Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Pendant la vie de Madame Laure
Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883)

Pendant la vie de Laure - Sonnets 31 à 40


 

(46/366) - Sonnet 31 : Il se met en colère contre les miroirs, parce qu’ils lui conseillent de l’oublier.
(47/366) - Sonnet 32 : Il n’ose regarder les yeux de Laure, mais son ardent désir lui en donne le courage.
(48/366) - Sonnet 33 : Résolu à faire connaître ses souffrances à Laure, il devient muet, dès qu’il est devant elle.
(49/366) - Sonnet 34 : En présence de Laure, il ne peut plus parler, ni pleurer, ni soupirer.
(51/366) - Sonnet 35 : Il souhaite d’être changé en rocher, plutôt que de vivre au milieu de tant d’ennuis.
(56/366) - Sonnet 36 : Trahi, désillusionné sur les promesses de l’Amour, il mène une vie plus douloureuse qu’avant.
(57/366) - Sonnet 37 : Amour est trop amer pour lui ; il ne peut plus goûter sa douceur.
(60/366) - Sonnet 38 : Le laurier, c'est l'emblème de Laure. Qu’il n’ait plus de privilège, ce laurier qui, de doux et favorable, est devenu sans pitié pour lui.
(61/366) - Sonnet 39 : Il bénit tout ce qui a favorisé son amour pour Laure.
(62/366) - Sonnet 40 : S’étant aperçu de ses folies, il prie Dieu de le faire revenir à une vie meilleure.

 

Sonnet 31

Il se met en colère contre les miroirs, parce qu’ils lui conseillent de l’oublier.


L'oro et le perle e i fior' vermigli e i bianchi,
che 'l verno devria far languidi et secchi,
son per me acerbi et velenosi stecchi,
ch'io provo per lo petto et per li fianchi.

Però i dí miei fien lagrimosi et manchi,
ché gran duol rade volte aven che 'nvecchi:
ma piú ne colpo i micidiali specchi,
che 'n vagheggiar voi stessa avete stanchi.

Questi poser silentio al signor mio,
che per me vi pregava, ond'ei si tacque,
veggendo in voi finir vostro desio;

questi fuor fabbricati sopra l'acque
d'abisso, et tinti ne l'eterno oblio,
onde 'l principio de mia morte nacque.


L’or et les perles, et les fleurs vermeilles et blanches, que l’hiver devrait faner et dessécher, sont pour moi acérées et vénéneuses épines, que j’endure dans la poitrine et dans les flancs.

Par là, mes jours se passent dans les pleurs et seront abrégés ; car il arrive rarement qu’une grande douleur soit cause qu’on vive vieux. Mais j’en accuse encore plus les miroirs meurtriers que vous avez lassés à force de vous y courtiser vous-même.

Ce sont eux qui imposèrent silence à mon seigneur lequel vous priait en ma faveur ; il s’est tu, en voyant finir en vous votre désir.

Ils ont été fabriqués sur les ondes de l’abîme infernal, et trempés dans le fleuve de l’éternel oubli. C’est de là que naquit le principe de ma mort.


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Sonnet 32

Il n’ose regarder les yeux de Laure, mais son ardent désir lui en donne le courage.


Io sentia dentr'al cor già venir meno
gli spirti che da voi ricevon vita;
et perché natural-mente s'aita
contra la morte ogni animal terreno,

largai 'l desio, ch'i teng'or molto a freno,
et misil per la via quasi smarrita:
però che dí et notte indi m'invita,
et io contra sua voglia altronde 'l meno.

Et mi condusse, vergognoso et tardo,
a riveder gli occhi leggiadri, ond'io
per non esser lor grave assai mi guardo.

Vivrommi un tempo omai, ch'al viver mio
tanta virtute à sol un vostro sguardo;
et poi morrò, s'io non credo al desio.


Je sentais au dedans de mon cœur défaillir les esprits qui de vous reçoivent la vie ; et comme naturellement tout être sur terre lutte contre la mort,

Je laissai le champ libre au désir que je tiens habituellement si restreint, et je le lançai sur la voie quasi oubliée ; car bien que, jour et nuit, il m’invite à l’y suivre, je le mène ailleurs, contre son gré.

Et il m’amena, honteux et timide, à revoir les beaux yeux que j’évite soigneusement, pour ne pas les courroucer.

