Voltaire (1694-1778)

Précis de l’ecclésiate



Dans ma bouillante jeunesse,
J’ai cherché la volupté,
J’ai savouré son ivresse:
De mon bonheur dégoûté,
Dans sa coupe enchanteresse
J’ai trouvé la vanité.
La grandeur et la richesse
Dans l’âge mûr m’ont flatté:
Les embarras, la tristesse,
L’ennui, la satiété,
Ont averti ma vieillesse
Que tout était vanité.
J’ai voulu de la science
Pénétrer l’obscurité.
O nature, abîme immense:
Tu me laisses sans clarté;
J’ai recours à l’ignorance:
Le savoir est vanité.

De quoi m’aura servi ma suprême puissance,
Qui ne dit rien aux sens, qui ne dit rien au coeur?
Brillante opinion, fantôme de bonheur,
Dont jamais en effet on n’a la jouissance.
J’ai cherché ce bonheur, qui fuyait de mes bras,
Dans mes palais de cèdre, aux bords de cent fontaines;
Je le redemandais aux voix de mes sirènes:
Il n’était point dans moi, je ne le trouvai pas.
J’accablai mon esprit de trop de nourriture,
A prévenir mon goût j’épuisai tous mes soins;
Mais mon goût s’émoussait en fuyant la nature:
Il n’est de vrais plaisirs qu’avec de vrais besoins.

Je me suis fait une étude
De connaître les mortels;
J’ai vu leurs chagrins cruels,
Et leur vague inquiétude,
Et la secrète habitude
De leurs penchants criminels.
L’artiste le plus habile
Fut le moins récompensé;
Le serviteur inutile
Était le plus caressé;
Le juste fut traversé,
Le méchant parut tranquille.
Tu viens de trahir l’amour,
Et tu ris, beauté volage;
Un nouvel amant t’engage,
T’aime, et te quitte en un jour;
Et dans l’instant qu’il t’outrage
On le trahit à son tour.

J’entends siffler partout les serpents de l’Envie;
Je vois par ses complots le mérite immolé;
L’innocent confondu traîne une affreuse vie;
Il s’écrie en mourant: « Nul ne m’a consolé! »
Le travail, la vertu, pleurent sans récompense:
La calomnie insulte à leurs cris douloureux;
Et du riche amolli la stupide insolence
Ne sait pas seulement s’il est des malheureux.
Il l’est pourtant lui-même; un éternel orage
Promène de son coeur les désirs inquiets;
Il hait son héritier, qui le hait davantage;
Il vit dans la contrainte, et meurt dans les regrets.

Dans leur course vagabonde
Les mortels sont entraînés;
Frêles vaisseaux que sur l’onde
Battent les vents mutinés,
Et dans l’océan du monde
Au naufrage destinés.
D’espérances mensongères
Nous vivons préoccupés:
Tous les malheurs de nos pères
Ne nous ont point détrompés;
Nous éprouvons les misères
Dont nos fils seront frappés.
Rien de nouveau sur la terre:
On verra ce qu’on a vu,
Le droit affreux de la guerre,
Par qui tout est confondu,
Et le vice et la vertu
En butte aux coups du tonnerre:

Le sage et l’imprudent, et le faible, et le fort,
Tous sont précipités dans les mêmes abîmes;
Le coeur juste et sans fiel, le coeur pétri de crimes.
Tous sont également les vains jouets du sort.
Le même champ nourrit la brebis innocente,
Et le tigre odieux qui déchire son flanc;
Le tombeau réunit la race bienfaisante,
Et les brigands cruels enivrés de son sang.
En vain par vos travaux vous courez à la gloire,
Vous mourez: c’en est fait, tout sentiment s’éteint;
Vous n’êtes ni chéri, ni respecté, ni plaint:
La mort ensevelit jusqu’à votre mémoire.

Que la vie a peu d’appas!
Cependant on la désire.
Plus de plaisirs, plus d’empire
Dans les horreurs du trépas.
Un lion mort ne vaut pas
Un moucheron qui respire.
O mortel infortuné!
Soit que ton âme jouisse
Du moment qui t’est donné,
Soit que la mort le finisse,
L’un et l’autre est un supplice:
Il vaut mieux n’être point né.
Le néant est préférable
A nos funestes travaux,
Au mélange lamentable
Des faux biens et des vrais maux,
A notre espoir périssable
Qu’engloutissent les tombeaux.

