Paul Verlaine (1844-1896)
Recueil : Amour (1888) -- Lucien Létinois

Ô l’odieuse obscurité



Ô l’odieuse obscurité
Du jour le plus gai de l’année
Dans la monstrueuse cité
Où se fit notre destinée !
 
Au lieu du bonheur attendu,
Quel deuil profond, quelles ténèbres !
J’en étais comme un mort et tu
Flottais en des pensers funèbres.
 
La nuit croissait avec le jour
Sur notre vitre et sur notre âme,
Tel un pur, un sublime amour
Qu’eût étreint la luxure infâme ;
 
Et l’affreux brouillard refluait
Jusqu’en la chambre où la bougie
Semblait un reproche muet
Pour quelque lendemain d’orgie.
 
Un remords de péché mortel
Serrait notre cœur solitaire...
Puis notre désespoir fut tel
Que nous oubliâmes la terre,
 
Et que pensant au seul Jésus
Né rien que pour nous ce jour même,
Notre foi prenant le dessus
Nous éclaira du jour suprême.
 
— Bonne tristesse qu’aima Dieu !
Brume dont se voilait la Grâce,
Crainte que l’éclat de son feu
Ne fatiguât notre âme lasse.
 
Délicates attentions
D’une Providence attendrie !...
Ô parfois encore soyons
Ainsi tristes, âme chérie !

 


Paul Verlaine

 

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