Rutebeuf (1230-1285)
Recueil: poèmes

Le dit des Jacobins


 

Li dis des Jacobins                      - (voir version moderne)


I
Signour, moult me merveil que ciz siecles devient
Et de ceste merveille trop souvent me souvient,
Si que en mervillant a force me couvient
Faire un dit mervilleux qui de merveilles vient.

II
Orgueulz et Covoitise, Avarice et Envie
Ont bien lor enviaux sur cex qu'or sont en vie.
Bien voient envieux que or est la renvie,
Car Chariteiz s'en va et Largesce devie.

III
Humiliteiz n'est mais en cest siecle terrestre
Puis qu'ele n'est en cex ou ele deüst estre.
Cil qui onques n'amerent son estat ne son estre
Bien croi que de legier la meront a senestre.

IV
Se cil amessent Pais, Pacience et Acorde
Qui font semblant d'ameir Foi et Misericorde,
Je ne recordasse hui / ne descort ne descorde.
Mais je wel recordeir ce que chacuns recorde.

V
Quant Frere Jacobin vinrrent premiers el monde,
S'estoient par cemblant et pur et net et monde.
Grand piece ont or estei si com l'iaue parfonde
Qui sans corre tornoie entour a la reonde.

VI
Premiers ne demanderent c'un pou de repostaille
Atout un pou d'estrain ou de chaume ou de paille.
Le non Dieu sarmonoient a la povre pietaille
Mais or n'ont mais que faire d'oume qui a pié aille

VII
Tant ont eüz deniers et de clers et de lais
Et d'execucions, d'aumoennes et de lais,
Que des baces maisons ont fait si grans palais
C'uns hom, lance sor fautre, i feroit un eslais.

VIII
Ne vont pas aprés Dieu teil gent le droit sentier.
Ainz Dieux ne vout avoir tounel sor son chantier
Ne denier l'un sor l'autre ne blei ne pain entier,
Et cil sont changeor qui vindrent avant ier.

IX
Je ne di pas se soient / li Frere Prescheeur,
Ansois sont une gent qui sont boen pescheeur,
Qui prennent teil peisson dont il sunt mangeeur.
L'en dit: "Licherres leche", mais il sont mordeeur.

X
Por l'amor Jhesu Crist laisserent la chemise
Et prirent povretei qu'a l'Ordre estoit promise.
Mais il ont povretei glozee en autre guise:
Humilitei sarmonent qu'il ont en terre mise.

XI
Je croi bien des preudomes i ait a grant plantei,
Mai cil ne sont oÿ fors tant qu'il ont chantei.
Car tant i at Orguel des orguilleux antei
Que li preudome en sont sorpris et enchantei.

XII
Honiz soit qui jamais croirat por nulle chouze
Que desouz povre abit n'ait mauvistié enclouze.
Car teiz vest rude robe ou felons cuers repouze:
Li roziers est poignans et c'est soeiz la roze.

XIII
Il n'at en tout cest mont ne bougre ne herite
Ne fort popelikant, waudois ne sodomite,
Se il vestoit l'abit / ou papelart habite,
C'om ne lou tenist jai a saint ou a hermite.

XIV
Ha ! las ! con vanrront or tart a la repentance,
S'entre cuer et abit a point de differance !
Faire lor convanrrat trop dure penitance.
Trop par aimme le siecle qui par ce s'i avance.

XV
Diviniteiz, qui est science esperitauble,
Ont il tornei le doz, et s'en font connestauble.
Chacuns cuide estre apostres quant il siet a la tauble,
Mais Diex pout ces apostres de vie plus metauble.

XVI
Cil Diex qui par sa mort vout le mort d'enfer mordre
Me welle, c'il li plait, a son amors amordre.
Bien sai qu'est granz corone, mais je ne sait qu'est Ordre,
Car il font trop de chozes qui mout font a remordre.

