Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Les Triomphes sur la vie et la mort de Madame Laure
Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883)

Triomphe de l'Amour  -- Trionfo d'Amore


 

Chapitre 1 --  Chapitre 2 --  Chapitre 3 --  Chapitre 4

 


Chapitre 1


Dans ce premier chapitre, le poète raconte un songe où il voit Amour triomphant traîner après lui une foule de captifs. Un ami du poète, qui se trouve parmi eux, lui dit les noms de quelques-uns.


Au temps qui renouvelle mes soupirs, par la douce souvenance de ce jour qui fut le point de départ de si longs tourments,

Le Soleil échauffait déjà l’une et l’autre corne du Taureau, et la jeune épouse de Tithon courait glacée à son antique demeure.

Amour, les dédains, les plaintes et la saison m’avaient ramené au lieu clos où mon cœur lassé dépose tout fardeau.

Là, parmi les herbes, fatigué déjà de pleurer, vaincu par le sommeil, je vis une grande lumière, et au dedans beaucoup de douleur et peu de joie.

Je vis un victorieux et souverain capitaine, semblable à un de ceux qu’un char triomphal conduit dans le Capitole à une grande gloire.

Moi qui ne suis pas accoutumé à jouir d’une telle vue dans le siècle ennuyeux où je vis, siècle vide de tout mérite et tout rempli d’orgueil,

Je regardai, levant des yeux lourds et fatigués, ce spectacle grandiose, inusité et nouveau ; car je n’éprouve pas d’autre plaisir que celui d’apprendre.

Je vis quatre destriers bien plus blancs que neige, et, sur un char de feu, un jeune garçon à l’air cruel, l’arc en main et ayant au flanc les flèches

Contre lesquelles il n’y a ni casque ni bouclier qui résiste. Sur ses épaules, il avait deux grandes ailes aux mille couleurs, et tout le reste de son corps était nu.

Autour de lui étaient d’innombrables mortels, les uns pris dans la bataille, les autres tués, d’autres blessés de traits poignants.

Désireux d’avoir de leurs nouvelles, je m’avançai jusqu’à ce que je fusse mêlé à ces gens qu’Amour a séparés de la vie avant le temps.

Alors je m’efforçai de regarder si j’en reconnaîtrais quelques-uns parmi la foule épaisse des victimes de ce roi toujours à jeun de larmes.

Je n’y reconnus personne ; et s’il y avait quelqu’un de ma connaissance, la mort, ou la cruelle et dure prison avait changé son aspect.

Une ombre un peu moins triste que les autres vint à ma rencontre et m’appela par mon nom, disant : « — Voilà ce qu’on gagne à aimer. — »

Alors moi, tout étonné, je dis : « — Or, comment me connais-tu, puisque je ne te reconnais pas ? — » Et elle : « — Cela provient des lourdes charges

« Des chaînes que je porte ; l’air obscur empêche aussi tes yeux ; mais je te suis vraiment ami, et je naquis comme toi en terre toscane. — »

Ses paroles et sa façon de raisonner que j’avais connue autrefois, me découvrirent ce que son visage me cachait ; et nous montâmes ainsi sur un point découvert.

Et il commença : « — Il y a grand temps que je pensais te voir ici parmi nous : car dès tes premières années, ta vue me donnait de toi un semblable présage. — »

« — Et ce fut bien vrai ; mais les amoureux soucis m’épouvantèrent si bien que j’abandonnai l’entreprise ; mais j’en porte la poitrine et les vêtements déchirés. — »

Ainsi dis-je, et lui, quand il eut entendu ma réponse, dit en souriant : « — Ô mon fils, quelle flamme est allumée pour toi ! — »

Je ne le compris pas alors ; mais maintenant je retrouve ses paroles si bien gravées dans ma tête, que jamais rien n’a été plus solidement gravé dans le marbre.

Et à cause du jeune âge qui rend hardis et prompts l’esprit et la langue, je lui demandai : « — Dis-moi, de grâce, quels gens sont ceux-ci. — »

« — D’ici à peu de temps tu le sauras par toi-même, — répondit-il, — et tu en seras. Tel est le lieu qu’on te destine, et tu ne le sais pas.

« Et tu changeras de visage et de cheveux, avant que le lien dont je parle ait été dénoué de ton col et de tes pieds encore rebelles.

« Mais pour satisfaire ton juvénile désir, je te parlerai de nous, et premièrement du Maître qui nous enlève ainsi la vie et la liberté.

« C’est là celui que le monde nomme Amour ; cruel, comme tu vois, et comme tu le verras mieux quand il sera devenu ton maître, ainsi qu’il est le nôtre.

« C’est un doux enfant et un féroce vieillard ; bien le sait qui l’éprouve ; et cela te sera chose pleinement claire avant mille ans, et dès à présent je t’en avertis.

« Il naquit de l’oisivité et de la lascivité humaine ; il a été nourri de pensers doux et suaves ; il a été fait Seigneur et Dieu par les gens futiles.

