Claude-Joseph Dorat (1734-1780)
Recueil: Les baisers

L'abeille justifiée



Dans la chaleur d'un jour d'été,
Non loin d'un ruisseau qui murmure,
À l'abri d'un bois écarté,
Thaïs dormait sur la verdure.
La voûte épaisse des rameaux
Brisant les traits de la lumière,
Entretenait sous ces berceaux
Une ombre fraîche et solitaire.
Thaïs dormait, tous les oiseaux
Immobiles dans les feuillages,
Interrompant leurs doux ramages,
Semblaient respecter son repos.
Vers ces lieux un instinct m'attire ;
Il n'est point de réduits secrets
Pour l'amant que sa flamme inspire :
Il devine ce qu'il desire ;
Son coeur ne le trompe jamais,
Et suffit seul pour le conduire.
J'arrive au bosquet enchanté :
Quel tableau ! Celle que j'encense
Sommeillait avec volupté,
Sous un voile au hazard jeté,
Qui satisfait à la décence,
En dessinant la nudité.
Sur l'ivoire d'un bras flexible
Son cou reposait incliné,
Et l'autre bras abandonné
Semblait mollement entraîné
Vers cet asyle inaccessible,
Trésor de l'amant fortuné.
Thaïs a des fleurs pour parure :
Les tresses de ces cheveux blonds
Descendent, en plis vagabonds,
Jusques aux noeuds de sa ceinture.
Son sein captif qui se débat
Sous une gaze transparente,
Amoureusement se tourmente
Pour sortir vainqueur du combat,
Et moi, je languis dans l'attente.
Zéphyr alors, soufflant exprès,
Dérange la gaze, l'entr'ouvre ;
Au gré de mes soupirs discrets,
Déjà plus d'un lis se découvre.

Voici l'instant de me servir,
Disois-je à l'amour, je t'implore :
Encore un souffle du Zéphyr,
Et la rose est prête d'éclore.
L'officieux époux de Flore
Brise la chaîne des rubans.
Un seul lui résistait encore,
Le noeud glisse... dieux ! Quels moments ! ...
La barrière enfin est rompue ;
Rien ne s'oppose à mon desir ;
Un frais bouton naît à ma vue,
Et je n'ai plus qu'à le cueillir.
Je brûle, j'avance, je n'ose ;
Je retiens mon souffle amoureux ;
Mais au péril mon coeur s'expose ;
J'ai fait un pas, j'en risque deux ;
J'approche ma bouche, et la rose
Se colore de nouveaux feux.

Je disparois, Thaïs s'éveille ;
Mon baiser agite son sein ;
Elle y porte en tremblant la main ;
Puis apercevant une abeille
Qui, séduite par ses couleurs,
Pour elle avait quitté les fleurs,
Et les fruits ambrés de la treille :
C'est donc toi qui me fais souffrir
Par une piqûre cruelle ?
Tu paîras mon tourment, dit-elle ...
Quoiqu'il soit mêlé de plaisir ...
Calme, lui dis-je, ta colère ;
Le coupable à toi vient s'offrir.
Je suis l'abeille téméraire,
C'est moi seul que tu dois punir :
Mais non Thaïs n'est point sévère.
Si je parviens à te fléchir,
Un second baiser peut guérir
Le mal qu'un premier t'a pu faire.


 


Claude-Joseph Dorat

 

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