Rutebeuf (1230-1285)
Recueil: poèmes

Les Ordres de Paris


 

Les Ordres de Paris                       - (voir version moderne)


I
En non de Dieu l'esperité
Qui troibles est en unité,
Puissé je commancier a dire
Ce que mes cuers m'a endité !
Et ce je di la verité,
Nuns ne m'en doit tenir a pire.
J'ai coumencié ma matire
Sur cest siecle qu'adés empire
Ou refroidier voi charité
Ausi s'en vont sans avoir mire
La ou li diables les tire
Qui Dieu en a deserité.

II
Par maint samblant, par mainte guisse
Font cil qui n'ont ouvraingne aprise
Par qu'il puissent avoir chevance.
Li un vestent coutelle grise
Et li autre vont sans chemise,
Si font savoir lor penitance.
Li autre par fauce samblance
Sont signor de Paris en France,
Si ont ja la cité pourprise.
Diex gart Paris de mescheance,
Si la gart de fauce creance,
Qu'ele n'a garde d'estre prise !

III
Li Barré sont prés des Beguines:
.IX.XX. en ont a lor voisines.
Ne lor faut que passer la porte,
Que par auctorités devines,
Par essamples et par doctrines
Que li uns d'aus a l'autre porte,
N'ont povoir d'aler voie torte.
Honeste vie les desporte
Par jeünes, par deceplines,
Et li uns d'aus l'autre conforte.
Qui tel vie a, ne s'en ressorte,
Quar il n'a pas gité sans signes.

IV
L'Ordre as Beguines est legiere,
Si vous dirai en quel maniere:
L'en s'en ist bien pour mari prendre.
D'autre part qui baisse la chiere
Et a robe large et pleniere,
Si est beguine sans li randre.
Si ne lor puet on pas deffandre
Qu'eles n'aient de la char tandre.
S'eles ont .I. pou de fumiere,
Se Diex lor vouloit pour ce randre
La joie qui est sans fin prandre,
Sains Lorans l'achata trop chier.

V
Li Jacobin sosnt si preudoume
Qu'il ont Paris et si ont Roume,
Et si sont roi et apostole,
Et de l'avoir ont il grant soume.
Et qui se muert, se il nes noume
Pour executeurs, s'ame est fole.
Et sont apostre par parole:
Buer fut tes gens mise a escole.
Nus n'en dit voir c'on ne l'asoume:
Lor haïne n'est pas frivole.
Je, qui redout ma teste fole,
Ne vous di plus, mais qu'il sont houme.

VI
Se li Cordelier pour la corde
Pueent avoir la Dieu acorde,
Buer sont de la corde encordé.
La Dame de Misericorde,
Ce dient il, a eus s'acorde,
Dont ja ne seront descordé.
Mais l'en m'a dit et recordé
Que tes montre au disne cors Dé
Semblant d'amour, qui s'en descorde.
N'a pas granment que concordé
Fu par un d'aux et acordei
Uns livres dont je me descorde.

VII
L'Ordre des Sas est povre et nue,
Et si par est si tart venue
Qu'a envis seront soustenu.
Se Dex ot teil robe vestue
Com il portent parmi la rue,
Bien ont son abit retenu.
De ce lor est bien avenu.
Par un home sont maintenu:
Tant com il vivra, Dex aiüe !
Se Mors le fait de vie nu,
Voisent lai dont il sont venu,
Si voist chacuns a la charrue.

VIII
Li rois a mis en .I. repaire.
(Mais ne sai pas bien pour quoi faire)
Trois cens aveugles route a route.
Parmi Paris en va troi paire,
Toute jour ne finent de braire:
"Au .III. cens qui ne voient goute !"
Li uns sache, li autres boute,
Si se donent mainte sacoute,
Qu'il n'i at nul qui lor esclaire.
Se fex i prent, se n'est pas doute,
L'Ordre sera brullee toute:
S'aura li rois plus a refaire.

IX
Diex a non de filles avoir,
Mais je ne puis oncques savoir
Que Dieux eüst fame en sa vie.
Se vos creez mensonge a voir
Et la folie pour savoir,
De ce vos quit je ma partie.
Je di que Ordre n'est ce mie,
Ains est baras et tricherie
Por la fole gent decevoir.
Hui i vint, demain se marie.
Le lingnage sainte Marie
Est hui plus grant qu'il n'iere arsoir.

X
Li rois a filles a plantei,
Et s'en at si grant parentei
Qu'il n'est nuns qui l'osast atendre.
France n'est pas en orfentei !
Se Diex me doint boenne santei,
Ja ne li covient terre rendre
Pour paour de l'autre deffendre,
Car li rois des filles engendre,
Et ces filles refont auteil.
Ordres le truevent Alixandre,
Si qu'aprés ce qu'il sera cendre
Serat de lui .C. ans chantei.

