Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Recueil : Harmonies poétiques et religieuses (1830) - Livre quatrième

Pour le premier jour de l’année



Des moments les heures sont nées,

Et les heures forment les jours,
Et les jours forment les années
Dont le siècle grossit son cours.

Mais toi seul, ô mon Dieu, par siècles tu mesures
Ce temps qui sous tes mains coule éternellement !
L'homme compte par jours; tes courtes créatures
Pour naître et pour mourir ont assez d'un moment.

Combien de fois déjà les ai-je vus renaître,
Ces ans si prompts à fuir, si prompts à revenir !
Combien en compterai-je encore ? Un seul peut-être !
Plus le passé fut plein, plus vide est l'avenir.
 
Cependant les mortels avec indifférence
Laissent glisser les jours, les heures, les moments;
L'ombre seule marque en silence
Sur le cadran rempli les pas muets du temps.
On l'oublie; et voilà que les heures fidèles
Sur l'airain ont sonné minuit,
Et qu'une année entière a replié ses ailes
Dans l'ombre d'une seule nuit !

De toutes les heures qu'affronte
L'orgueilleux oubli du trépas,
Et qui sur l'airain qui les compte
En fuyant impriment leurs pas,
Aucune à l'oreille insensible
Ne sonne d'un glas plus terrible
Que ce dernier coup de minuit,
Qui, comme une borne fatale,
Marque d'un suprême intervalle
Le temps qui commence et qui fuit.

Les autres s'éloignent et glissent
Comme des pieds sur les gazons,
Sans que leurs bruits nous avertissent
Des pas nombreux que nous faisons;
Maïs cette minute accomplie
Jusqu'au coeur léger qui l'oublie
Porte le murmure et l'effroi;
Elle frémit à notre oreille,
Et loin de l'homme qu'elle éveille
S'envole, et lui dit : « Compte-moi !

« Compte-moi ! car Dieu m'a comptée
Pour sa gloire et pour ton bonheur.
Compte-moi ! je te fus prêtée,
Et tu me devras au Seigneur.
Compte-moi ! car l'heure sonnée
Emporte avec elle une année,
En amène une autre demain.
Compte-moi ! car le temps me presse.
Compte-moi ! car je hùs sans cesse,
Et ne reviens jamais en vain. »

Seigneur, père des temps, maître des destinées,
Qui comptes comme un jour nos mille et mille années,
Et qui vois du sommet de ton éternité
Les jours qui ne sont plus, ceux qui n^ont pas été;
Toi qui sais d'un regard, avant qu'il ait eu l'être,
Quel fruit porte eu son sein le siècle qui va naître :
Que m'apporte, ô mon Dieu, dans ses douteuses mains,
Ce temps qui fait l'espoir ou l'effroi des humains ?
A mes jours mélangés cette année ajoutée
Par la grâce et l'amour a-t-eile été comptée ?
Faut-il la saluer comme un présent de toi,
Ou lui dire en tremblant : « Passe et fuis loin de moi ? »
Les autres tour à tour ont passé, les mains pleines
De désirs, de regrets, de larmes et de peines,
D'apparences sans corps trompant l'âme et les yeux,
De délices d'un jour et d'éternels adieux,
De fruits empoisonnés dont l'écorce perfide
Ne laissait dans mon coeur qu'une poussière aride;
Mon cceur leur demandait ce qu'elles n'avaient pas,
Et ma bouche à la fin disait toujours : « Hélas ! »
Et qu'attendre de plus des siècles et du monde ?
je fondais sur le sable et je semais sur l'onde.
Il est temps, ô mon Dieu, que mon coeur détrompé,
Et de ta seule image à jamais occupe,
Te consacre à toi seul ces rapides années
Par mille autres désirs si longtemps profanées,
Et de tenter enfin si des jours pleins de toi,
Dont la lyre et l'autel seraient le seul emploi,
Dont l'étude et l'amour de tes saintes merveilles
Jusqu'au milieu des nuits prolongeraient les veilles,
Et dont l'humble prière, en marquant les instants,
Chargerait d'un soupir chacun des pas du temps,
S'enfuiront loin de moi d'un vol aussi rapide,
Et laisseront mon âme aussi vaine, aussi vide
Que ce temps qui ne laisse, en achevant son cours,
Rien qu'un chiffre de plus au nombre de mes jours !

Bénis donc cette grande aurore
Qui m'éclaire un nouveau chemin;
Bénis, en la faisant éclore,
L'heure que tu tiens dans ta main !
Si nos ans ont aussi leur germe
Dans cette heure qui le renferme,
Bénis la suite de mes ans,
Comme sur tes tables propices
Tu consacrais dans leurs prémices
La terre et les fruits de nos champs !

Que chaque instant, chaque minute,
Te prie et te loue avec moi,
Que le sablier dans sa chute
Entraîne ma pensée à toi !
Qu'un soupir, à chaque seconde,
De mon coeur s'élève et réponde !
Que chaque aurore en remontant,
Chaque nuit en pliant son aile,
Te dise : « Toute heure est fidèle;
Compte ta gloire en les comptant ! »

Mais si des jours que tu fais naître
Chaque instant me reporte à toi,
Toi, dont la pensée est mon être,
Souviens-toi sans cesse de moi !
Donne-moi ce que le pilote
Sur l'abîme où sa barque flotte
Te demande pour aujourd'hui :
Un flot calme, un vent dans sa voile,
Toujours sur sa tête une étoile,
Une espérance devant lui !

Presse à ton gré, ralentis l'ombre
Qui mesure nos courts instants !
Ajoute ou retranche le nombre
Que ton doigt impose à nos ans !
Ne l'augmente pas d'une aurore !
Le grain sait quand il doit éclore,
L'épi sait quand il faut mûrir :
Un jour le flétrirait peut-être.
Seul tu savais l'heure de naître,
Seul tu sais l'heure de mourir !

Qu'enfin sur l'éternelle plage
Où l'on comprend le mot Toujours,
Je touche, porté sans orage
Par le flux expirant des jours,
Comme un homme que le flot pousse
Vient d'un pied toucher sans secousse
La marche solide du port,
Et de l'autre, loin de la rive,
Repousse à l'onde qui dérive
L'esquif qui l'a conduit au bord !

 


Alphonse de Lamartine

 

alphonsedelamartine