Rutebeuf (1230-1285)
Recueil: poèmes

La complainte de monseigneur Joffroi de Sergines


 

La complainte de monseigneur Joffroi de Sergines

                                                              - (voir version moderne)


Qui de loiaul cuer et de fin
Loiaument jusques en la fin
A Dieu servir defineroit,
Qui son tens i afineroit,
De legier devroit defineir
Et finement vers Dieu fineir.
Qui le sert de pensee fine,
Cortoisement en la fin fine.
Et por ce se sunt rendu maint
Qu'envers Celui qui lasus maint
Puissent fineir courtoizement,
S'en vont li cors honteuzement.
Se di ge por religieux,
Car chacuns d'eulz n'est pas prieux.
Et li autre ront getei fors
Le preu des armes por les cors,
Qui riens plus ne welent conquerre
Fors le cors honoreir seur terre.
Ainsi est partie la riegle
De ceulz d'ordre et de ceulz dou siecle.
Mais qui porroit en lui avoir
Tant de proesse et de savoir
Que l'arme fust et nete et monde
Et li cors honoreiz au monde,
Ci auroit trop bel aventage.
Mais de teux n'en sai je c'un sage,
Et cil est plains des Dieu doctrines:
Messire Joffrois de Sergines
A non li preudons que je noume,
Et si le tiennent a preudoume
Empereour et roi et conte
Asseiz plus que je ne vos conte.
Touz autres ne pris .II. espesches
Envers li, car ces bones tesches
Font bien partout a reprochier.
De ces teches vos wel touchier
Un pou celonc ce que j'en sai.
Car, qui me metroit a l'essai
De changier arme por la moie
Et je a l'eslire venoie,
De touz ceulz qui orendroit vivent,
Qui por lor arme au siecle estrivent,
Tant quierent pain trestot deschauz
Par les grans froiz et par les chauz
Ou vestent haire ou ceignent corde
Ou plus fassent que ne recorde,
Je panroie l'arme de lui
Plus tost asseiz que la nelui.
D'endroit dou cors vos puis je dire
Que, qui me metroit a eslire
L'uns des boens chevaliers de France
Ou dou roiaume a ma creance,
Ja autre de lui n'esliroie.
Je ne sai que plus vos diroie.
Tant est preudons, si com moi cemble,
Qui a ces .II. chozes encemble,
Valeurs de cors et bontei d'arme:
Garant li soit la douce dame,
Quant l'arme dou cors partira,
Qu'ele sache queil part ira,
Et le cors ait en sa baillie
Et le maintiegne en bone vie.
Quant il estoit en cest païs
(Que ne soie por folz naÿz,
De ce que je le lo, tenu),
N'i estoit jones ne chenuz
Qui tant peüst des armes faire.
Dolz et cortoiz et debonaires
Le trovoit hon en son osteil,
Mais aulz armes autre que teil
Le trouvast li siens anemis
Puis qu'il c'i fust mesleiz et mis.
Moult amoit Dieu et sainte Esglize,
Si ne vousist en nule guise
Envers nelui, feble ne fort,
A son pooir mespanrre a tort.
Ses povres voizins ama bien,
Volentiers lor dona dou bien,
Et si donoit en teil meniere
Que mieulz valoit la bele chiere
Qu'il faisoit au doneir le don
Que li dons. Icist boens preudon
Preudoume crut et honora,
Ainz entour lui ne demora
Fauz lozengiers puis qu'il le sot,
Car qui ce fait, jel teing a sot.
Ne fu mesliz ne mesdizans
Ne vanterres ne despizans.
Ainz que j'eüsse racontei
Sa grant valeur ne sa bontei,
Sa cortoisie ne son sens,
Torneroit a anui, se pens.
Son seigneur lige tint tant chier
Qu'il ala avec li vengier
La honte Dieu outre la meir:
Teil preudoume doit hon ameir.
Avec le roi demora la,
Avec le roi mut et ala,
Avec le roi prist bien et mal:
Hom n'at pas toz jors tenz igal.
Ainz pour poinne ne por paour
Ne corroussa son Sauveour.
Tout prist en grei quanqu'il soffri:
Le cors et l'arme a Dieu offri.
Ses consoulz fu boens et entiers
Tant com il fu poinz et mestiers,
Ne ne chanja por esmaier.
De legier devra Dieu paier,
Car il le paie chacun jour.
A Jasphes, ou il fait sejour,
C'il at sejour de guerroier,
La wet il som tens emploier.
Felon voizin et envieuz
Et crueil et contralieuz
Le truevent la gent sarrazine,
Car de guerroier ne les fine.
Souvant lor fait grant envaïe,
Que sa demeure i est haïe.
Des or croi je bien sest latin:
"Maulz voizins done mau matin."
Son cors lor presente souvent,
Mais il at trop petit couvent.
Se petiz est, petit s'esmaie,
Car li paierres qui bien paie
Les puet bien cens doute paier,
Que nuns ne se doit esmaier
Qu'il n'ait coroune de martyr
Quant dou siecle devra partir.
Et une riens les reconforte,
Car, puis qu'il sunt fors de la porte
Et il ont monseigneur Joffroi,
Nuns d'oulz n'iert ja puis en effroi,
Ainz vaut li uns au besoing quatre.
Mais cens lui ne s'ozent combatre:
Par lui jostent, par lui guerroient,
Jamais cens lui ne ce verroient
En bataille ne en estour,
Qu'il font de li chastel et tour.
A li s'asennent et ralient,
Car c'est lor estandars, ce dient.
C'est cil qui dou champ ne se muet:
El champ le puet troveir qui wet,
Ne ja, por fais que il soutaigne,
Ne partira de la besoigne.
Car il seit bien de l'autre part,
Se de sa partie se part,
Ne puet estre que sa partie
Ne soit tost sans li departie.
Sovent asaut et va en proie
Sor cele gent qui Dieu ne proie
Ne n'aime ne sert ne aeure,
Si com cil qui ne garde l'eure
Que Dieux en fasse son voloir.
Por Dieu fait moult son cors doloir.
Ainsi soffre sa penitance,
De mort chacun jor en balance.
Or prions donques a Celui
Qui refuzeir ne seit nelui
Qui le wet priier et ameir,
Qui por nos ot le mort ameir
De la mort vilainne et ameire,
En cele garde qu'il sa meire
Conmanda a l'ewangelistre,
Son droit maistre et son droit menistre,
Le cors a cel preudoume gart
Et l'arme resoive en sa part.