Je vivrai désormais pendant quelque temps encore, car un seul de vos regards a un tel pouvoir sur ma vie. Et puis, je mourrai, si je ne cède pas à mon désir de vous voir encore.


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Sonnet 33

Résolu à faire connaître ses souffrances à Laure, il devient muet, dès qu’il est devant elle.


Se mai foco per foco non si spense,
né fiume fu già mai secco per pioggia,
ma sempre l'un per l'altro simil poggia,
et spesso l'un contrario l'altro accense,

Amor, tu che' pensier' nostri dispense,
al qual un'alma in duo corpi s'appoggia,
perché fai in lei con disusata foggia
men per molto voler le voglie intense?

Forse sí come 'l Nil d'alto caggendo
col gran suono i vicin' d'intorno assorda,
e 'l sole abbaglia chi ben fiso 'l guarda,

cosí 'l desio che seco non s'accorda,
ne lo sfrenato obiecto vien perdendo,
et per troppo spronar la fuga è tarda.


Puisque jamais feu n’a été éteint par le feu ; puisque jamais fleuve n’a été mis à sec par la pluie, mais que toujours une chose est augmentée par une chose semblable, et que souvent aussi une chose contraire en accroît une autre,

Pourquoi, Amour, toi qui gouvernes nos pensées, toi sur qui s’appuie une âme en deux corps, pourquoi fais-tu d’une manière inaccoutumée que, dans cette âme, les désirs soient moins intenses, à cause de leur véhémence même ?

Peut-être, comme le Nil, tombant de haut, assourdit tous les voisins d’alentour par son grand fracas, et comme le soleil aveugle qui le regarde fixement,

Ainsi le désir, qui ne s’accorde pas avec lui-même, va perdant de sa force par son impétuosité à courir vers son propre objet ; et, pour trop éperonner, on retarde la fuite.


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Sonnet 34

En présence de Laure, il ne peut plus parler, ni pleurer, ni soupirer.


Perch'io t'abbia guardato di menzogna
a mio podere et honorato assai,
ingrata lingua, già però non m'ài
renduto honor, ma facto ira et vergogna:

ché quando piú 'l tuo aiuto mi bisogna
per dimandar mercede, allor ti stai
sempre piú fredda, et se parole fai,
son imperfecte, et quasi d'uom che sogna.

Lagrime triste, et voi tutte le notti
m'accompagnate, ov'io vorrei star solo,
poi fuggite dinanzi a la mia pace;

et voi sí pronti a darmi angoscia et duolo,
sospiri, allor traete lenti et rotti:
sola la vista mia del cor non tace.


Quoique je t’aie, autant que j’ai pu, gardée de mensonge, et honorée constamment, ô langue ingrate, tu ne m’as cependant pas encore fait honneur, mais tu as au contraire attiré sur moi l’ire et la vergogne.

Car, plus j’ai besoin de ton aide pour demander merci, plus tu restes froide ; et si tu profères quelques paroles, elles sont imparfaites et comme d’un homme qui rêve.

Tristes larmes, vous aussi vous me tenez toutes les nuits compagnie, alors que je voudrais être seul ; puis vous fuyez en présence de celle qui est ma paix.

Et vous, si prompts à me remplir d’angoisse et de douleur, soupirs, vous vous traînez alors lents et entrecoupés. Seul mon visage ne cesse d’exprimer l’état de mon cœur.


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Sonnet 35

Il souhaite d’être changé en rocher, plutôt que de vivre au milieu de tant d’ennuis.


Poco era ad appressarsi agli occhi miei
la luce che da lunge gli abbarbaglia,
che, come vide lei cangiar Thesaglia,
cosí cangiato ogni mia forma avrei.

Et s'io non posso transformarmi in lei
piú ch'i' mi sia (non ch'a mercé mi vaglia),
di qual petra piú rigida si 'ntaglia
pensoso ne la vista oggi sarei,

o di diamante, o d'un bel marmo biancho,
per la paura forse, o d'un dïaspro,
pregiato poi dal vulgo avaro et scioccho;

et sarei fuor del grave giogo et aspro,
per cui i' ò invidia di quel vecchio stancho
che fa con le sue spalle ombra a Marroccho.