« Les uns sont morts à cause de lui, les autres, soumis aux plus dures lois, traînent une vie âpre et acerbe, sous mille chaînes et sous mille clefs.

« Celui qui, d’un air si seigneurial et si superbe, vient le premier, est César que Cléopâtre enchaîna en Égypte parmi les fleurs et l’herbe.

« Maintenant on triomphe de lui ; et c’est bien juste, puisqu’un autre l’a vaincu lui qui vainquit le monde, que le monde se glorifie de la défaite de son vainqueur.

« L’autre est son fils ; et cependant celui-ci aima plus sagement ; c’est César-Auguste qui, par ses prières, enleva à un autre sa Livia.

« Le troisième est l’impitoyable et injuste Néron ; vois-le marcher plein d’ire et de dédain. Une femme le vainquit, tout fort qu’il paraisse.

« Vois le bon Marcus, digne de toute louange, la bouche et le cœur pleins de philosophie. Cependant Faustine est cause qu’il est ici enchaîné.

« Ces deux, remplis de crainte et de soupçons, l’un est Denys et l’autre est Alexandre ; mais ce dernier a reçu le juste prix de la crainte qu’il inspirait.

« Le suivant est celui qui pleura sous Antandre la mort de Créuse, et qui enleva la maîtresse de celui qui avait ravi à Évandre son fils.

« Tu as entendu parler de celui qui refusa d’assouvir la passion furieuse de sa belle mère, et qui se débarrassa par la fuite de ses obsessions.

« Mais cette résolution chaste et digne causa sa mort, tellement Phèdre, amante terrible et farouche, changea son amour en haine. « Elle aussi en mourut, vengeant peut-être Hippolyte, Thésée et Ariane ; car c’est en aimant, comme tu vois, qu’elle courut à la mort.

« Tel qui blâme autrui, se condamne soi-même ; car celui qui prend plaisir à tromper ne doit pas se plaindre si les autres le trompent.

« Vois ce fameux, avec toute sa gloire, emmené prisonnier entre les deux sœurs mortes. L’une est amoureuse de lui, et lui est amoureux de l’autre

« Celui qui l’accompagne est ce puissant et fort Hercule qu’Amour prit ; et l’autre est Achille dont les amours eurent une fin très douloureuse.

« Cet autre est Démophonte, et cet autre est Phillis ; celui-ci est Jason, et celle-là est Médée qui suivit Amour et Jason par tant de pays,

« Et qui fut d’autant plus courroucée et cruelle envers son amant, qu’elle avait été plus coupable envers son père et son frère ; car elle croyait en être plus digne de son amour.

« Hipsiphile vient ensuite ; elle se plaint elle aussi du barbare amour qui lui a ravi le sien ; puis vient celle qui a le titre de belle.

« Avec elle est le berger qui malheureusement contempla si attentivement son beau visage, ce qui occasionna de grandes tempêtes et bouleversa le monde.

« Écoute ensuite se plaindre, parmi les autres infortunés, Oenone de Paris et Ménélas d’Hélène, et Hermione appeler Oreste,

« Laodamia son Protésilas et Argia son Polynice, bien plus fidèle que l’avare épouse d’Amphiaraus.

Entends les pleurs et les soupirs, entends les cris des malheureuses embrasées, qui ont rendu leur esprit à celui-ci qui les mène de cette façon.

« Je ne pourrais jamais te dire le nom de tous ; et ce ne sont pas seulement des hommes, mais des dieux qui remplissent la plus grande partie de ce bois de myrtes ombreux.

« Vois Vénus la belle, et avec elle Mars, les pieds, les bras et le cou chargés de fers ; et Pluton avec Proserpine à l’écart.

« Vois Junon, la jalouse, et le blond Apollon qui avait coutume de mépriser le jeune âge de l’Amour et l’arc qui lui porta par la suite en Thessalie un tel coup.

« Que dois-je dire ? Pour abréger, ils sont tous ici prisonniers, les dieux de Varron ; et, chargés d’innombrables liens.

« Jupiter vient enchaîné en avant du char. — »

 


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Chapitre 2


Le poète raconte une conversation qu’il a eue avec Massinissa et Sophonisbe, ainsi qu’une autre avec Séleucus. Il donne ensuite par une comparaison, une idée de l’immense multitude des amants qu’il n’a pu reconnaître ; il conclut en disant le nom de quelques-uns qu’il a reconnus.


Fatigué déjà, mais non encore rassasié de voir, je me tournais de çà, de là, regardant des choses que je n’ai pas le temps de me rappeler.

Mon cœur allait de penser en penser, quand il fut complètement attiré par deux qui passaient côte à côte, s’entretenant doucement.

Je fus ému par leur air extraordinaire et leur langage étranger qui m’était inconnu, mais que mon interprète me fît pleinement connaître.

Quand j’eus su qui ils étaient, je les accostai avec plus d’assurance ; car l’un d’eux était un esprit ami de notre nom, tandis que l’autre, lui, était cruel et dur.

