Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Après la mort de Madame Laure
Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883)

Après la mort de Laure - Sonnets M-41 à M-50


 

(309/366) - Sonnet M-41 : Laure a été un véritable miracle de beauté ; il lui est donc impossible de la décrire telle qu’elle fut.
(310/366) - Sonnet M-42 : Le printemps, joyeux pour tous, l’attriste en lui rappelant ses maux.
(311/366) - Sonnet M-43 : La plainte du rossignol lui rappelle celle qu’il croyait ne jamais perdre.
(312/366) - Sonnet M-44 : Rien ne peut plus le consoler ! sinon l’espoir de mourir afin de la revoir.
(313/366) - Sonnet M-45 : Il désire être réuni à celle qui, le privant de tout bien, lui a encore ravi le cœur.
(314/366) - Sonnet M-46 : Il se plaint de n’avoir pas prévu ses malheurs, le dernier jour qu’il la vit.
(315/366) - Sonnet M-47 : La mort la lui ravit, alors qu’il pouvait sans crainte s’entretenir avec elle.
(316/366) - Sonnet M-48 : Si elle vivait maintenant, il pourrait s’entretenir librement avec elle.
(317/366) - Sonnet M-49 : Il a perdu en un instant cette chère paix qui devait être la récompense de son amour.
(318/366) - Sonnet M-50 : Il a l’image de Laure si vivement gravée au cœur, qu’il lui parle comme si elle était présente.

 

Sonnet M-41

Laure a été un véritable miracle de beauté ; il lui est donc impossible de la décrire telle qu’elle fut.


L'alto et novo miracol ch'a' dí nostri
apparve al mondo, et star seco non volse,
che sol ne mostrò 'l ciel poi sel ritolse,
per adornarne i suoi stellanti chiostri,

vuol ch'i' depinga a chi nol vide, e 'l mostri,
Amor, che 'n prima la mia lingua sciolse,
poi mille volte indarno a l'opra volse
ingegno, tempo, penne, carte, e 'nchiostri.

Non son al sommo anchor giunte le rime:
in me il conosco; et proval ben chiunque
è 'nfin a qui, che d'amor parli o scriva.

Chi sa pensare, il ver tacito estime,
ch'ogni stil vince, et poi sospire: - Adunque
beati gli occhi che la vider viva. -


Le sublime et nouveau miracle qui, de nos jours, apparut au monde et ne voulut pas rester avec lui — car le ciel ne fit que nous la montrer, puis la rappela à lui pour orner ses chœurs étoilés —

Amour veut que je le dépeigne et que je le montre à qui ne le vit pas, Amour qui tout d’abord me délia la langue, puis mille fois en vain mit en œuvre génie, temps, plumes, parchemins et encre.

Mes rimes ne sont pas encore parvenues au faîte ; je le sens en moi, et quiconque jusqu’ici a parlé d’amour ou en a écrit, le sent bien aussi.

Que celui qui sait, par la pensée, discerner le vrai devant lequel tout style est impuissant, apprécie mon silence, et puis qu’il soupire : Donc, bienheureux les yeux qui la virent vivante !


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Sonnet M-42

Le printemps, joyeux pour tous, l’attriste en lui rappelant ses maux.


Zephiro torna, e 'l bel tempo rimena,
e i fiori et l'erbe, sua dolce famiglia,
et garrir Progne et pianger Philomena,
et primavera candida et vermiglia.

Ridono i prati, e 'l ciel si rasserena;
Giove s'allegra di mirar sua figlia;
l'aria et l'acqua et la terra è d'amor piena;
ogni animal d'amar si riconsiglia.

Ma per me, lasso, tornano i piú gravi
sospiri, che del cor profondo tragge
quella ch'al ciel se ne portò le chiavi;

et cantar augelletti, et fiorir piagge,
e 'n belle donne honeste atti soavi
sono un deserto, et fere aspre et selvagge.


Zéphir revient, et il ramène le beau temps, et les fleurs et les herbes, sa douce famille ; et les gazouillements de Progné, et les plaintes de Philomèle ; et le printemps candide et vermeil.

Les prés rient et le ciel se rassérène ; Jupiter se réjouit de voir sa fille ; l’air et l’eau, et la terre, tout est plein d’amour ; tous les animaux se remettent à aimer.