 

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Le dit des Jacobins


I
Seigneurs, le monde va d’un train qui m’étonne beaucoup :
cet étonnement me vient si souvent à l’esprit
qu’à force d’être étonné, je ne puis m’empêcher
de faire un dit étonnant, fruits de mes étonnements.

II
Orgueil et Convoitise, Avarice et Envie
raflent la mise aux dépens e celui qui vit de nos jours.
Les envieux voient bien qu’ils peuvent doubler l’enjeu,
car Charité s’en va, générosité meurt.

III
Humilité n’est plus nulle part en ce monde,
puisqu’elle n’est pas en ceux où elle devrait être.
Quant ceux qui jamais n’aimèrent ses façons,
ils la mettront de côté, je crois, d’un cœur léger.

IV
S’ils aimaient Paix, Patience, Accord né de bons comptes,
ceux qui ont l’air d’aimer Foi et Miséricorde,
je ne compterais aujourd’hui désaccord ni discorde,
mais je veux conter ce que chacun conte.

V
Quand les frères Jacobins firent leur entrée dans ce monde,
d’apparence ils étaient purs, propres, nullement immondes.
Ils sont restés longtemps pareils à l’eau profonde
qui ne court pas, mais tourbillonne en rond.

VI

D’abord ils n’on demandé qu’un petit coin tranquille
avec un peu de foin, ou de chaume, ou de paille,
ils prêchaient le nom de Dieu aux pauvres, à la piétaille.
Désormais ils n’on que faire d’homme qui à pied aille.

VII
Ils ont reçu tant de deniers des clercs et des laïcs,
tant de charges d’exécuteurs testamentaires, d’aumônes et de legs,
que de leurs humbles maisons ils ont fait de grands palais :
on pourrait y charger au galop, lance en arrêt.

VIII
Ces gens ne suivent pas le droit chemin sur les pas de Dieu.
Dieu n’a voulu avoir ni tonneau mis en perce,
ni deux deniers ensemble, ni blé ni tout un pain.
Et eux, arrivés avant-hier, sont riches comme des banquiers.

IX
Je ne les appelle pas les frères Prêcheurs,
mais des gens qui sont des bons pêcheurs :
ils prennent des poissons qu’ils savent bien manger.
On dit : « Le gourmand alléché lèche », mais eux, ils mordent.

X
Pour l’amour du Christ ils ont quitté leur chemise,
revêtu pauvreté, dévolue à leur ordre.
Mais ils ont glosé la pauvreté autrement.
Ils prêchent Humilité, et ils l’on enterrée.

XI
Je suis sûr que dans l’Ordre les hommes de bien pullulent,
mais on ne les entent qu’autant qu’ils ont chanté.
Car Orgueil a greffé là-dessus tant d’orgueilleux
que les hommes de bien se sont laissés prendre à leurs artifices.

XII
Honte à qui croira jamais, quelles que soient ses raisons,
que sous un pauvre habit la méchanceté ne peut se cacher.
Tel vêt une robe grossière, dont le cœur est pervers.
Le rosier est piquant, si douce soit la rode.

XIII
Il n’est dans le monde entier cathare ni hérétique,
poplicain endurci, vaudois ni sodomite,
qui, s’il vêtait l’habit qui couvre les papelards,
ne fût alors tenu pour un saint ou un hermite.

XIV
Hélas ! c’est trop tard qu’ils se repentiront
si leur cœur diffère tant soit peu de l’habit qu’ils portent !
Il leur faudra accomplir une pénitence très dure.
Il faut vraiment aimer ce monde pour y faire son chemin à tout prix.

XV
À la théologie, science toute spirituelle,
ils ont tourné le dos, eux qui s’en prétendent les rois.
Chacun croit être apôtre quand il sert assis à table,
mais dieu paît ses apôtres d’une vie plus convenable.

XVI
Que le Dieu qui par sa mort voulut mordre le mort de l’enfer
veuille, s’il lui plait, me faire mordre à son amorce.
Je sais bien que c’est une large tonsure, mais je ne sais ce qu’est cet Ordre,
car ils font bien des choses qui sont à reprendre.

 

 


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