Clément Marot (1496-1544)
Recueil: L'Adolescence clémentine (1532)

Le jugement de Minos



(Sur la preference d'Alexandre le grand, Annibal de Cartaige, et Scipion le Romain, jà menez par Mercure aux lieux inferieurs devant icelluy Juge.)

Alexandre
O Annibal, mon hault cueur magnanime
Ne peult souffrir, que par gloire sublime
Vueilles marcher par devant mes Charroys,
Quant à honneur, et triumphans arroys:
Car seulement aulcun ne doibt en riens
Accompasser ses faictz d'armes aux miens:
Ains (comme nulz) est decent de les taire
Entre les Preux.

Annibal
Je soustiens le contraire,
Et m'en rapporte à Minos l'ung des Dieux,
Juge infernal, commis en ces bas Lieux
A soustenir le glaive de Justice:
Dont fault que droit avec raison juste ysse
Pour ung chascun.

Minos
Or me dictes Seigneurs:
Qui estes-vous, qui touchant haults honneurs
Querez avoir l'un sur l'autre advantage?

Alexandre
Cy est le Duc Annibal de Cartaige,
Et je le grand Empereur Alexandre,
Qui feiz mon nom par tous Climatz espandre
En subjugant chascune nation.

Minos
Certes voz-noms sont en perfection
Dignes des loz, et des gloires supremes:
Dont decorez sont voz clers Dyadesmes.
Si m'esbahys, qui vous a meuz ensemble
Avoir debat?

Alexandre
Minos (comme il me semble)
Tu doibs sçavoir, et n'es pas ignorant,
Qu'oncq ne souffris homme de moy plus grand,
Ne qui à moy fust pareil, ou esgal:
Mais tout ainsi comme l'aigle Royal
Estend son vol plus pres des aërs Celestes,
Que nul oyseau, par belliqueuses gestes
J'ay surmonté tous humains aux harnoys:
Parquoy ne veulx que ce Cartaginoys
Ayt bruyt sur moy, ne costoie ma chaize.

Minos
Or convient donc, que l'ung de vous se taise,
Affin que l'autre ayt loisir, et raison,
Pour racompter devant moy sa raison.