Je m’approchai du premier : « — Ô antique Massinissa, par ton cher Scipion, et par celle-ci, commençai-je, ne te fâche pas de ce que je dis. — »

Il me regarda et dit : « — J’apprendrais d’abord volontiers qui tu es, puisque tu as si bien connu mes deux affections. — »

« — Ce que je suis, — lui répondis-je, — ne mérite pas d’être connu par un homme tel que toi, car une petite flamme ne peut projeter aussi loin une grande lumière.

« Mais ta royale renommée arrive partout ; et tel qui ne te verra jamais, ou ne t’a jamais vu, s’attache à toi par un beau lien d’amour.

« Or, dis-moi, puisque celui-ci vous mène en paix. (Et je montrai leur capitaine), quel est ce couple qui me semble compter parmi les choses rares et fidèles ? — »

« — Ta langue, si prompte à prononcer mon nom, prouve, — dit-il, — que tu le sais par toi-même. Mais je te le dirai pour soulager mon âme chagrine.

« Ayant placé toute mon âme sur ce grand homme, tellement qu’en cela je le cède à peine à Lélius, partout où furent ses enseignes je le suivis.

« La fortune lui fut toujours favorable ; mais non cependant comme le méritait la valeur dont, plus qu’un autre, il eut l’âme pleine.

« Après que les armes romaines se furent répandues à son grand honneur jusqu’à l’extrême occident, Amour survint qui nous enchaîna tous les deux.

« Et jamais plus douce flamme en deux cœurs ne brûla, ni ne brûlera, je crois. Mais hélas ! pour satisfaire tant de désirs, les nuits nous furent accordées courtes et rares.

« En vain nous fûmes conduits au joug du mariage ; en vain nous invoquâmes pour notre ardent amour les meilleures raisons, nos nœuds légitimes furent rompus :

« Celui qui, à lui seul, vaut plus que le monde entier, nous sépara par ses nobles paroles, sans tenir aucun compte de nos soupirs.

« Et bien que cette séparation soit la cause pour laquelle je me plaignis et je me plains, je vis briller en lui une éclatante vertu ; car tout à fait aveugle est celui qui ne voit pas le soleil.

« Une grande justice est un grave dommage pour les amants. Ce conseil donné par un tel ami fut donc l’écueil où vint échouer notre amoureuse entreprise.

« C’était pour moi un père par la gloire, un fils par l’amour, un frère par les années ; c’est pourquoi je dus obéir, mais le cœur triste et les yeux troublés.

« Ainsi cette amie qui m’était chère dut périr ; car se voyant tombée au pouvoir des Romains, elle aima mieux mourir qu’être esclave.

« Et moi je fus le ministre de ma douleur. Celui qui me priait m’adressait de si ardentes prières, que je me sacrifiai pour ne pas l’offenser.

« Et je lui envoyai le poison, avec quel poignant désespoir, moi seul je le sais, et elle le comprit bien. Et tu le comprendras aussi toi, si tu as ressenti peu ou prou l’amour.

« Les larmes, voilà l’héritage que me laissa une telle épouse. Je préférai perdre avec elle tout mon bien, toute mon espérance, que de manquer à ma foi.

« Mais cherche maintenant si tu trouves dans cette troupe chose digne de remarque ; car le temps est court, et tu as plus à voir qu’il ne te reste encore de jour. — »

J’étais plein de pitié, pensant au peu de temps qui avait été accordé à l’amour brûlant de deux amants pareils. Il me semblait que mon cœur se fondait comme neige au soleil ;

Quand j’entendis dire en poussant plus avant : « — Certes, celui-ci ne me déplut pas jadis, mais je suis résolu à haïr tous les autres tant qu’ils sont. — »

Puis je dis : « — Que ton cœur s’apaise, ô Sophonisbe ; car ta Carthage fut terrassée trois fois par nos mains, et, à la troisième, elle est restée gisante à terre. — »

Et elle : « — Je veux que tu me montres autre chose. Si l’Afrique pleura, l’Italie n’eut pas à en rire. Demandez-le à votre histoire. — »

Cependant son ami et le nôtre se mit à sourire, et se mêla avec elle à la grande foule ; et tous deux échappèrent à mes regards.

Comme un homme qui chevauche sur un terrain douteux, et qui à chaque pas s’arrête et regarde, et hésite à aller plus avant,

Ainsi les amants rendaient ma marche lente et indécise ; car j’étais désireux de savoir comment chacun d’eux brûlait dans ce feu.

J’en vis un à main gauche, hors du chemin, ayant l’air d’un homme qui a cherché et trouvé une chose dont il est à la fois honteux et joyeux ;

Il avait donné à un autre son épouse bien-aimée. Ô souverain amour, ô courtoisie insensée ! Elle aussi, paraissait joyeuse et honteuse

De cet échange, et tous deux s’en allaient ensemble, causant de leurs douces amours et soupirant après le royaume de Soria.

