Antoine Houdar De La Motte (1672-1731)
Recueil: Fables (1719)

Les Sacs des Destinées


 

La fable, à mon avis, est un morceau d'élite,
Quand, outre la moralité
Que d'obligation elle mene à sa suite,
Elle renferme encor mainte autre vérité;
Le tout, bien entendu, sans blesser l'unité.
Aller au but par un sentier fertile,
Cüeillir, chemin faisant, les fruits avec les fleurs,
C'est le fait d'une muse habile,
Et le choef-d'oeuvre des conteurs.
Donnez en promettant: d'une plume élégante,
Moralisez jusqu'au récit.
Heureuse la fable abondante
Qui me dit quelque chose, avant qu'elle ait tout dit !
Loin ces contes glacés, où le rimeur n'étale
Qu'une aride fécondité;
L'ennui vient avant la morale:
Le lecteur ne veut plus d'un fruit trop acheté.
Ce précepte est fort bon; soit dit sans vanité.
L'ai-je toûjours suivi ? Je ne m'en flate guère;
On dit mieux que l'on ne sait faire.
On n'est pas bien, dès qu'on veut être mieux.
Mécontent de son sort, sur les autres fortunes
Un homme promenoit ses desirs et ses yeux;
Et de cent plaintes importunes
Tous les jours fatiguoit les dieux.
Par un beau jour Jupiter le transporte
Dans les célestes magazins,
Où dans autant de sacs scellés par les destins,
Sont par ordre rangés, tous les états que porte
La condition des humains.
Tien, lui dit Jupiter, ton sort est dans tes mains.
Contentons un mortel une fois en la vie;
Tu n'en es pas trop digne, et ton murmure impie
Méritoit mon courroux plutôt que mes bienfaits;
Je n'y veux pas ici regarder de si près.
Voilà toutes les destinées;
Pese et choisi; mais pour regler ton choix,
Sache que les plus fortunées
Pesent le moins: les maux seuls font le poids.
Grace au seigneur Jupin; puisque je suis à même
Dit notre homme, soyons heureux.
Il prend le premier sac, le sac du rang suprême,
Cachant les soins cruels sous un éclat pompeux.
Oh, oh ! Dit-il, bien vigoureux
Qui peut porter si lourde masse !
Ce n'est mon fait. Il en pese un second,
Le sac des grands, des gens en place;
Là gisent le travail et le penser profond,
L'ardeur de s'élever, la peur de la disgrace,
Même les bons conseils que le hazard confond.
Malheur à ceux que ce poids-ci regarde,
Cria nôtre homme ! Et que le ciel m'en garde;
À d'autres. Il poursuit; prend et pese toûjours,
Et mille et mille sacs trouvés toûjours trop lourds:
Ceux-ci par les égards et la triste contrainte;
Ceux-là par les vastes desirs;
D'autres, par l'envie ou la crainte;
Quelques-uns seulement par l'ennui des plaisirs.
Ô ciel ! N'est-il donc point de fortune legere ?
Disoit déja le chercheur mécontent:
Mais quoi ! Me plains-je à tort ? J'ai, je crois, mon affaire;
Celle-ci ne pese pas tant.
Elle peserait moins encore,
Lui dit alors le dieu qui lui donnoit le choix:
Mais tel en joüit qui l'ignore;
Cette ignorance en fait le poids.
Je ne suis pas si sot; souffrez que je m'y tienne,
Dit l'homme: soit; aussi bien c'est la tienne,
Dit Jupiter. Adieu; mais là-dessus
Apprends à ne te plaindre plus.

 

 


Antoine Houdar de La Motte

 

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