Annibal
Certes Minos, ceulx je repute dignes
D'estre eslevez jusques aux cours divines
Par bon renom, qui de basse puissance
Sont parvenuz à haultaine accroissance
D'honneur, et biens, et qui nom glorieux
Ont conquesté par faictz laborieux:
Ainsi que moy, qui à peu de cohorte
Me departy de Cartaige la forte,
Et en Sicile, où marcher desiroie,
Prins et ravy, pour ma premiere proie,
Une Cité, Sarragosse nommée,
Des fiers Rommains tresgrandement aymée,
Que maulgré eulx, et leur force superbe
Je pestellay aux piedz, ainsi que l'herbe,
Par mes haultz faictz, et furieux combas.
On sçait aussi, comme je mys au bas
Et dissipay (dont gloire j'en merite)
Des Gallicans le puissant exercite:
Et par quel art, moiens, et façons caultes
Taillay, les Montz, et les Alpes treshaultes
Minay, et mis les Roches en rompture,
Qui sont haultz murs massonez par Nature,
Et le renfort de toutes les Itales:
Auquel pays (quand mes armes Ducales
Y flamboient) maint ruisseau tout ordy
Du sang Rommain, que lors je y espandy:
Ce sont tesmoingz, et certaines espreuves.
Si est le Pau, Tibre, et maintz aultres fleuves,
Desquelz souvent la trespure, et clere unde
J'ay faict muer en couleur rubicunde.
Pareillement les chasteaulx triumphants;
Par sus lesquelz mes puissans Elephantz
Je feis marcher jusques aux murs de Romme
Et n'est decent, que je racompte, ou nomme
Mes durs combatz, rencontres Martiennes,
Et grans effortz, par moy faictz devant Cannes.
Grand quantité de noblesse Rommaine
Ruerent jus par puissance inhumaine
Lors mes deux bras, quand en signe notoire
De souverain triumphe meritoire,
Troys muys d'aneaulx à Cartaige transmis
De tresfin or, lesquelz furent desmis
Des doigtz des mortz, sur les terres humides
Tous estendus: car des Charongnes vuides
De leurs espritz gisantes à l'envers
Par mes conflictz furent les champs couvers
De tel façon qu'on en feist en mains lieux
Pontz à passer fleuves espatieux.
Par maintesfois, et semblables conquestes
Plus que Canons, ou fouldroians Tempestes
Feis estonner du Monde la monarche,
Tousjours content, quelque part où je marche,
Le tiltre seul de vray honneur avoir,
Sans vaine gloire en mon cueur concepvoir,
Comme cestuy, qui pour occasion
D'une incredible, et vaine vision
La nuict dormant apparue à sa mere,
Se disoit filz de Juppiter le pere
De tous humains, aux astres honnoré,
Et comme Dieu voulut estre adoré.
Ainçoys Minos tousjours et ainsi comme
Petit souldart me suis reputé homme
Cartaginois, qui pour heur ou malheur
Ne fuz attainct de lyesse ou douleur.
Puis on congnoist, comme au pays d'Affricque
Durant mes jours à la chose Publique
Me suis voulu vray obeissant joindre:
Et que ainsi soit, ainsi comme le moindre
De tout mon ost, au simple mandement
De mes consors, concludz soubdainement
De m'en partir: et adressay ma voye
Vers Italie, où grand desir avoye.
Que diray plus? par ma grande prouesse
Et par vertu de sens, et hardiesse,
J'ay achevé maintz aultres durs effortz,
Contre et envers les plus puissants et fortz.
Mes estandars, et guidons Martiens
Onc ne dressay vers les Armeniens
Ou les Medoys, qui se rendent vaincus,
Ains qu'emploier leurs lances, et escus:
Mais, feis trembler de main victorieuse
Les plus haultains, c'est Romme l'Orgueilleuse,
Et ses souldars, que lors je combatis
Par maintesfois, et non point des craintifz,
Mais des plus fiers feis ung mortel deluge.
Et d'aultre part, Minos (comme bon juge)
Tu doibs prevoir les aises d'Alexandre:
Car des que mort son pere voulut prendre,
A luy par droit le Royaulme survint,
Et feut receu, des que sur Terre vint,
Entre les mains d'amiable fortune,
Qui ne fut onc en ses faictz importune:
Et s'il veult dire avoir vaincu les Roys
Dare, et Pyrrhus par militans arroys,
Aussi fut il vaincu en ces delices
De immoderez, et desordonnez vices:
Car si son Pere ayma bien en son cueur
Du Dieu Bacchus la vineuse liqueur,
Aussi feit il: et si bien s'en troubloit,
Que non pas homme, ains beste ressembloit.
N'occist il pas (estant yvre à sa table)
Calisthenes Philosophe notable,
Qui reprenoit par discretes parolles
Les siennes meurs vitieuses, et folles?
Certainement vice si detestable
En moy (peult estre) eust esté excusable,
Ou quelcun aultre, en meurs et disciplines
Peu introduict: mais les sainctes doctrines
Leues avoit d'Aristote son maistre,
Qui pour l'instruire, et en vertuz accroistre
Par grand desir nuict et jour travailloit,
Et apres luy trop plus qu'aultre brilloit.
Et si plus hault eslieve sa personne
Dont en son Chef il a porté couronne,
Pourtant ne doibt homme Duc despriser,
Qui a voulu (entre vivans) user
De sens exquis, et prouesse louable,
Plus que du bien de fortune amiable.

Minos
Certes tes faictz de tresclere vertu
Sont decorez. En apres, que dictz tu
Roy Alexandre?