XI
La Trinitei pas ne despris:
De quanqu'il ont l'annee pris
Envoient le tiers a mesure:
Outre mer raembre les pris.
Ce ce font que j'en ai apris,
Ci at charitei nete et pure.
Ne sai c'il partent a droiture:
Je voi desai les poumiax luire
Des manoirs qu'il ont entrepris.
C'il font de la teil fornesture,
Bien oeuvrent selonc l'Escriture,
Si n'en doivent estre repris.

XII
Li Vaux des Escoliers m'enchante,
Qui quierent pain et si ont rante,
Et vont a chevaul et a pié.
L'Universitei, la dolante,
Qui se complaint et se demante,
Trueve en eux petit d'amistié,
Ce ele d'ex eüst pitié.
Mais il se sont bien aquitié
De ce que l'Escriture chante:
Quant om a mauvais respitié,
Trueve l'an puis l'anemistié,
Car li maux fruits est de male ante.

XIII
Cil de Chartrouse sont bien sage,
Car il ont laissié le boschage
Por aprochier la bone vile.
Ici ne voi je point d'outrage:
Ce n'estoit pas lor eritage
D'estre toz jors en iteil pile.
Nostre creance tourne a guille,
Mensonge devient Ewangile,
Nuns n'est mais saus sans beguinage,
Preudons n'est creüz en concile
Nes que .II. genz contre .II. mile:
A ci doleur et grant damage.

XIV
Tant com li Guillemin esturent
La ou li grant preudome furent
Ça en arrier comme rencluz,
Itant servirent Deu et crurent.
Mais maintenant qu'il se recrurent,
Si ne les dut on croire plus.
Issu s'en sunt comme conclus.
Or gart uns autres le renclus,
Qu'il en ont bien fait se qu'il durent.
De Paris sunt .I. pou ensus,
S'aprocheront de plus en plus:
C'est la raisons por qu'il s'esmurent.

 

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Les Ordres de Paris


I
Au nom du Dieu spirituel,
triple dans son unité,
puissé-je commencer à dire
ce que mon cœur me dicte !
Et si je dis la vérité,
nul ne doit m’en estimer.
Mon sujet, le voici :
ce monde, qui ne cesse d’empirer.
J’y vois refroidir la charité.
Les hommes s’en vont sans médecin des âmes
là où les entraîne le diable
qui détourne l’héritage de Dieu.

II
Sous maints déguisements et de maintes manières
ceux qui n’ont appris aucun métier
font en sorte de gagner leur vie :
les uns revêtent un froc gris,
les autres vont sans chemise
et font bien savoir qu’ils se mortifient.
Les autres par leur apparence trompeuse
sont les maîtres de Paris en France,
ils ont déjà investi la cité.
Que Dieu garde Paris du malheur,
qu’il la garde des croyances mensongères,
car elle n’a garde d’être prise !
 
III
Les Barrés sont près des Béguines,
ils en ont cent quatre-vingts pour voisines :
ils n’ont qu’à passer la porte :
les textes doctrinaux,
les exemples, les enseignements
dont ils se font part mutuellement
les empêchent de s’écarter du droit chemin.
Ils passent leurs temps bien convenablement,
en jeûnant , en s’infligeant la discipline,
et ils se réconfortent mutuellement.
Qui mène une telle vie, qu’il n’y renonce pas,
car il a tiré le numéro gagnant.

IV
L’Ordre des Béguines est léger,
je vais vous dire de quelle manière :
on peut bien en sortir pour se marier.
D’un autre côté, qui baisse le visage
et porte une robe bien ample
se trouve Béguine du coup sans prononcer de vœux.
Et on ne peur leur défendre
d’avoir de la viande bien tendre.
Si, parce qu’elles ont quelques ardeurs,
Dieu veut leur faire don
de la joie sans fin,
saint Laurent l’a achetée trop cher.

V
Les Jacobins sont de tels hommes de bien
qu’ils ont Paris et qu’ils ont Rome,
qu’ils sont le roi, qu’ils sont le pape,
et ont de l’argent en quantité.
Et qui en mourant ne les nomme
pour exécuteurs testamentaires, son âme est perdue.
A les entendre, ce sont des apôtres :
une chance que de tels gens aient été mis à l’école !
Nul ne dit vrai sur eux qu’on ne l’assomme :
leu haine n’est pas frivole.
Pour moi, qui me défie de ma langue trop vive,
je ne vous en dis pas plus que cela : ce sont des hommes.

