Bernard de Ventadour (1125-1200)
Recueil: La chanson courtoise

J'ai mon cœur si plein de joie



J'ai mon cœur si plein de joie
que tout se dénature pour moi
la froidure me semble fleur blanche
vermeille et jaune
car avec le vent et la pluie
croît pour moi le bonheur
c'est pourquoi mon mérite monte et s'élève
et mon chant s'améliore.
J'ai au cœur tant d'amour
de joie et de douceur
que l'hiver me semble fleur
et la neige verdure.

Je peux aller sans vêtement
nu dans ma chemise
car fine amour me protège
de la froide bise.
Mais il est fou celui qui dépasse la juste mesure
et ne se comporte pas comme il faut
c'est pourquoi j'ai pris soin de moi-même
depuis que j'ai requis
d'amour la plus belle
dont j'espère tant d'honneur
qu'au lieu de sa richesse
je ne veux posséder Pise.

Qu'elle me coupe de son amitié
mais j'ai bien confiance
car j'en ai du moins conquis
la belle apparence
et j'en ai à souhait
tant de bonheur
que le jour où je l'aurai vue
je n'aurai pas de peine.
Mon cœur est près d'amour
car mon esprit court là-bas
mais mon corps est ici
ailleurs, loin d'elle, en France .

Moi, j'ai d'elle une bonne espérance
mais cela m'avantage peu
car elle me maintient ainsi en équilibre
comme un bateau sur l'onde.
Je ne sais où me cacher
de la mauvaise pensée qui m'abaisse
toute la nuit je me tourne et m'élance
sur le bord [du lit]
j'ai une plus grande peine d'amour
que Tristan, l'amoureux
qui souffrit maintes douleurs
pour Yseut la blonde.

Ah! Dieu! que ne suis-je une hirondelle
qui volerait dans l'air
et viendrait dans la nuit profonde
là-bas dans sa demeure ?
Noble dame joyeuse
votre amant se meurt!
j'ai peur que le cœur ne me fonde
si cela dure beaucoup!
Madame, pour votre amour
je joins les mains et j'adore.
Corps gentil à la fraîche couleur
vous me faites endurer un grand mal  !

Dans le monde il n'existe rien
qui me donne autant de souci
de sorte que, quand j'entends parler d'elle
mon cœur se tourne vers elle
et mon visage s'illumine
quoi que vous m'entendiez dire
il vous semblera toujours
que j'ai envie de rire.
je l'aime tant de bon amour
que maintes fois j'en pleure
parce que mes soupirs
en ont une meilleure saveur.

Messager, va et cours
et dit de ma part à la plus gentille
la peine et la douleur
que je souffre et le martyre.




Bernard de Ventadour

 

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