Alexandre
A homme plain d'oultraige
N'est de besoing tenir aulcun langage:
Et mesmement la riche renommée
De mes haultz faictz aux astres sublimée
Assez et trop te peuvent informer,
Qur par sus moy ne se doibt renommer.
Aussi tous ceulx de la vie mortelle
Sont congnoissans, la raison estre telle:
Mais neantmoins, pource qu'à maintenir
Los et honneur je veulx la main tenir,
Sachez Minos Juge Plain de prudence,
Qu'en la verdeur de mon adolescence,
Portant en chef ma couronne invincible,
Au glaive agu prins vengeance terrible
(Comme vray filz) de ceulx qui la main mirent
Dessus mon Pere, et à mort le submirent:
Et non content du Royaulme qu'avoye,
Cherchant honneur, mys et gettay en voye
Mes estandars, et à flotte petite
De combatans, par moy fut desconfite
Et mise au bas en mes premiers assaulx
Thebes cité antique, et ses vassaulx:
Puis subjugay par puissance Royalle
Toutes cités d'Achaie, et Thessalle,
Et descouppay à foison par les champs
Illyriens de mes glaives tranchans,
Dont je rendy toute Grece esbahie.
Par mon pouvoir fut Asie envahie:
Libie prins, la Phase surmontay:
Brief, tous les lieux, où passay, et plantay
Mes estandars (redoubtant ma puissance)
Furent submis à mon obeissance.
Le puissant roy Dare congneut à Tharse,
Par quel vigueur fut ma puissance esparse
Encontre luy, quand soubz luy chevaucherent
Cent mil Persoys, et fierement marcherent
Vers moy de front dessoubz ses estandars
Bien trois cens mille pietons hardis souldars.
Que diray plus? quand vint à l'eschauffer,
Le vieil Charon, grant nautonnier d'Enfer,
Bien eut à faire à gouverner sa peaultre
Pour celluy jour passer de rive en aultre
Tous les espritz qu'à bas je luy transmy
Des corps humains qu'à l'espée je my.
A celluy jour en la mortelle estorce
Par n'espergnay ma corporelle force,
Car aux enfers quatre vingt mil espritz
J'envoiay lors: si hault cueur je pris
Que me lançay par les flottes mortelles:
De ce font foy mes plaies corporelles.
Et jà ne fault laisser aneantir
Mes grans combatz executez en Thyr:
Et ne convient que le los en me rase,
D'avoir passé le hault mont de Caucase.
Ung chascun sçait que y fuz tant emploié,
Que tout soubz moy fut rasé et ploié.
En Inde feis aborder mon Charroy
Triumphamment, où Pyrrhus le fier Roy
(A son meschef) de mes bras esprouva
La pesanteur, quand de moy se trouva
Prins et vaincu. Qui plus est, je marchay
En tantz de lieux, qu'à la fin detranchay
Le dur Rochier, ou Hercules le fort
Pour le passer en vain meist son effort.
Brief, tout batty, et vainquy sans repos
Jusques à tant, que la fiere Atropos
Seulle cruelle ennemie aux humains
Mon pouvoir large osta hors de mes mains.
Et se ainsi est, que jadis en maint lieu
Feusse tenu des mondains pour ung Dieu,
Et du party des Dieux immortelz né,
De tel erreur pardon leur soit donné:
Car la haulteur de mes faictz, et la gloire,
Qu'euz en mon temps, les mouvoit à ce croire.
Encore plus: tant fuz fier belliqueur,
Que j'entreprins, et euz vouloir en cueur
De tout le Monde embrasser, et saisir,
Si fiere mort m'eust presté le loisir.
Or ça Minos: je te suppli, demande
A Annibal (puis qu'il me vilipende
De doulx plaisirs) si plus il est recors
De ses delictz de Capue, où son corps
Plus desbrisa aux amoureux alarmes,
Qu'a soustenir gros bois, haches, et armes.
Ne feut sa mort meschante, et furibunde,
Quand par despit de vivre au mortel Monde
Fut homicide, et boureau de soymesmes,
En avallant les ordz venins extresmes?
Et pour monstrer sa meschance infinie,
Soit demandé au Roy de Bithinie,
(Dict Prusias) vers lequel s'enfuit,
S'il feut jamais digne de los et bruit.
Ung chascun sçait, qu'il fut le plus pollu
De tous plaisirs, et le plus dissolu:
Et quand par fraulde, et ses trahisons fainctes,
Il est venu de son nom aux attainctes.
Plusieurs grands faictz il feit en maintes Terres:
Mais qu'est ce au pris de mes bruictz et tonnerres?
A tous mortelz le cas est evident,
Que si jugé n'eusse tout Occident
Estre petit, ainsi que Thessallye,
J'eusse pour vray (en vainquant l'Italye)
Tout conquesté sans occision nulle
Jusques au lieu des Columnes d'Hercules.
Mais (pour certain) je n'y daignay descendre:
Car seullement ce hault nom Alexandre
Les feit mes Serfz redoubtans mes merveilles.
Parquoy, Minos, garde que tu ne vueilles
Devant le mien, son honneur preferer.

Scipion
Entens ainçois, ce que veulx proferer,
Juge Minos.

Minos
Comment es tu nommé?

Scipion
Scipion suis l'Affrican surnommé,
Homme Rommain, de noble experience.

Minos
Or parles donc: je te donne audience.