 

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La complainte de monseigneur Geoffroy de Sergines


Qui d’un cœur loyal, de l’espèce la plus fine,
loyalement, jusqu’à la fin
n’en finirait pas de servir Dieu
jusqu’à ce que son temps soit fini,
sans angoisse il devrait finir ses jours :
au regard de Dieu, le fin du fin d’une bonne fin.
Qui le sert avec l’attention la plus fine,
à la fin, il fait une digne fin.
C’est pourquoi beaucoup sont entrés en religion :
pour qu’au regard de Celui qui règne là-haut
ils puissent parvenir à une digne fin,
cependant que leurs corps périssent misérables.
Je parle ici des moines
car tous ne sont pas des prieurs.
Quant aux autres, ils ont sacrifié
le profit de l’âme à celui du corps :
toute leur ambition se borne
à honorer le corps sur terre.
Chacun a ainsi sa règle :
les religieux et ceux qui vivent dans le monde.
Mais qui pourraient avoir en lui
assez de vaillance, assez de savoir
pour que son âme fût propre et non pas immonde
et que son corps fût honoré du monde,
quel état excellent serait le sien !
Moi je n’en sais qu’un qui ait cette sagesse
et il est rempli de la science de Dieu :
Monseigneur Geoffroy de Sergines,
tel est le nom de l’homme de bien dont je parle.
Il est tenu pour homme de bien
par les empereurs, les rois, les comtes,
beaucoup plus encore que je vous le dis.
Tous les autres, je les estime moins que deux merles
à côté de lui, car ses belles qualités
doivent être partout citées en exemple.
De ses qualités, je veux vous parler
un peu, selon ce que j’en sais.
Car si on me proposait
d’échanger une âme contre une autre
et si je pouvais la choisir
parmi qui tous ceux qui de nos jours
luttent en ce monde pour le salut de la leur -
qu’ils mendient leur pain pieds nus
par le froid et par la chaleur,
qu’ils vêtent la haire ou ceignent la cordelière,
qu’ils en fassent plus que je ne le dis -
c’est son âme que je prendrais
avant toute autre, et de loin.
Quant à son corps, je puis vous dire
que si on me faisait choisir
le meilleur chevalier de France
ou du royaume, à mon idée,
je ne choisirais aucun autre que lui :
que pourrais-je vous dire de plus ?
à mon avis, vraiment, il est homme de bien,
celui qui réunit ensembles ces deux choses,
la valeur physique et les qualités de l’âme.
Que la douce Dame soit son garant,
pour qu’ainsi, quand son âme quittera son corps,
elle sache qu’elle va du bon côté ;
Et qu’elle ait son corps en sa garde
et dans le bien le fasse persévérer.
Quand il était dans ce pays
(qu’on ne me prenne pas pour un vrai fou
parce que je fais son éloge)
il n’y avait personne, jeune ou vieux,
qui fût si habile au maniement des armes.
Doux, courtois, bienveillant :
tel le trouvait-on chez lui ;
mais les armes à la main,
son ennemi l’aurait trouvé bien différent
dès l’instant où il l’aurait affronté.
Comme il aimait Dieu et la sainte Église !
il n’aurait voulu en aucune façon,
ni envers personne, faible ou fort,
s’il pouvait l’éviter, mal se conduire à tort.
Il aimait ses voisins pauvres,
il leur donnait volontiers de ses biens,
et il donnait de telle façon
que l’air aimable dont il donnait
valait mieux que le don.
