elle commence déjà :
la fin du monde est désormais proche.
De plus, ces gens sont de tels chiens
que quand ils fréquentent un puissant
le seigneur d’un château ou d’une tour,
ou un usurier ou un clerc très riche
(car ils préfèrent les gros morceaux aux petits),
ils sont les maîtres de céans.
Clercs ou laïcs n’y entreront plus
sans les trouver dans la maison.
Les voilà, sans aucun droit, grands seigneurs.
Quand ces gens tombent malades,
que leur conscience les tourmente,
que le diable les presse fort
dans son désir de les voir déjà morts,
alors ils font leur testament
au profit de cette race (que Dieu la corrige !).
Une fois qu’ils ont pris possession de leurs biens,
ils n’en donneront plus la valeur d’un fétu
pour le repos de leur âme.
Voilà ce que récolte celui qui sème ainsi.
Sans avoir la cure des âmes, ils ont l’avoir,
et le curé n’en peut avoir,
sinon à grand-peine, du pain pour vivre
ou pour acheter un petit livre
où il puisse lire les complies.
Eux, ils ont la panse remplie,
ils ont des Bibles et des psautiers glosés,
on les voit gras et reposés.
Nul ne peut percer leurs desseins.
Je ne leur en connais que d’une sorte :
ils veulent agir à leur guise,
et qu’importe ceux qui en souffrent.
Dès lors que c’est leur bon plaisir,
peu leur chaut que cela fasse le malheur d’autrui.
Quand ils vont chez un pauvre prêtre
(c’est un chemin qu’ils prennent rarement
s’il n’y a pas rivière ou vigne)
ils sont si élégants, si nobles
qu’ils semblent être des rois.
Il faut les recevoir sur un tel pied
que le pauvre homme en est dans l’embarras.
Dût-il engager sa cape ,
il leur faut d’autres mets
que ceux qu’ordonne l’Ėcriture.
S’ils ne sont pleinement repus,
si le prêtre n’y parvient pas,
on le tiendra pour un méchant,
vaudrait-il autant que saint Pierre de Rome.
Ensuite, il leur faut laver les jambes.
Il est de nos jours de modestes femmes,
au cou enveloppé,
avec des crêtes de coq,
qui s’agitent autour de ces pauvres gens :
elles croient qu’elles vont supplanter
du premier coup saint Pierre dans ses fonctions.
Une femme riche est bien à plaindre
si elle ne suit pas leur mode et leur façon.
La plus belle, c’est la plus sainte.
Je ne dis pas que les frères aillent plus loin,
mais ils ne semblent pas les haïr.
Or, saint Bernard dit, il me semble :
« Vivre ensemble entre homme et femme,
sans céder à la nature,
c’est la dominer aussi parfaitement,
l’Ėcriture en témoigne,
que Jésus-Christ l’a fait dans le cas de Lazare. »
Je ne sais plus que comprendre :
je les vois penchés l’un vers l’autre
au point qu’il y a deux têtes sous un seul capuchon ;
pourtant ils ne sont ni anges ni bêtes.
Ils se posent en amis de la sainte Ėglise
de façon à mieux
pouvoir la soumettre.
C’est pourquoi le texte dit :
« Pas de douleur plus cuisante que celle
qu’inflige un serviteur qui est votre ennemi. »
Je ne sais comment vous le dire en moins de mots :
Nous sommes en très grand danger.

 

 


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