Scipion
Certes mon cueur ne veult dire, ou penser
Chose pourquoy je desire exaulcer
La grand haulteur de mes faitz singuliers
Par sus ces deux belliqueux Chevaliers:
Car je n'eu onc de vaine gloire envie,
Mais s'il te plaist, Minos, entens ma vie.
Tu sçais assez, que des mes jeunes ans
Faictz vitieux me furent desplaisans,
Et que Vertu je voulus tant cherir,
Que tout mon cueur se mist à l'acquerir,
Jugeant en moy science peu valoir,
Si d'ung hault vueil, et par ardant vouloir,
D'acquerir bruyt, et renom vertueux,
N'est emploiée en oeuvres fructueux.
Brief, tant aimay Vertu, que des enfance
Je fus nommé des Rommains l'esperance.
Car quand plusieurs du Senat esbahyz
De crainte, et paour, à rendre le pays
Par maintesfois furent condescendans,
Je de hault cueur, et assez jeune d'ans,
Sailly en place, ayant le glaive au point,
Leur remonstrant, que pas n'estoit besoing
Que le cler nom, que par peine et vertu
Avions acquis, fut par honte abbatu,
Et que celluy mon ennemy seroit,
Qui la sentence ainsi prononceroit.
Lors estimans cela estre ung presage,
Et que les Dieux pour le grand advantaige
Du bien public, m'avoient donné hault cueur
En aage bas, comme ung fort belliqueur
Fuz esleu chef de l'armée Rommaine:
Dont sur le champ de bataille inhumaine
Je feis jetter mes bannieres au vent,
Et Annibal pressay tant et souvent,
Qu'avec bon cueur, et bien peu de conduicte
Le feis tourner en trop honteuse fuyte,
Tant qu'en la main de Romme l'excellente
Serve rendy Cartaige l'opulente:
Et toutesfois les Romains consistoires
Apres mes grans, et louables Victoires,
Aussi humain et courtois m'ont trouvé,
Qu'avant que fusse aux armes esprouvé.
Tous biens mondains prisay moins que petit,
L'amour du Peuple estoit mon appetit,
Et d'acquerir maintz vertueux Offices
A jeune Prince honnestes, et propices.
Et d'aultre part, de Cartaige amenay
Maintz prisonniers, lors que j'en retournay
Victorieux: desquelz en la presence
Par moy fut prins le Poëte Therence.
Dont aux Romains mon faict tant agréa,
Qu'en plain Senat Censeur on me créa.
Ce faict, Asie, et Libie couruz:
D'Egypte, et Grece à force l'amour euz.
Et qu'ainsi soit, soubz querelle tresjuste
Par plusieurs fois ma puissance robuste
Ont esprouvé. Puis je Consul voiant
Le nom Rommain, jadis reflamboiant,
Lors chanceller, soy ternir, et abatre,
Pour l'eslever, fuz conquerir et batre
Une Cité de force et biens nantie,
Dicte Numance, es Espaignes bastie.
Trop long seroit (Minos) l'entier deduire
De mes haultz faictz, qu'on verra tousjours luyre.
Et d'autre part; simple vergongne honneste
D'en dire plus en rien ne m'admonneste:
Parquoy à toy en laisse la choison,
Qui sçais où sont les termes de raison.
Si t'advertis, qu'onques malheur en riens
Ne me troubla: ne pour comble de biens,
Que me donnast la Deesse fatalle,
Close ne fut ma main tres liberalle.
Bien l'ont congnu, et assez le prouverent
Apres ma mort ceulx qui rien ne trouverent
En mes tresors dez biens mondains delivres,
Fors seullement d'argent quatre vingtz livres.
Des Dieux aussi la bonté immortelle
M'a bien voulu douer de grâce telle,
Que cruaulté, et injustice, au bas
Je dejectay, et ne mis mes esbatz
Aux vanitez, et doulx plaisirs menus
De Cupido le mol filz de Venus,
Dont les deduitz, et mondaines enquestes
Nuisantes sont à louables conquestes.
Tous lesquelz motz, je ne dy pour tascher
A leur honneur confondre, ou submarcher:
Ainçois le dy, pour tousjours en prouesse
Du nom Rommain soustenir la haultesse:
Dont tu en as plus ouy referer,
Que n'en pourroit ma langue proferer.
La sentence de Minos
Certainement vos Martiaulx ouvraiges
Sont achevez dee tresardans couraiges:
Mais si ainsi est, que par Vertu doibve estre
Honneur acquis, Raison donne à congnoistre,
Que Scipion jadis fuyant delices,
Et non saillant de Vertu hors des lices,
D'honneur dessert le tiltre pretieux
Devant vous deux, qui fustes vitieux.
Parquoy jugeons Scipion preceder,
Et Alexandre Annibal exceder.
Et si de nous la Sentence importune
Est à vous deux, demandez à Fortune,
S'elle n'a pas tousjours favorisé
A vostre part. Apres soit advisé
Au trop ardant, et oultrageux desir,
Qu'eustes jadis de prendre tout plaisir
A (sans cesser) espandre sang humain,
Et ruiner de fouldroyante main,
Sains nul propos, la fabrique du Monde.
Où Raison fault, Vertu plus n'y abonde.

 


Clément Marot

 

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