Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Recueil : Odes politiques (1830 - 1832)

Les Révolutions - partie I



I

 

Quand l'Arabe altéré, dont le puits n'a plus d'onde,
A plié le matin sa tente vagabonde
Et suspendu la source aux flancs de ses chameaux,
Il salue en partant la citerne tarie,
Et, sans se retourner, va chercher la patrie
Où le désert cache ses eaux.

Que lui fait qu'au couchant le vent de feu se lève
Et, comme un océan qui laboure la grève,
Comble derrière lui l'ornière de ses pas,
Suspende la montagne où courait la vallée,
Ou sème en flots durcis la dune amoncelée ?
Il marche, et ne repasse pas.

Mais vous, peuples assis de l'Occident stupide,
Hommes pétrifiés dans votre orgueil timide,
Partout où le hasard sème vos tourbillons
Vous germez comme un gland sur vos sombres collines,
Vous poussez dans le roc vos stériles racines,
Vous végétez sur vos sillons !

Vous taillez le granit, vous entassez les briques,
Vous fondez tours, cités, trônes ou républiques :
Vous appelez le temps, qui ne répond qu'à Dieu;
Et, comme si des jours ce Dieu vous eût fait maître,
Vous dites à la race humaine encore à naître :
« Vis, meurs, immuable en ce lieu !

« Recrépis le vieux mur écroulé sur ta race,
Garde que de tes pieds l'empreinte ne s'efface,
Passe à d'autres le joug que d'autres t'ont jeté !
Sitôt qu'un passé mort te retire son ombre,
Dis que le doigt de Dieu se sèche, et que le nombre
Des jours, des soleils, est compté ! »

En vain la mort vous suit et décime sa proie;
En vain le Temps, qui rit de vos Babels, les broie,
Sous son pas éternel insectes endormis;
En vain ce laboureur irrité les renverse,
Ou, secouant le pied, les sème et les disperse
Comme des palais de fourmis;

Vous les rebâtissez toujours, toujours de même !
Toujours dans votre esprit vous lancez anathème
A qui les touchera dans la postérité;
Et toujours en traçant ces précaires demeures,
Hommes aux mains de neige et qui fondez aux heures,
Vous parlez d'immortalité !

Et qu'un siècle chancelle ou qu'une pierre tombe,
Que Socrate vous jette un secret de sa tombe,
Que le Christ lègue au monde un ciel dans son adieu :
Vous vengez par le fer le mensonge qui règne,
Et chaque vérité nouvelle ici-bas saigne
Du sang d'un prophète ou d'un Dieu !

De vos yeux assoupis vous aimez les écailles :
Semblables au guerrier armé pour les batailles
Mais qui dort enivré de ses songes épais,
Si quelque voix soudaine éclate à votre oreille,
Vous frappez, vous tuez celui qui vous réveille,
Car vous voulez dormir en paix !

Mais ce n'est pas ainsi que le Dieu qui vous somme
Entend la destinée et les phases de l'homme;
Ce n'est pas le chemin que son doigt vous écrit !
En vain le coeur vous manque et votre pied se lasse :
Dans l'oeuvre du Très-Haut le repos n'a pas place;
Son esprit n'est pas votre esprit !

« Marche ! » Sa voix le dit à la nature entière.
Ce n'est pas pour croupir sur ces champs de lumière
Que le soleil s'allume et s'éteint dans ses mains !
Dans cette oeuvre de vie où son âme palpite,
Tout respire, tout croit, tout grandit, tout gravite :
Les cieux, les astres, les humains !

L'oeuvre toujours finie et toujours commencée
Manifeste à jamais l'éternelle pensée :
Chaque halte pour Dieu n'est qu'un point de départ.
Gravissant l'infini qui toujours le domine,
Plus il s'élève, et plus la volonté divine
S'élargit avec son regard !

Il ne s'arrête pas pour mesurer l'espace,
Son pied ne revient pas sur sa brûlante trace,
Il ne revoit jamais ce qu'il vit en créant;
Semblable au faible enfant qui lit et balbutie,
Il ne dit pas deux fois la parole de vie :
Son verbe court sur le néant !

Il court, et la nature à ce Verbe qui vole
Le suit en chancelant de parole en parole :
Jamais, jamais demain ce qu'elle est aujourd'hui !
Et la création, toujours, toujours nouvelle,
Monte éternellement la symbolique échelle
Que Jacob rêva devant lui !

Et rien ne redescend à sa forme première :
Ce qui fut glace et nuit devient flamme et lumière;
Dans les flancs du rocher le métal devient or;
En perle au fond des mers le lit des flots se change;
L'éther en s'allumant devient astre, et la fange
Devient homme, et fermente encor !

Puis un souffle d'en haut se lève; et toute chose
Change, tombe, périt, fuit, meurt, se décompose,
Comme au coup de sifflet des décorations;
Jéhovah d'un regard lève et brise sa tente,
Et les camps des soleils suspendent dans l'attente
Leurs saintes évolutions.

Les globes calcinés volent en étincelles,
Les étoiles des nuits éteignent leurs prunelles,
La comète s'échappe et brise ses essieux,
Elle lance en éclats la machine céleste,
Et de mille univers, en un souffle, il ne reste
Qu'un charbon fumant dans les cieux !

Et vous, qui ne pouvez défendre un pied de grève,
Dérober une feuille au souffle qui l'enlève,
Prlonger d'un rayon ces orbes éclatants,
Ni dans son sablier, qui coule intarissable,
Ralentir d'un moment, d'un jour, d'un grain de sable,
La chute éternelle du temps;

Sous vos pieds chancelants si quelque caillou roule,
Si quelque peuple meurt, si quelque trône croule,
Si l'aile d'un vieux siècle emporte ses débris,
Si de votre alphabet quelque lettre s'efface,
Si d'un insecte à l'autre un brin de paille passe,
Le ciel s'ébranle de vos cris !

 

 


Alphonse de Lamartine

 

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