Mais pour moi, hélas ! reviennent plus pesants les soupirs que tire du plus profond de mon cœur celle qui en emporta les clefs au ciel.

Et les petits oiseaux qui chantent, et les coteaux qui fleurissent, et les belles dames honnêtes au suave maintien, sont un désert et des bêtes cruelles et sauvages.


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Sonnet M-43

La plainte du rossignol lui rappelle celle qu’il croyait ne jamais perdre.


Quel rosignol, che sí soave piagne,
forse suoi figli, o sua cara consorte,
di dolcezza empie il cielo et le campagne
con tante note sí pietose et scorte,

et tutta notte par che m'accompagne,
et mi rammente la mia dura sorte:
ch'altri che me non ò di ch'i' mi lagne,
ché 'n dee non credev'io regnasse Morte.

O che lieve è inganar chi s'assecura!
Que' duo bei lumi assai piú che 'l sol chiari
chi pensò mai veder far terra oscura ?

Or cognosco io che mia fera ventura
vuol che vivendo et lagrimando impari
come nulla qua giú diletta, et dura.


Ce rossignol qui pleure d’une façon si suave, peut-être ses petits ou sa chère compagne, remplit de douceur le ciel et les campagnes de tant de notes mélancoliques et tendres !

Et toute la nuit, il semble m’accompagner et me rappeler ma cruelle destinée ; car je n’ai pas à me plaindre d’un autre que moi ; car je ne croyais pas que la Mort eût pouvoir sur les divinités.

Oh ! qu’il est facile de tromper celui qui n’a pas de soupçon ! Ces deux belle lumières, bien plus éclatantes que le soleil, qui eût jamais pensé les voir devenir une terre obscure ?

Maintenant je reconnais que ma cruelle destinée veut que je vive dans les larmes, pour apprendre comment il n’est rien ici-bas de plaisant et de durable.


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Sonnet M-44

Rien ne peut plus le consoler ! sinon l’espoir de mourir afin de la revoir.


Né per sereno ciel ir vaghe stelle,
né per tranquillo mar legni spalmati,
né per campagne cavalieri armati,
né per bei boschi allegre fere et snelle;

né d'aspettato ben fresche novelle
né dir d'amore in stili alti et ornati
né tra chiare fontane et verdi prati
dolce cantare honeste donne et belle;

né altro sarà mai ch'al cor m'aggiunga,
sí seco il seppe quella sepellire
che sola agli occhi miei fu lume et speglio.

Noia m'è 'l viver sí gravosa et lunga
ch'i' chiamo il fine, per lo gran desire
di riveder cui non veder fu 'l meglio.


Ni dans le ciel serein la marche des errantes étoiles, ni sur la mer tranquille les navires goudronnés, ni par les campagnes les cavaliers en armes, ni par les bois les bêtes agiles et joyeuses ;

Ni les fraîches nouvelles d’un bien attendu ; ni les récits d’amour en un style noble et orné ; ni parmi les claires fontaines et les prés verdoyants, les doux chants des honnêtes et belles dames ;

Ni autre chose ne m’arrivera jamais au cœur, si bien dût-elle l’ensevelir avec elle, celle qui fut seule pour mes yeux une lumière et un miroir.

Vivre m’est un ennui si grave et si long que j’appelle la fin à cause du grand désir de revoir celle qu’il eut mieux valu ne pas voir.


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Sonnet M-45

Il désire être réuni à celle qui, le privant de tout bien, lui a encore ravi le cœur.


Passato è 'l tempo omai, lasso, che tanto
con refrigerio in mezzo 'l foco vissi;
passato è quella di ch'io piansi et scrissi,
ma lasciato m'à ben la penna e 'l pianto.

Passato è 'l viso sí leggiadro et santo,
ma passando i dolci occhi al cor m'à fissi:
al cor già mio, che seguendo partissi
lei ch'avolto l'avea nel suo bel manto.

Ella 'l se ne portò sotterra, e 'n cielo
ove or trïumpha, ornata de l'alloro
che meritò la sua invicta honestate.

Cosí disciolto dal mortal mio velo
ch'a forza mi tien qui, foss'io con loro
fuor de' sospir' fra l'anime beate !


