François Coppée (1842-1908)
Recueil : Les Humbles (1872)

La Nourrice - I


 

I

Elle était orpheline et servait dans les fermes.
Saint-Martin et Saint-Jean d'été sont les deux termes
Où les gros métayers, au chef-lieu de canton,
Disputant et frappant à terre du bâton,
Viennent, pour la saison, louer des domestiques.
A peine arrivait-elle en ces marchés rustiques,
Qu'un fermier l'embauchait au plus vite, enchanté
Par sa figure franche et sa belle santé;
Et les plus rechignés comme ies plus avares
Lui prenaient le menton en lui donnant ses arrhes
Et lui payaient encore un beau jupon tout neuf.
En effet, elle était robuste comme un boeuf,
Exacte comme un coq, probe comme un gendarme.
Sa tête, un peu commune, avait pourtant ce charme
Que donnent des couleurs, deux beaux yeux de vingt ans;
De plus, toujours noués de foulards éclatants,
Ses cheveux se tordaient, noirs, pesants et superbes.
Elle savait filer, coudre, arracher les herbes,
Faire la soupe aux gens et soigner le bétail.
La dernière à son lit, la première au travail,
Aux mille soins du jour empressée et savante,
C'était le type enfin de la bonne servante.

Sage ? Qui sait ? Mais nul n'en médisait du moins.

Ce n'est que l'autre été, quand on faucha les foins,
Qu'elle fut tout à coup prise d'un goût étrange
Pour un assez beau gars, mauvais batteur en grange,
Qui courait les cafés et vivait de hasards,
Mais qui, sept ans, avait servi dans les hussards.
Tout fier d'avoir porté jadis la sabretache,
II avait conservé la petite moustache
Et ce certain air fat qui fait qu'on est aimé.
Tout le village était par ce drôle opprimé.
Au bal, c'était toujours pour lui les belles filles;
Au billard, observant le choc savant des billes,
Un cercle d'amateurs éblouis l'entourait.
Elle épousa ce beau tyran de cabaret
Dont aucun paysan n'avait voulu pour gendre
Et qui, lorsque à sa main elle parut prétendre,
Fit bien quelques façons, mais ne refusa pas,
Sachant les louis d'or cachés dans un vieux bas,
Et les rêvant déjà transformés en bouteilles.
Toutes ces unions maudites sont pareilles
La noce, quelques nuits de brutales amours,
La discorde au ménage au bout de quinze jours,
L'homme se dégageant brusquement de l'étreinte
Pour retourner au vin quand la femme est enceinte,
Les courroux que des mots ne peuvent apaiser,
Et le premier soufflet près du premier baiser.
Puis la misère.
                          Ici l'événement fut pire.
Ce fainéant avait des instincts de vampire.
Ce monstre, le jour même où sa femme accoucha,
- L'huissier ayant saisi le ménage, - chercha
Le moyen d'exploiter encore sa femelle;
Et, quand il vit son fils mordant à la mamelle,
Il se frotta les mains. Chose horrible ! il fallut,
Pour sauver le vieux toit, la vache et le bahut,
Que la mère quittât son pays, sa chaumière,
Son enfant, les yeux clos encore à la lumière,
Et qui, dans son berceau, gémissait, l'innocent !
Qu'elle vendît, hélas ! son lait, plus que son sang,
Et que, le front courbé par cet acte servile,
Douloureuse, elle prît le chemin de la ville.
- Elle avait bien d'abord refusé de partir;
Mais son homme montrait un réel repentir;
Il pleurait; il avait juré de ne plus boire.
L'hypocrite disait, - un père, on peut le croire : -
« Plus un seul coup de vin ! Quant au petit patron,
Je' m'en vais, dès demain, le mettre au biberon,
Et si Monsieur n'est pas content de la cuisine,
Est-ce pour un seul fils que Jeanne, la voisine,
A deux seins ? L'un des deux sera pour ton petit. »

Et, la mort dans le coeur, la nourrice partit.

 

 


François Coppée

 

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