Je m’approchai de ces esprits qui, se tenant à l’écart, suivaient un autre chemin, et je dis au premier : « — Je te prie de m’attendre. — »

Et lui, à mon parler latin, s’arrêta un instant, le visage courroucé ; puis, comme s’il devinait mon intention,

Il dit : « — Je suis Séleucus, et celui-ci est Antiochus, mon fils, qui soutint une grande guerre contre vous. Mais la raison ne peut rien contre la force.

« Celle-ci, après avoir été ma femme fut ensuite la sienne ; car pour l’empêcher de mourir d’amour, je la lui donnai ; et ce don fut chose licite entre nous.

« Stratonice est son nom ; et, comme tu vois, notre sort est inséparable ; c’est à ce signe qu’on voit combien notre amour est tenace et fort.

« Elle consentit à me laisser le trône ; moi, je consentis à abandonner tout mon bonheur, et lui, consentit à donner sa vie, de sorte que chacun de nous faisait plus compte des autres que de soi-même.

« Et sans la discrète assistance du noble médecin, qui s’aperçut bien de son mal, son existence aurait été terminée en sa fleur.

« Aimant en silence, il fut sur le point de mourir ; aimer fut sa force, se taire fut sa vertu. Ce fut la pitié qui me fit le secourir. — »

Il dit ainsi ; et comme un homme qui change de volonté, il hâta tellement ses pas quand il eut fini de parler, qu’à peine je pus lui rendre son salut.

Quand cette ombre se fut dérobée à mes regards, je demeurai triste, et je m’en allai soupirant ; et mon cœur ne se détacha pas de son récit,

Jusqu’à ce qu’il me fut dit : « — Tu arrêtes trop longtemps ta pensée sur des choses diverses ; et tu sais bien que le temps est très court. — »

Xerxès mena moins de gens d’armes en Grèce, qu’il n’y avait là d’amants nus et prisonniers. L’œil ne pouvait en soutenir la vue.

Ils étaient de langues et de pays si divers, que sur mille c’est à peine si je savais le nom d’un seul, et le petit nombre de ceux dont j’eus connaissance fournirait matière à tout un volume.

Persée était l’un d’eux, et je voulus savoir comment lui plut, en Éthiopie, Andromède, la vierge noire aux beaux yeux et à la belle chevelure.

Il y avait aussi ce frivole amant, qui, amoureux de sa propre beauté, perdit la vie, et resta pauvre et seul pour en avoir eu trop grande abondance ;

Il devint une belle fleur qui ne produit pas de fruit ; elle était là aussi, celle qui l’aima, et dont le corps fut changé en un dur rocher à la voix résonnante.

Et cet autre si prompt à faire son propre malheur, Iphis, qui, par amour pour autrui, se prit en haine ; et quantité d’autres condamnés à semblable peine ;

Gens qui, pour avoir aimé, vécurent désespérés, et parmi lesquels je reconnus quelques modernes que je perdrais mon temps à nommer.

Il y avait ces deux infortunés qu’Amour a réunis éternellement, Alcyon et Ceïx, qui sur le rivage de la mer font leur nid sous de plus doux hivers.

Près d’eux, pensif, se tenait Esacus, cherchant Hespérie, tantôt assis sur un rocher, tantôt plongeant sous l’eau, tantôt planant dans les airs.

Et je vis la cruelle fille de Nisus s’enfuir en volant ; je vis courir Atalante qui fut vaincue par trois pommes d’or et par un beau visage.

Avec elle était Hippomène, la seule, au milieu de tant d’amants et de coureurs malheureux, qui se réjouisse et se vante de sa victoire.

Parmi ces fabuleux et frivoles amants, je vis Acis tenant Galathée dans ses bras, dont Polyphème faisait grande rumeur.

Je vis Glaucus flottant au milieu de cette foule, sans celle à qui seule semblent s’adresser ses prières, et traitant une autre amante de dure et de cruelle.

Je vis Carmente et Picus, qui fut jadis un de nos rois et qui est maintenant un oiseau vagabond. Celle qui le métamorphosa lui laissa son nom, son royal manteau et ses ornements.

Je vis les pleurs d’Égérie ; je vis Scylla, dont les os furent changés en un dur rocher alpestre, et qui devint une infamie pour la mer de Sicile ;

Et celle qui, douloureuse et désespérée, tenait la plume dans sa main droite et le fer nu dans sa main gauche.

Je vis Pygmalion avec sa statue vivante ; et mille autres que j’ai entendus chanter sur l’une et l’autre rive de Castalie et d’Aganippe.

Je vis, en dernier lieu, Cydipe, trompée au moyen d’une pomme.

 


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Chapitre 3


Le poète se fait dire les noms d’une nouvelle troupe d’amants. Puis il raconte comment il s’énamoura et de qui. Il dit que Laure n’aimait pas ; il décrit ses beautés. Enfin, il dit ce qu’il sait par expérience de la vie des amants.