Pour peu que la lumière qui les éblouit de loin se fût un peu plus approchée de mes yeux, j’aurais entièrement changé de forme, comme elle-même se vit changer en Thessalie.

Et si je ne puis pas me transformer en elle plus que je ne suis déjà — non que cela me vaille merci — je serais du moins à présent une statue à l’attitude pensive, de la plus dure pierre qui se puisse entailler,

De diamant, de beau marbre blanc, ou de jaspe, que peut-être dans sa frayeur le vulgaire avare et sot serait ensuite venu prier.

Et je serais délivré du joug pesant et rude qui fait que je porte envie à ce vieillard fatigué, dont les épaules couvrent le Maroc de leur ombre.


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Sonnet 36

Trahi, désillusionné sur les promesses de l’Amour, il mène une vie plus douloureuse qu’avant.


Se col cieco desir che 'l cor distrugge
contando l'ore no m'inganno io stesso,
ora mentre ch'io parlo il tempo fugge
ch'a me fu inseme et a mercé promesso.

Qual ombra è sí crudel che 'l seme adugge,
ch'al disïato frutto era sí presso?
et dentro dal mio ovil qual fera rugge?
tra la spiga et la man qual muro è messo?

Lasso, nol so; ma sí conosco io bene
che per far piú dogliosa la mia vita
amor m'addusse in sí gioiosa spene.

Et or di quel ch'i' ò lecto mi sovene,
che 'nanzi al dí de l'ultima partita
huom beato chiamar non si convene.


Si, grâce à l’aveugle désir qui me ronge le cœur, je ne me trompe pas moi-même en comptant les heures, maintenant, pendant que je parle, finit le moment où Vous m’aviez promis de m’accorder merci.

Quelle est l’ombre assez cruelle pour étouffer la semence qui était si près de produire le fruit désiré ? Quelle bête cruelle rugit dans ma bergerie ? Entre l’épi mûr et la main quel mur est dressé ?

Hélas ! je ne sais ; mais je vois bien que, pour me rendre la vie plus douloureuse, Amour m’induisit en si joyeux espoir.

Et maintenant, je me souviens de ce que j’ai lu : avant l’heure du départ suprême, l’homme ne peut se dire heureux.


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Sonnet 37

Amour est trop amer pour lui ; il ne peut plus goûter sa douceur.


Mie venture al venir son tarde et pigre,
la speme incerta, e 'l desir monta et cresce,
onde e 'l lassare et l'aspectar m'incresce;
et poi al partir son piú levi che tigre.

Lasso, le nevi fien tepide et nigre,
e 'l mar senz'onda, et per l'alpe ogni pesce,
et corcherassi il sol là oltre ond'esce
d'un medesimo fonte Eufrate et Tigre,

prima ch'i' trovi in ciò pace né triegua,
o Amore o madonna altr'uso impari,
che m'ànno congiurato a torto incontra.

Et s'i' ò alcun dolce, è dopo tanti amari,
che per disdegno il gusto si dilegua:
altro mai di lor gratie non m'incontra.


Mes bonheurs sont tardifs et paresseux à venir ; l’espoir est incertain, et le désir monte et s’accroît ; aussi la fatigue et l’attente me pèsent également ; mais, pour s’en aller, mes bonheurs sont plus agiles que le tigre.

Hélas ! les neiges deviendront tièdes et noires, la mer sera sans ondes, les poissons vivront sur les Alpes, et le Soleil remontera vers les lieux où l’Euphrate et le Tibre coulent d’une même source,

Avant que je trouve en cela paix ou trêve, ou avant qu’Amour et ma Dame n’en usent autrement, lesquels sont, à tort, conjurés contre moi.

Et si jamais je goûte quelque douceur, ce sera après tant d’amertumes, que, l’ayant en dédain, je n’en pourrai savourer le goût. Jamais je n’eus d’eux d’autres faveurs.


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Sonnet 38

Le laurier, c'est l'emblème de Laure. Qu’il n’ait plus de privilège, ce laurier qui, de doux et favorable, est devenu sans pitié pour lui.


L'arbor gentil che forte amai molt'anni,
mentre i bei rami non m'ebber a sdegno
fiorir faceva il mio debile ingegno
a la sua ombra, et crescer negli affanni.

Poi che, securo me di tali inganni,
fece di dolce sé spietato legno,
i' rivolsi i pensier' tutti ad un segno,
che parlan sempre de' lor tristi danni.

