Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Recueil : Odes politiques (1830 - 1832)

Les Révolutions - partie II



II

 

Regardez donc, race insensée,
Les pas des générations !
Toute la route n'est tracée
Que des débris des nations :
Trônes, autels, temples, portiques,
Peuples, royaumes, républiques,
Sont la poussière du chemin;
Et l'histoire, écho de la tombe,
N'est que le bruit de ce qui tombe
Sur la route du genre humain.

Plus vous descendez dans les âges,
Plus ce bruit s'élève en croissant,
Comme en approchant des rivages
Que bat le flot retentissant.
Voyez passer l'esprit de l'homme,
De Thèbe et de Memphis à Rome,
Voyageur terrible en tout lieu,
Partout brisant ce qu'il élève,
Partout, de la torche ou du glaive,
Faisant place à l'esprit de Dieu !

Il passe au milieu des tempêtes
Par les foudres du Sinaï,
Par les verges de ses prophètes,
Par les temples d'Adonaï !
Foulant ses jougs, brisant ses maîtres,
Il change ses rois pour ses prêtres,
Change ses prêtres pour des rois;
Puis, broyant palais, tabernacles,
Il sème ces débris d'oracles
Avec les débris de ses lois !

Déployant ses ailes rapides,
Il plonge au désert de Memnon;
Le voilà sous les Pyramides,
Le voici sur le Parthénon :
Là, cachant aux regards de l'homme
Les fondements du pouvoir, comme
Ceux d'un temple mystérieux;
Là, jetant au vent populaire,
Comme le grain criblé sur l'aire,
Les lois, les dogmes et les dieux !

Las de cet assaut de parole,
Il guide Alexandre au combat;
L'aigle sanglant du Capitole
Sur le monde à son doigt s'abat :
L'univers n'est plus qu'un empire.
Mais déjà l'esprit se retire;
Et les peuples, poussant un cri,
Comme un avide essaim d'esclaves
Dont on a brisé les entraves,
Se sauvent avec un débri.

Levez-vous, Gaule et Germanie,
L'heure de la vengeance est là !
Des ruines, c'est le génie
Qui prend les rênes d'Attila !
Lois, forum, dieux, faisceaux, tout croule;
Dans l'ornière de sang tout roule,
Tout s'éteint, tout fume. Il fait nuit,
Il fait nuit, pour que l'ombre encore
Fasse mieux éclater l'aurore
Du jour où son doigt vous conduit !

L'homme se tourne à cette flamme,
Et revit en la regardant :
Charlemagne en fait la grande âme
Dont il anime l'Occident.
Il meurt : son colosse d'empire
En lambeaux vivants se déchire,
Comme un vaste et pesant manteau
Fait pour les robustes épaules
Qui portaient le Rhin et les Gaules;
Et l'esprit reprend son marteau !

De ces nations mutilées
Cent peuples naissent sous ses pas,
Races barbares et mêlées
Que leur mère ne connaît pas;
Les uns indomptés et farouches,
Les autres rongeant dans leurs bouches
Les mors des tyrans ou des dieux :
Mais l'esprit, par diverses routes,
À son tour leur assigne à toutes
Un rendez-vous mystérieux.

Pour les pousser où Dieu les mène,
L'esprit humain prend cent détours,
Et revêt chaque forme humaine
Selon les hommes et les jours.
Ici, conquérant, il balaie
Les vieux peuples comme l'ivraie;
Là, sublime navigateur,
L'instinct d'une immense conquête
Lui fait chercher dans la tempête
Un monde à travers l'équateur.

Tantôt il coule la pensée
En bronze palpable et vivant,
Et la parole retracée
Court et brise comme le vent;
Tantôt, pour mettre un siècle en poudre,
Il éclate comme la foudre
Dans un mot de feu : Liberté !
Puis, dégoûté de son ouvrage,
D'un mot qui tonne davantage
Il réveille l'humanité !

Et tout se fond, croule et chancelle;
Et, comme un flot du flot chassé,
Le temps sur le temps s'amoncelle,
Et le présent sur le passé !
Et sur ce sable où tout s'enfonce,
Quoi donc, ô mortels, vous annonce
L'immuable que vous cherchez ?
Je ne vois que poussière et lutte,
Je n'entends que l'immense chute
Du temps qui tombe et dit : « Marchez ! »

 

 


Alphonse de Lamartine

 

alphonsedelamartine