Mon cœur était si plein d’étonnement, que je restais comme un homme qui ne peut parler et se tait, et qui attend qu’on le conseille.

Quand mon ami : « — Que fais-tu ? Que regardes-tu ? à quoi penses-tu — dit-il — Ne sais-tu pas bien que je fais partie de cette foule, et qu’il faut que je la suive ? — »

« Frère, — répondis-je, — tu sais l’état où je suis, et que c’est le désir de savoir qui m’a si fort embrasé que ma marche est retardée par lui. — »

Et lui : « — J’avais déjà compris ton silence. Tu veux savoir qui sont encore ces autres amants. Je te le dirai, si cela ne m’est pas interdit.

« Vois ce grand, que chacun honore, c’est Pompée ; il a avec lui Cornélia qui pleure et se plaint du vil Ptolémée.

« L’autre, plus loin, est le grand roi grec qui ne vit pas Egisthe et l’impie Clytemnestre. Tu peux voir par là si l’Amour est bien aveugle.

« Voici un tout autre exemple de fidélité et d’amour : vois Hipermestre ; vois Pyrame et Thisbé, gisant tous les deux à l’ombre ; vois Léandre au milieu de la mer et Héro à sa fenêtre.

« Celui-là, si rêveur, est Ulysse, ombre aimable qu’attend et invoque sa chaste épouse ; mais l’amour de Circé le retient et l’enlace. « Cet autre est le fils d’Hamilcar ; pendant tant d’années Rome et toute l’Italie n’ont pu le vaincre, et voici qu’une vile femme de la Pouille le captive et l’enchaîne.

« Celle qui suit son maître, les cheveux coupés courts, fut reine du Pont. Vois comme son attitude est celle d’une esclave et comme elle se dompte elle-même !

« Cette autre est Portia que le fer et le feu rendent parfaite ; cette autre est Julie ; elle se plaint de son époux qui lui préfère sa seconde femme.

« Tourne là-bas les yeux vers le grand patriarche qui ne se repent pas d’avoir été trompé, et qui ne se plaint pas d’avoir servi deux fois sept ans pour obtenir Rachel.

« Amour vivace, qui croît au milieu des souffrances ! Vois le père de celui-ci, vois son aïeul qui quitte son pays natal avec Sarah.

« Vois ensuite comment l’amour cruel et dépravé vainquit David et l’entraîna à commettre le crime qu’il pleura plus tard en un lieu obscur et profond.

« Il semble qu’un semblable nuage obscurcisse et couvre la claire renommée de son fils, réputé comme le plus sage, et le rende tout à fait différent du prince que je viens de nommer.

« Vois son autre fils qui en un même instant aime et n’aime plus ; vois Tamar qui, pleine d’indignation et de douleur, se plaint à son frère Absalon.

« Un peu en avant d’elle, vois Samson, plus fort que sage, qui dans sa sottise, repose sa tête sur le sein de son ennemie.

« Vois ici comment, au milieu des épées et des lances, grâce à l’amour et au sommeil, une jeune veuve, par son beau parler et son beau visage,

Triomphe d’Holopherne ; vois-la s’en retourner seule, avec une servante, à minuit et en toute hâte, emportant l’horrible tête et remerciant Dieu.

« Vois Sichem et son sang mêlé par la circoncision et la mort ; vois le père et le peuple pris au même piège.

« Voilà ce qui a causé sa passion subite. Vois Assuérus ; vois de quelle façon il applique un remède à son amour, afin de pouvoir le supporter patiemment.

« Il se délivre d’une chaîne et se lie d’une autre ; voilà le remède qu’il emploie pour un tel mal ; c’est ainsi qu’on chasse un clou avec un autre clou.

« Veux-tu voir en un même cœur l’affection et l’ennui, la douceur et l’amertume ? Regarde maintenant le féroce Hérode ; l’amour et la cruauté l’assiègent.

« Vois comme il brûle tout d’abord, et puis se ronge dans un tardif repentir de sa férocité, appelant Marianne qui ne l’entend pas.

« Vois trois belles dames énamourées, Procris, Artémise et Déidamie ; et ces trois autres non moins ardentes que scélérates,

« Sémiramis, Biblis et la coupable Myrrha ; vois comme elles semblent honteuses de leur vie louche et coupable.

« Voici ceux qui remplissent les livres de songes, Lancelot, Tristan et les autres chevaliers errants, ce qui fait que le vulgaire les envie.

« Vois Ginevra, Iseult et les autres amants, et le couple de Rimini, qui vont ensemble faisant entendre de douloureuses plaintes. — »

Ainsi il parlait ; et moi, comme un homme qui redoute un mal futur, et tremble avant le danger, pressentant que quelqu’un va l’assaillir,

J’étais de la couleur du cadavre qu’on arrache à la tombe ; lorsque, à mes côtés, je vis ma jouvencelle, plus pure que la blanche colombe.