Cet homme de bien avait confiance
dans les hommes de bien et il les honorait,
mais jamais ne garda dans son entourage
de flatteur hypocrite, dès qu’il le savait tel :
qui fait le contraire, je le tiens pour sot.
Il n’était ni querelleur, ni médisants,
ni vantard, ni méprisant.
Avant que j’aie fini de raconter
sa grande vaillance et sa valeur,
sa courtoisie et sa sagesse,
l’ennui vous gagnerait, je crois.
Il aimait tant son seigneur lige
qu’il alla avec lui venger
la honte faite à Dieu outre-mer :
un homme de bien comme lui mérite d’être aimé.
Avec le roi, il demeura là-bas,
avec le roi, il partit, il alla,
avec le roi, subit le bon, le mauvais sort :
tout le monde a des hauts et des bas.
Jamais les peines ni la peur
ne l’ont conduit à irriter son Sauveur.
Il a pris en gré tout ce qu’il a souffert,
en offrant à Dieu et son corps et son âme.
Ses avis étaient bons et loyaux,
ils venaient toujours quand on en avait besoin,
et la peur ne l’en fit jamais changer.
Il s’acquittera facilement envers Dieu
car il le fait chaque jour.
À Jaffa , où il réside,
s’il y a un arrêt des combats,
il ne veut pas perdre son temps.
Voisin féroce et pénible,
cruel, agressif :
voilà comment les Sarrasins le trouvent,
car il ne cesse de leur faire la guerre.
Sans cesse, il les attaque si fougueusement
que sa présences est détestée.
Voilà qui me fait croire au proverbe :
« mauvais voisin, mauvais matin .»
Sans répit, il s’expose à leurs coups,
mais de compagnie, il en a bien peu.
S’ils sont peu, ils s’effraient peu aussi,
car le payeur qui paye le juste salaire
peut, c’est certain, les payer largement :
aucun d’eux n’a à redouter
de devoir quitter ce monde
sans la couronne du martyr.
Et voici qui les réconforte :
une fois au-dehors des portes,
s’ils ont avec eux monseigneur Geoffroy,
ils oublient toute appréhension
et, au besoin, chacun d’eux vaut quatre hommes.
Mais sans lui, ils n’osent combattre,
ce n’est que grâce à lui qu’ils joutent, qu’ils guerroient,
jamais sans lui on ne les verrait
dans une bataille, dans une mêlée :
il est leur rempart et leur tour.
Vers lui, ils se tournent, à lui, ils se rallient :
c’est leur étendard, disent-ils.
C’est l’homme à ne jamais bouger du champ de bataille :
sur le champ de bataille peut le trouver qui veut,
et jamais, quel que soit le fardeau qu’il supporte,
il ne lâchera la besogne.
Car il sait bien de son côté,
que s’il part et laisse son parti,
fatalement les siens, lui parti,
partiront vite en débandade.
Sans répit il attaque et pille
ce peuple qui ne prie pas Dieu,
qui ne le sert, ne l’aime ni ne l’adore,
en homme indifférent à l’heure
où Dieu fera de lui sa volonté.
Pour Dieu, il s’impose bien des souffrances.
Ainsi, il endure sa pénitence,
chaque jour sur le fil de la mort.
Prions donc Celui
qui ne sait rien refuser à quiconque
veut bien le prier et l’aimer,
lui qui subit pour nos la morsure amère,
de la mort ignoble et amère,
que, de la même façon qu’il confia sa mère
à la garde de l’Évangéliste,
vrai maître en son nom et son vrai serviteur
il garde ainsi le corps de cet homme de bien
et reçoive son âme auprès de lui.

 

 


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