Le temps est désormais passé, hélas ! où j’ai vécu au milieu du feu dans une fraîcheur si grande ; elle n’est plus, celle sur qui j’ai pleuré et écrit ; mais elle m’a bien laissé la plume et les larmes.

Il n’est plus, le visage si gracieux et si saint ; mais en s’en allant, il m’a fixé ses deux yeux au cœur, au cœur qui fut jadis à moi, car il est parti, suivant celle qui l’avait roulé dans son beau manteau.

Elle l’a emporté sous terre et au ciel, où maintenant elle triomphe ornée du laurier que lui valut son honnêteté invaincue.

Ainsi, débarrassé de mon voile mortel, qui me retient ici de force, puissé-je être avec eux, libre de soupirs, parmi les âmes bienheureuses !


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Sonnet M-46

Il se plaint de n’avoir pas prévu ses malheurs, le dernier jour qu’il la vit.


Mente mia, che presaga de' tuoi damni,
al tempo lieto già pensosa et trista,
sí 'ntentamente ne l'amata vista
requie cercavi de' futuri affanni,

agli atti, a le parole, al viso, ai panni,
a la nova pietà con dolor mista,
potêi ben dir, se del tutto eri avista:
Questo è l'ultimo dí de' miei dolci anni.

Qual dolcezza fu quella, o misera alma !
come ardavamo in quel punto ch'i' vidi
gli occhi i quai non devea riveder mai,

quando a lor come a' duo amici piú fidi
partendo in guardia la piú nobil salma,
i miei cari penseri e 'l cor, lasciai !


Mon âme, toi qui, prévoyant tes maux, et déjà pensive et triste au temps heureux, a cherché si soigneusement dans la vue aimée un apaisement pour tes angoisses futures ;

Aux gestes, aux paroles, au visage, aux vêtements, à la pitié nouvelle mêlée de douleur, tu pus dire, si tu t’es aperçue de tout cela : voici le dernier jour de mes douces années.

Quelle douceur fut celle-ci, ô misérable âme ! comme nous brûlions au moment où je vis les yeux que je ne devais jamais revoir !

Quand, au moment de les quitter, je leur laissai en garde, comme à mes deux plus fidèles amis, ce que j’avais de plus précieux : mes chères pensées et mon cœur.


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Sonnet M-47

La mort la lui ravit, alors qu’il pouvait sans crainte s’entretenir avec elle.


Tutta la mia fiorita et verde etade
passava, e 'ntepidir sentia già 'l foco
ch'arse il mio core, et era giunto al loco
ove scende la vita ch'al fin cade.

Già incomminciava a prender securtade
la mia cara nemica a poco a poco
de' suoi sospetti, et rivolgeva in gioco
mie pene acerbe sua dolce honestade.

Presso era 'l tempo dove Amor si scontra
con Castitate, et agli amanti è dato
sedersi inseme, et dir che lor incontra.

Morte ebbe invidia al mio felice stato,
anzi a la speme; et feglisi a l'incontra
a mezza via come nemico armato.


Ma saison verte et fleurie était entièrement passée et déjà je sentais s’attiédir le feu qui brûla mon cœur ; et j’étais arrivé au point où la vie descend, pour finir par tomber.

Déjà ma chère ennemie commençait à se rassurer peu à peu de ses soupçons, et sa douce honnêteté tournait en jeu mes peines acerbes.

Le temps était proche où Amour se rencontre avec la Chasteté, et où il est permis aux amants de s’asseoir ensemble et de parler de ce qui leur arrive.

La Mort envia mon heureux état, ou plutôt mon espoir, et elle vint à sa rencontre au milieu du chemin, comme un ennemi armé.


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Sonnet M-48

Si elle vivait maintenant, il pourrait s’entretenir librement avec elle.


Tempo era omai da trovar pace o triegua
di tanta guerra, et erane in via forse,
se non che' lieti passi indietro torse
chi le disaguaglianze nostre adegua:

ché, come nebbia al vento si dilegua,
cosí sua vita súbito trascorse
quella che già co' begli occhi mi scorse,
et or conven che col penser la segua.