Elle s’empara de moi ; et moi qui aurais juré pouvoir me défendre d’un homme couvert de ses armes, je fus enchaîné par des paroles et par des gestes.

Et comme je crois bien me rappeler, mon ami s’approcha plus près de moi, et, avec son sourire, pour augmenter encore mon souci,

Me dit à l’oreille : « — Désormais il t’est permis de parler directement toi-même avec qui tu voudras, car nous sommes tous marqués de la même poix. — »

J’étais devenu un de ceux à qui le bonheur des autres déplaît plus que leur propre mal, en voyant celle qui m’avait fait son prisonnier, rester libre et paisible.

Et, comme je m’en aperçois trop tard après le mal, elle me faisait mourir d’amour, de jalousie, de désir pour sa beauté.

Je ne détournais pas les yeux de son beau visage, comme un homme malade qui désire toute chose douce et contraire à sa guérison.

J’étais aveugle et sourd à tout autre plaisir, la suivant par des endroits si dangereux, que j’en tremble encore quand je m’en souviens.

C’est depuis ce temps que je tiens les yeux humides et baissés, que j’ai le cœur plein de rêves, et que je cherche la solitude des fontaines, des ruisseaux, des montagnes, des bois et des rochers.

Depuis ce moment jusqu’à ce jour, je n’ai cessé de couvrir le papier de pensées, de larmes et d’encre ; autant j’en prépare et j’en écris, autant j’en déchire.

Depuis ce moment jusqu’à ce jour, je sais ce qui se fait dans le cloître de l’Amour ; à qui sait lire, je montre sur mon front ce qu’on y craint et ce qu’on y espère.

Et je vois cette beauté cruelle aller et venir sans se soucier de moi ni de mes peines, fière de sa vertu et de mes dépouilles.

D’autre part, si je comprends bien, ce Maître qui fait sentir sa force à tout l’univers, a peur d’elle ; ce qui fait que j’ai perdu tout espoir ;

Que je n’ai ni le courage ni la force de me défendre ; et celui en qui j’espérais la flatte, tandis qu’il nous maltraite cruellement, moi et les autres.

Personne ne peut l’émouvoir peu ou prou, tellement elle est sauvage et rebelle aux étendards de l’Amour.

Elle est vraiment un Soleil parmi les étoiles. Son port majestueux qui n’appartient qu’à elle, son sourire, ses dédains, ses discours,

Ses cheveux retenus par l’or ou épars au vent, ses yeux brillant d’une céleste lumière, m’enflamment tellement que je suis heureux de brûler pour elle.

Qui pourrait jamais dignement parler de ses manières à la fois si douces et si nobles, et de sa vertu auprès de laquelle mon style est quasi comme un petit fleuve auprès de la mer ?

Ce sont là choses nouvelles, qui n’ont jamais été vues et qu’on ne verra jamais plus d’une fois, ce qui fait que toutes les langues seraient muettes pour les célébrer.

Ainsi je me vois prisonnier et elle est libre ; je la prie jour et nuit — ô cruel destin — et c’est à peine si elle écoute une de mes prières sur mille.

Dure loi d’Amour ! mais bien qu’elle soit injuste, il faut l’observer, parce qu’elle est descendue du ciel sur la terre, qu’elle est universelle et de toute antiquité.

Je sais maintenant comment le cœur se déchire, comment il faut faire la paix, la guerre, ou la trêve ; et dissimuler sa douleur quand il est sous le coup d’un chagrin poignant.

Et je sais comment en un même instant le sang se retire des joues et s’y précipite, s’il arrive que peur ou vergogne s’ensuive.

Je sais comment le serpent se cache sous les fleurs ; comment on est toujours entre la veille et le sommeil ; comment, sans être malade, on languit et on meurt.

Je sais comment on cherche sans cesse les traces de sa douce ennemie, en tremblant de la trouver ; et je sais de quelle façon l’amante se transforme en celui qui l’aime.

Je connais les longs soupirs et les joies brèves ; les volontés dont on change à chaque instant ; je sais comment on peut vivre l’âme séparée du corps.

Je sais me tromper moi-même mille fois le jour ; je sais, suivant l’objet de ma flamme, partout où il me fuit, brûler de loin et geler de près.

Je sais comment Amour règne en tyran sur l’esprit, et comment il en chasse toute logique ; je sais de combien de manières le cœur peut se fondre.

Je sais quelle petite corde suffit pour lier une âme sensible, quand elle est seule et n’a personne pour la défendre.

Je sais comment Amour lance ses traits et comment il vole ; je sais comment il menace ou frappe ; comment il ravit par force ou par ruse ;

Et combien ses faveurs sont peu stables, ses espérances douteuses et ses douleurs certaines. Je sais combien sont vaines ses promesses de fidélité ;

Comment son feu couvert brûle au fond des os ; comment son venin secret s’insinue dans les veines, et cause une mort et un incendie manifestes.