Che porà dir chi per amor sospira,
s'altra speranza le mie rime nove
gli avessir data, et per costei la perde?

Né poeta ne colga mai, né Giove
la privilegi, et al Sol venga in ira,
tal che si secchi ogni sua foglia verde.


Le gentil arbuste que j’aimai si fort pendant de longues années, alors que ses beaux rameaux ne m’avaient point en mépris, faisait fleurir à son ombre mon faible génie, et le faisait croître dans les tourments.

Depuis que, à l’abri de telles erreurs, j’ai vu cet arbre, de favorable qu’il était, devenir sans pitié, j’ai tourné toutes mes pensées vers un seul point, car elles parlent toujours de leurs tristes dams.

Que pourrait dire celui qu’Amour fait soupirer, si mes nouvelles rimes lui avaient donné une autre espérance, et s’il perdait cette espérance par la faute de ce même arbre ?

Que le poète n’en cueille jamais une branche ; que Jupiter lui enlève son privilège ; et qu’il devienne si odieux au Soleil, que celui-ci dessèche toutes ses vertes feuilles.


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Sonnet 39

Il bénit tout ce qui a favorisé son amour pour Laure.


Benedetto sia 'l giorno, et 'l mese, et l'anno,
et la stagione, e 'l tempo, et l'ora, e 'l punto,
e 'l bel paese, e 'l loco ov'io fui giunto
da'duo begli occhi che legato m'ànno;

et benedetto il primo dolce affanno
ch'i' ebbi ad esser con Amor congiunto,
et l'arco, et le saette ond'i' fui punto,
et le piaghe che 'nfin al cor mi vanno.

Benedette le voci tante ch'io
chiamando il nome de mia donna ò sparte,
e i sospiri, et le lagrime, e 'l desio;

et benedette sian tutte le carte
ov'io fama l'acquisto, e 'l pensier mio,
ch'è sol di lei, sí ch'altra non v'à parte.



Béni soit le jour, et le mois, et l’année, et la saison, et le moment, et l’heure, et le beau pays, et l’endroit où je fus rencontré des deux beaux yeux qui m’ont lié.

Et bénie soit la douce angoisse que j’éprouvai la première fois que je me sentis uni avec Amour ; bénis l’arc et les flèches dont je fus frappé, et les blessures qui m’atteignent jusqu’au cœur.

Bénies soient toutes les chansons que j’ai éparpillées en proclamant le nom de ma Dame ; et mes soupirs, et mes larmes, et mes désirs !

Et bénis soient tous les écrits où je lui ai fait une renommée, et mes pensers qui n’ont pas d’autre objet qu’elle !


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Sonnet 40

S’étant aperçu de ses folies, il prie Dieu de le faire revenir à une vie meilleure.


Padre del ciel, dopo i perduti giorni,
dopo le notti vaneggiando spese,
con quel fero desio ch'al cor s'accese,
mirando gli atti per mio mal sí adorni,

piacciati omai col Tuo lume ch'io torni
ad altra vita et a piú belle imprese,
sí ch'avendo le reti indarno tese,
il mio duro adversario se ne scorni.

Or volge, Signor mio, l'undecimo anno
ch'i' fui sommesso al dispietato giogo
che sopra i piú soggetti è piú feroce.

Miserere del mio non degno affanno;
reduci i pensier' vaghi a miglior luogo;
ramenta lor come oggi fusti in croce.


Père du ciel, après les jours perdus, après les nuits passées le plus souvent à suivre ce farouche désir qui s’est allumé dans mon cœur pour avoir contemplé les grâces de Laure, si belles pour mon malheur,

Qu’il te plaise désormais de faire que, par ta lumière, je revienne à mon autre vie et à de plus belles entreprises ; de façon qu’ayant tendu ses lacs en vain, mon dur adversaire en reste tout confus.

Voici, mon Seigneur, que finit la onzième année depuis que je me suis soumis à cet impitoyable joug, d’autant plus dur qu’il a à faire des sujets plus soumis.

Aie pitié de mon martyre immérité ; remets mes pensées désordonnées en un meilleur chemin, et fais-les souvenir que c’est en un jour comme aujourd’hui que tu fus mis en croix.

 


Pétrarque

 

02 petrarque