Quel homme a jamais su par sa propre lumière
Si, lorsque nous tombons dans l’éternelle nuit,
Notre âme avec nos sens se dissout tout entière,
Si nous vivons encore, ou si tout est détruit?
Des plus vils animaux Dieu soutient l’existence;
Ils sont, ainsi que nous, les objets de ses soins;
Il borna leur instinct et notre intelligence;
Ils ont les mêmes sens et les mêmes besoins.
Ils naissent comme nous, ils expirent de même:
Que deviendra leur âme au jour de leur trépas?
Que deviendra la nôtre à ce moment suprême?
Humains, faibles humains, vous ne le savez pas!
Cependant l’homme s’égare
Dans ses travaux insensés.
Les biens dont l’Inde se pare,
Avec fureur amassés,
Sont vainement entassés
Dans les trésors de l’avare.
Ce monarque ambitieux
Menaçait la terre entière:
Il tombe dans sa carrière;
Et ce géant sourcilleux,
Ce front qui touchait aux cieux,
Est caché dans la poussière.
La beauté dans son printemps
Brille pompeuse et chérie,
Semblable à la fleur des champs,
Le matin épanouie,
Le soir livide et flétrie,
En horreur à ses amants.

Ainsi tout se corrompt, tout se détruit, tout passe:
Mon oreille bientôt sera sourde aux concerts:
La chaleur de mon sang va se tourner en glace;
D’un nuage épaissi mes yeux seront couverts;
Des vins du mont Liban la sève nourrissante
Ne pourra plus flatter mes languissants dégoûts;
Courbé, traînant à peine une marche pesante,
J’approcherai du terme où nous arrivons tous.
Je ne vous verrai plus, beautés dont la tendresse
Consola mes chagrins, enchanta mes beaux jours.
O charme de la vie! ô précieuse ivresse!
Vous fuyez loin de moi, vous fuyez pour toujours.

Du temps qui périt sans cesse
Saisissons donc les moments;
Possédons avec sagesse,
Goûtons sans emportements
Les biens qu’à notre jeunesse
Donnent les cieux indulgents.
Que les plaisirs de la table,
Les entretiens amusants,
Prolongent pour nous le temps;
Et qu’une compagne aimable
M’inspire un amour durable,
Sans trop régner sur mes sens.
Mortel, voilà ton partage
Par les destins accordé;
Sur ces biens, sur leur usage,
Ton vrai bonheur est fondé:
Qu’ils soient possédés du sage,
Sans qu’il en soit possédé.

Usez, n’abusez point; ne soyez point en proie
Aux désirs effrénés, au tumulte, à l’erreur.
Vous m’avez affligé, vains éclats de la joie;
Votre bruit m’importune, et le rire est trompeur.
Dieu nous donna des biens, il veut qu’on en jouisse;
Mais n’oubliez jamais leur cause et leur auteur;
Et lorsque vous goûtez sa divine faveur,
O mortels! gardez-vous d’oublier sa justice.
Aimez ces biens pour lui, ne l’aimez point pour eux;
Ne pensez qu’à ses lois, car c’est là tout votre être.
Grand, petit, riche, pauvre, heureux, ou malheureux,
Étrangers sur la terre, adorez votre maître.

N’affectez point les éclats
D’une vertu trop austère:
La sagesse atrabilaire
Nous irrite, et n’instruit pas.
C’est à la vertu de plaire:
Le vice a bien moins d’appas.
Indulgent pour la faiblesse
Que vous voyez en autrui,
Qu’il trouve en vous un appui,
Que son sort vous intéresse.
Hélas! malgré la sagesse,
Vous tomberez comme lui.
Favori de la nature,
Le climat le plus vanté
Par les vents, par la froidure,
Voit son espoir avorté;
Et la vertu la plus pure
A ses temps d’iniquité.

Répandez vos bienfaits avec magnificence;
Même au moins vertueux ne les refusez pas;
Ne vous informez point de leur reconnaissance:
Il est grand, il est beau de faire des ingrats.
Laissez parler les cours, et crier le vulgaire;
Leur langue est indiscrète, et leurs yeux sont jaloux;
De leurs suffrages faux dédaignez le salaire:
Dieu vous voit, il suffit; qu’il règne seul sur vous.
L’homme est un vil atome, un point dans l’étendue;
Cependant du plus haut des palais éternels
Dieu sur notre néant daigne abaisser sa vue:
C’est lui seul qu’il faut craindre, et non pas les mortels.




Voltaire

 

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