En somme, je sais comme est changeante et vaine, mêlée d’audace et de timidité la vie des amants qui, pour quelque douceur, éprouvent mille amertumes.

Je connais leurs façons, leurs soupirs, leurs chants, leur langage entrecoupé et leurs silences soudains, leurs rires si courts et leurs longues plaintes ;

Et combien pour eux le miel est tempéré par l’absinthe.

 


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Chapitre 4


Le poète raconte comment après être devenu amoureux, il se lia avec tous les autres amants ses compagnons d’infortune, dont il connut les peines et les tribulations ; comment il vit plusieurs poètes amoureux, de divers pays. Puis il pleure la mort de Tomasso de Messine ; il loue Lelio et Socrate ses amis. Enfin, revenant à son premier sujet, il dit par quel chemin et en quel lieu, lui et ses compagnons furent emmenés prisonniers pour servir au triomphe de l’Amour.


Après que ma mauvaise fortune m’eut fait tomber au pouvoir d’autrui, et m’eut coupé tous les nerfs de la liberté dont j’avais joui pendant un certain temps,

Moi, qui étais plus sauvage que les cerfs, je devins subitement aussi soumis que mes infortunés et misérables compagnons ;

Et je vis leurs peines et leurs tourments, et par quels tortueux sentiers, et avec quel art ils étaient conduits à l’amoureux troupeau.

Pendant que je portais mes regards de tous côtés, pour voir si je n’en apercevrais aucun qui se soit illustré par ses écrits, soit dans l’antiquité, soit de nos jours,

Je vis celui qui n’aima qu’Eurydice et qui la suivit en Enfer, et, mourant pour elle, l’appela de sa langue déjà froide.

Je reconnus Alcée, si habile à parler de l’amour ; Pindare ; Anacréon qui avait abrité ses muses dans le seul port de l’Amour.

Je vis Virgile ; et il me sembla qu’il était entouré de compagnons à l’esprit élevé et subtil, de ceux que volontiers le monde a acclamés.

L’un était Ovide, et l’autre Tibulle ; cet autre était Properce, qui tous trois chantèrent ardemment l’amour ; un autre était Catulle,

Une jeune Grecque marchait de pair avec eux, qui chanta jadis avec les plus nobles poètes, et dont le style fut rare et beau.

Regardant ainsi de çà et de là, je vis sur une plage verte et fleurie des gens qui s’en allaient devisant d’amour.

Voici Dante et Béatrice ; voici Selvaggia ; voici Gino da Pistoia, Guitton d’Arezzo qui semble tout courroucé de n’être pas le premier.

Voici les deux Guido, jadis si estimés ; Onesto de Bologne ; et les Siciliens qui jadis étaient les premiers et sont ici les derniers ;

Sennuccio et Franceschin, dont le talent fut si humain, comme chacun sait ; puis venait une troupe de gens étrangers d’allure et de manières.

Le premier de tous était Arnauld Daniel, grand maestro d’amour, qui fait encore honneur à sa patrie pour son style neuf et beau.

Il y avait ceux qu’Amour eut si peu de peine à vaincre ; les deux Pierre ; Arnauld, moins célèbre que le précédent ; il y avait aussi ceux qui furent soumis avec plus de peine,

Je veux dire l’un et l’autre Raimbaud, dont l’un chanta Béatrice dans le Montferrat ; et le vieux Pierre d’Auvergne avec Giraud ;

Fouquet, qui a légué son nom à Marseille après en avoir déshérité Gênes, et qui, sur la fin de la vie, changea, pour une meilleure patrie, d’habit et d’état ;

Geoffroi Rudel, qui employa la voile et la rame pour courir à sa propre mort ; et ce Guillaume, qui, pour avoir trop chanté, se vit moissonner à la fleur de ses jours ;

Amerigo, Bernard, Hugo et Anselme ; et mille autres que j’ai vus, à qui la langue servit constamment de lance, d’épée, de bouclier et de casque.

Et, puisqu’il faut que j’expose clairement toute ma douleur, je me tournai vers les nôtres, et je vis le bon Tomasso qui illustra Bologne et qui est maintenant enseveli à Messine.

Ô douceur passagère ! ô vie pénible ! qui donc t’a enlevé si tôt à moi, toi sans lequel je ne savais pas faire un pas ?

Où es-tu maintenant, toi qui hier encore étais avec moi ? La vie mortelle, qui nous plaît tant, n’est en réalité qu’un rêve de malade et qu’une fable de roman.

J’étais à une petite distance en dehors du sentier commun, quand je vis tout d’abord Socrate et Lélio, avec lesquels j’ai vécu plus longtemps encore.

Ô quel couple d’amis ! En rimes, ni en prose, je ne pourrais jamais louer leur mérite comme il faut.

Avec eux deux j’ai poursuivi des doctrines diverses, car nous allions tous les trois sous le même joug. Je leur ai découvert toutes mes plaies.

Le temps, ni l’absence ne pourront jamais me séparer d’eux, comme je l’espère et le désire, jusqu’aux cendres du bûcher funéraire.

