François Coppée (1842-1908)
Recueil : Intimités (1868)

Quelquefois tu me prends les mains ...


 

Quelquefois tu me prends les mains et tu les serres,
Tu fixes sur les miens tes yeux bons et sincères,
Et, me parlant avec cette ferme douceur
Qui tient du camarade et qui tient de la sœur,
Mêlant dans tes discours les douces réprimandes
Aux encouragements tendres, tu me demandes
Quelles longues douleurs et quels chagrins aigris
M’ont fait le front, si pâle et les yeux si meurtris.
Je prétexte d’abord des tristesses confuses,
Des ennuis qu’il vaut mieux taire ; mais tu refuses
De me croire, et j’avoue un souci bien banal
Je te confie alors, tout honteux, qu’un journal
Qui trouve des oisifs quelconques pour le lire
Vient d’insulter mon art, mes frères et la Lyre,
Que je m’en suis ému, mais que je m’y ferai.
— Alors, amie, avec ton regard préféré,
Qui se charge un moment de bienveillants reproches
Pour me mettre les bras au cou tu te rapproches,
Et, donnant à ta voix son charme captivant,
Tu me railles tout bas, et tu me dis : — « Enfant !
Enfant, qui se permet de garder ce front blême
Et ces grands yeux remplis de chagrin, quand on l’aime !
Ces poètes ingrats ! ils sont trop adorés.
Nous les reconnaissons à leurs beaux doigts dorés
Encor d’avoir saisi les papillons du rêve,
Et nous sentons frémir nos cœurs de filles d’Ève.
C’est d’abord un attrait vaguement vaniteux
Qui nous séduit ; car nous savons que ce sont eux
Qui domptent la pensée et le rythme rebelles
Pour dire aux temps futurs combien nous fûmes belles.
Mais, les Èves toujours écoutant les démons,
Nous les aimons, et puis après nous les aimons
Encor parce qu’eux seuls savent parler aux femmes.
Ainsi donc vous auriez les rêves et les âmes,
Poètes, vous seriez les heureux, vous auriez
La rose qui parfume et fleurit vos lauriers,
Vous auriez cette joie, et parce que l’envie
Aura mordu le vers qu’une femme ravie
La veille avait trouvé peut-être le plus beau,
Ainsi qu’un écolier qui se plaint d’un bobo
Vous nous reviendriez tout pleurants et moroses ! »
 
— Je t’écoute, mignonne, et tu me dis ces choses
D’un accent qui caresse et, doucement moqueur,
Éveille la gaieté franche qui vient du cœur ;
Et tu me les redis jusqu’à ce qu’applaudisse
Ma pensée oubliant la haine et l’injustice ;
Et tu n’en parles plus que lorsque l’entretien
Te fait bien voir mon cœur heureux comme le tien.
Ainsi nous devisons longtemps à l’aventure ;
Et, quand c’est bien assez parler littérature,
Afin que ton conseil me soit plus précieux,
Tu me fais le baiser que tu sais, sur les yeux.

 

 


François Coppée

 

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