VI
Si les Cordeliers, grâce à corde
peuvent avoir l’accord de Dieu,
chance pour eux d’être de la corde encordés !
La Dame de Miséricorde,
Disent-ils, avec eux s’accorde,
il n’y aura avec elle jamais de désaccord.
Mais on m’a dit et raconté
que tel fait au digne Corps de Dieu
des démonstrations d’amour sans l’accord de son cœur.
Récemment fut par l’un deux concocté
et composé en concordance
un livre avec lequel je suis en désaccord.

VII
L’Ordre des sachets est pauvre et nu.
Ils sont si tard venus
qu’ils survivront difficilement.
Si Dieu a revêtu un costume
pareil à celui qu’ils portent dans la rue,
ils se sont très bien souvenus de son habit.
Cela leur a réussi :
un homme les soutient.
Tant qu’il vivra, à la grâce de Dieu !
Si la mort le dépouille de la vie,
qu’ils retournent d’où ils viennent :
Chacun à sa charrue.

VIII
Le roi a réuni dans une même maison
(mais je ne sais pas bien pour quoi faire)
trois cents aveugles en rang d’oignons.
Ils vont dans Paris trois par trois,
toute la journée, ils ne cessent de crier :
« Pour les trois cents qui ne voient goutte ! »
L’un tire, l’autre pousse,
ils se donnent mainte bourrade,
car il n’y a personne pour leur donner de la lumière.
Si le feu y prend, cela ne fait pas de doute,
l’Ordre brûlera complètement :
Le roi aura plus à refaire.

IX
On dit que Dieu a des filles,
mais je n’ai jamais vu
que Dieu dans sa vie avait eu une femme.
Si vous tenez le mensonge pour vrai
et la folie pour sagesse,
je laisse tomber.
Moi je dis que ce n’est pas un ordre
mais une escroquerie, une supercherie
pour tromper les sots.
On y est arrivé aujourd’hui, demain on se marie :
la descendance de Sainte Marie
est plus nombreuse aujourd’hui qu’hier.

X
Le roi a des filles en quantité
et une parenté si nombreuse
que nul n’oserait lui tenir tête.
La France n’est pas dépeuplée !
Que Dieu me garde en santé,
il n’y a pas besoin de rendre une part de ces terres
par peur de devoir défendre le reste,
car le roi engendre des filles,
et ses filles en sont autant.
Les Ordres trouvent en lui un Alexandre,
si bien que lorsqu’il sera retourné en cendre
on chantera ses louanges pendant cent ans.

XI
Les frères de la Trinité, je ne les méprise pas :
de tout ce qu’ils ont récolté pendant l’année,
ils envoient exactement le tiers
outre-mer racheter les captifs.
S’ils font ce que j’en ai appris,
c’est de la charité pure et sans mélange.
Je ne sais s’ils font partage honnêtement :
de ce côté de la mer je vois luire le faîte
des maisons qu’ils ont fait construire.
Si de l’autre côté ils font les mêmes frais,
ils oeuvrent vraiment selon l’Écriture
et ne méritent aucun reproche

XII
Le Val des Écoliers me trouble la raison :
ils mendient leur pain et ils ont des rentes,
ils vont à cheval et à pied.
L’Université, la malheureuse,
qui se plaint et se lamente,
trouve en eux peu d’amitié.
Pourtant elle a eu pitié d’eux,
mais ils ont fait scrupuleusement
ce que l’Écriture chante :
quand on a épargné un méchant,
on ne trouve ensuite en lui qu’hostilité
car le mauvais arbre produit de mauvais fruits.

XIII
Ceux de la Chartreuse sont très sages,
car ils ont laissé la campagne
pour s’approcher de la bonne ville.
je ne vois pas de mal à cela :
ce n’était pas leur lot
d’être toujours étouffés par la foule !
Notre foi est tournée en tromperie,
le mensonge devient parole d’Évangile,
nul ne peut plus faire son salut sans béguinage,
un homme de bien n’est pas plus cru dans un concile
que l’avis de deux personnes ne l’emporte sur celui de deux mille:
quelle douleur et quel malheur !
 
XIV
Tant que les Guillelmites restèrent
là où les saints hommes vivaient
au temps jadis, en ermites,
ils servirent Dieu et crurent en lui.
Mais maintenant qu’ils s’en sont lassés,
on ne devrait plis avoir confiance en eux.
Ils sont partis de là comme des coupables.
qu’un autre maintenant garde l’ermitage,
eux, ils ont bien fait ce qu’ils devaient !
Ils sont un peu à l’écart de paris,
ils s’en approcheront de plus en plus :
c’est pour cela qu’ils se sont mis en route.

 

 


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