Avec eux j’ai cueilli le glorieux rameau dont, trop tôt peut-être, j’ai armé mes tempes, en mémoire de celle que j’aime tant,

Et dont, bien que mon cœur soit plein de sa pensée, je n’ai pu jamais cueillir ni branche ni feuille, tellement ses racines me furent amères et impitoyables.

Mais quoique j’aie sujet de me plaindre comme un homme offensé, ce que j’ai vu de mes yeux m’empêchera de le faire jamais.

C’est un sujet de tragédie et non de comédie, que de voir enchaîné celui dont on a fait le dieu des esprits lents, obtus et stupides.

Mais avant de décrire ce spectacle, je veux continuer à dire ce qu’Amour fit de nous, puis je dirai ce qu’il eut à souffrir à son tour d’une autre, bien que ce soit encore digne non d’un chantre comme moi, mais d’Homère ou d’Orphée.

Nous suivîmes le bruit des ailes pourprées des coursiers volants, à travers mille fossés, jusqu’à ce qu’il fût arrivé dans le royaume de sa mère.

Là, nos chaînes ne furent point allégées ni dénouées, mais nous fûmes traînés par les bois et les montagnes, et personne de nous ne savait en quelle partie du monde nous étions.

Au delà de l’endroit où Égée soupire et se plaint, est une petite île plus délicieuse et plus douce que toutes celles que le soleil échauffe et que la mer baigne.

Au centre, est une ombreuse et verte colline, aux parfums si suaves, aux eaux si douces, que toute pensée virile ne peut rester dans l’âme.

C’est la terre qui est si chère à Vénus, et qui lui fut consacrée dans ces temps où la vraie croyance était encore cachée et inconnue.

Aujourd’hui encore on y connaît si peu la vertu — tellement elle a gardé l’empreinte de sa vile origine — qu’elle paraît douce aux méchants et déplaisante aux gens vertueux.

Or, c’est là que le gentil Seigneur triompha de nous et de tous ceux qu’il avait pris dans ses lacs, de la mer des Indes à celle de Thulé.

Son sein était plein de pensées et ses bras de choses vaines, de plaisirs fugitifs et de constants ennuis ; il faisait éclore les roses pendant l’hiver et était de glace au cœur de l’été.

Il avait devant lui l’espérance douteuse et la joie passagère, et derrière lui le repentir et la douleur, comme on le voit dans l’empire de Rome et dans celui de Troie.

Et toute cette vallée retentissait du bruit des eaux tombantes et du chant des oiseaux, et ses rives étaient blanches, vertes, roses, perses et jaunes.

On trouvait des ruisseaux s’échappant de sources vives, et, pendant la saison chaude, la fraîcheur de l’herbe, les ombrages touffus, et les doux zéphyrs ;

Puis, quand l’hiver vient rafraîchir l’atmosphère, les soleils tièdes, les jeux, les mets exquis, et la molle oisiveté qui envahit les cœurs faibles.

C’était la saison où l’équinoxe fait que le jour l’emporte sur la nuit, et où Progné avec sa sœur retourne à ses doux travaux.

Ô instabilité de notre destin ! C’est dans l’endroit, dans la saison et à l’heure où il réclame un plus large tribut,

Que voulut triompher celui que le vulgaire adore. Et je vis à quel servage, à quelle mort, à quelle ruine va quiconque devient amoureux.

Les erreurs, les songes et les sombres imaginations entouraient son char triomphal, et sur le seuil de son palais se tenaient les fausses opinions.

Par les escaliers on voyait l’espérance lubrique, le gain mal acquis et le dommage utile, et des degrés où plus on monte, plus on se trouve avoir descendu.

On y trouvait le repos pénible, l’agitation tranquille ; le déshonneur éclatant et la gloire obscure ; la loyauté perfide et la perfidie fidèle ;

La fureur diligente et la raison paresseuse ; il y avait une prison où l’on arrive par des voies larges, et d’où l’on sort à grand’peine par des chemins étroits.

On y descend par une pente rapide, on en sort par une montée pénible. Au dedans, habite la confusion aux allures troubles, et mêlées de douleurs assurées et de joies incertaines.

Jamais Vulcain, Lipari ou Ischia, le Stromboli ou le Montgibello n’ont bouillonné avec tant de rage. Il s’aime bien peu, celui qui se risque à une telle aventure.

C’est dans si noire et si étroite cage que nous fûmes enfermés. C’est là que, avec le temps, je changeai de plumes et d’aspect.

Et cependant, regrettant la liberté, mon âme que le grand désir rendait prompte et légère, se consola en voyant les choses passées.

J’étais devenu comme la neige au soleil, en voyant tant d’esprits si illustres renfermés dans cette affreuse prison, comme lorsque, pressé par le temps, on regarde un grand tableau.

Et qu’on tourne encore les yeux en arrière, alors que le pied est déjà en route.

 


Pétrarque

 

02 petrarque