Bernard de Ventadour (1125-1200)
Recueil: La chanson courtoise

Maintenant je ne vois pas briller le soleil



Maintenant je ne vois pas briller le soleil
tant me sont obscurcis les rayons
et je ne suis guère triste pour cela
car une clarté m'ensoleille
d'amour qui dans mon cœur rayonne.
Et quand les autres se lamentent
je m'améliore au lieu dépérir
c'est pour cela que mon chant ne décline pas.

Les prés me semblent verts et vermeils
comme au doux temps de Mai
la fine amour me tient si frais et joyeux
que la neige m'est fleur blanche et vermeille
et l'hiver calendes de Mai
puisque la plus noble et la plus joyeuse
a promis de m'accorder son amour
si encore elle ne se désengage pas.

Les mauvais conseils me font peur
car par eux le monde déchoit et meurt
car maintenant se rassemblent les méchants
et l'un conseille l'autre
comment faire déchoir fine amour.
Ah ! mauvais individus et perfides
que celui qui vous croît vous et vos conseils
Dieu le perde et le désavoue.

De ceux-là je me plains et me lamente
qui me causent colère, souffrance et détresse
et à qui pèse la joie que j'ai.
Et puisque chacun d'eux se plaint
et s'attriste de la joie de son prochain
je ne souhaite avoir d'autre droit
que de combattre et vaincre à l'aide de mon bonheur
celui qui me mène plus forte guerre.

Nuit et jour je pense, médite et veille
je me lamente et soupire et puis je m'apaise.
Mieux me vont les choses et pire je me sens
mais une bonne espérance me tient en éveil
dont mes angoisses s' apaisent.
Fou ! pourquoi ai-je dit que je souffre ?
Puisque je désire un amour si riche
ce seul désir est en lui-même un grand bien.

Que ma dame ne s'émerveille pas
si je lui demande de me donner son amour et de me baiser !
Pour guérir la folie que je décris
elle ferait un beau miracle
si jamais elle m'étreignait et me baisait.
Dieu ! arrivera-t-il qu'on dise de moi :
"Ah ! qui vous vit et qui vous voit"
à cause du bonheur dont je témoigne ?

Fine amour, je suis semblable à vous
non parce qu'il convient et que cela m'échoit
mais parce cela me plait pour votre grâce
et Dieu, je pense, l'a voulu
qu'un amour si pur me soit échu.
Ah ! dame, de grâce, qu'il vous plaise
d'avoir pitié de votre ami
puisqu'aussi noblement il vous crie merci.

Bernard crie merci à sa dame
cette merci qu'il implore d'elle si noblement.

Et si je ne la vois bientôt
je ne crois pas la voir de si tôt.


 


Bernard de Ventadour

 

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