Poco avev'a 'ndugiar, ché gli anni e 'l pelo
cangiavano i costumi: onde sospetto
non fôra il ragionar del mio mal seco.

Con che honesti sospiri l'avrei detto
le mie lunghe fatiche, ch'or dal cielo
vede, son certo, et duolsene anchor meco !


Il était temps désormais de trouver paix ou trêve en une telle guerre ; et j’étais peut-être en voie de la trouver, n’eût été que celle qui nivèle nos conditions inégales, rejeta en arrière mes pas joyeux.

Car, de même que le brouillard se dissipe au vent, ainsi elle a traversé rapidement sa vie, celle qui me guida autrefois avec ses beaux yeux, et qu’il me faut maintenant suivre avec la pensée.

Il nous restait peu de temps à attendre ; car les années changeaient nos cheveux et nos habitudes ; aussi, je n’avais pas éveillé le soupçon en m’entretenant avec elle de mon mal.

Avec quels chastes soupirs je lui aurais dit mes longues peines, qu’elle voit maintenant du ciel, j’en suis sûr, et dont elle s’afflige encore avec moi !


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Sonnet M-49

Il a perdu en un instant cette chère paix qui devait être la récompense de son amour.


Tranquillo porto avea mostrato Amore
a la mia lunga et torbida tempesta
fra gli anni de la età matura honesta
che i vicii spoglia, et vertú veste et honore.

Già traluceva a' begli occhi il mio core,
et l'alta fede non piú lor molesta.
Ahi Morte ria, come a schiantar se' presta
il frutto de molt'anni in sí poche hore!

Pur vivendo veniasi ove deposto
in quelle caste orecchie avrei parlando
de' miei dolci pensier' l'antiqua soma;

et ella avrebbe a me forse resposto
qualche santa parola sospirando,
cangiati i volti, et l'una et l'altra coma.


Amour avait montré un port tranquille à ma longue et furieuse tempête, dans les années de l’âge mûr et chaste qui se dépouille des vices et se revêt de vertu et d’honneur.

Déjà mon cœur devenait plus visible aux beaux yeux, et ma foi profonde leur était moins importune. Ah ! Mort cruelle, comme tu es prompte à arracher en si peu d’heures le fruit de mainte année !

Pourtant, si elle eût vécu, j’arrivais au moment où j’aurais pu, en lui parlant, déposer dans ses chastes oreilles l’antique fardeau de mes douces pensées ;

Et où elle m’aurait peut-être répondu, en soupirant, quelque sainte parole, nos visages et nos cheveux étant l’un et l’autre changés.


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Sonnet M-50

Il a l’image de Laure si vivement gravée au cœur, qu’il lui parle comme si elle était présente.


Al cader d'una pianta che si svelse
come quella che ferro o vento sterpe,
spargendo a terra le sue spoglie excelse,
mostrando al sol la sua squalida sterpe,

vidi un'altra ch'Amor obiecto scelse,
subiecto in me Callïope et Euterpe;
che 'l cor m'avinse, et proprio albergo felse,
qual per trunco o per muro hedera serpe.

Quel vivo lauro ove solean far nido
li alti penseri, e i miei sospiri ardenti,
che de' bei rami mai non mossen fronda,

al ciel translato, in quel suo albergo fido
lasciò radici, onde con gravi accenti
è anchor chi chiami, et non è chi responda.


À la chute d’une plante qui a été arrachée comme celle que le fer ou le vent déracine, répandant à terre les dépouilles de sa partie supérieure, et montrant au soleil sa tige desséchée,

J’en vis une autre qu’Amour prit pour objet, et à qui Calliope et Euterpe m’ont donné comme sujet, car elle m’a envahi le cœur et y a établi sa propre demeure, de même qu’un lierre fait pour un tronc d’arbre ou pour un mur.

Ce Laurier vivant, où avaient coutume de faire leur nid les hautes pensées et mes soupirs ardents qui n’émurent jamais le feuillage des beaux rameaux,

Transporté au ciel, a laissé ses racines en sa fidèle demeure ; c’est pourquoi il s’y trouve encore quelqu’un pour appeler avec de tristes accents, et il ne s’y trouve personne pour y répondre.

 


Pétrarque

 

02 petrarque