Virgile (-70 à -19)

Enéide - Livre Dixième



CEPENDANT s’ouvre, dans l’Olympe, le palais de la toute-puissance : le père des dieux, le souverain des hommes, y rassemble les Immortels sous ses lambris étoilés ; là, du haut de son trône, abaissés sur la terre, ses regards embrassent l’immensité du monde, et le camp des Troyens et les peuples du Latium. Les dieux ont pris séance sous ces portiques majestueux. Jupiter s’exprime en ces termes : « Augustes habitans du ciel, d’où vient qu’un intérêt nouveau a changé vos arrêts ? d’où vient que tant de fiel aigrit vos cœurs ? J’avais défendu que l’Italie opposât le glaive aux Troyens : quel démon, au mépris de mes lois, alluma la discorde ? Quelle terreur poussa ces deux nations à courir mutuellement aux armes, à croiser le fer homicide. Il viendra le temps (pourquoi le prévenir ?), le temps des combats légitimes ; quand l’implacable Carthage, un jour, déchaînera sur le Capitole la désolation et la mort, et s’ouvrira les Alpes épouvantées. Alors pourront éclater les haines, alors seront permises les fureurs de la guerre. Maintenant, laissez de vains débats ; et souscrivez avec joie à la paix que j’ordonne. »

Ainsi parla Jupiter en peu de mots. Mais la belle Vénus exhale plus longuement ses plaintes : « Ô mon père, ô puissance éternelle que redoutent les mortels et les dieux ; vous, seul recours, hélas ! que je puisse encore implorer ! vous voyez à quelle audace s’emportent les Rutules ; comme le fier Turnus pousse à travers nos bataillons ses coursiers superbes ; comme, enflé de sa fortune, il écrase les vaincus. Déjà les portes, les remparts, sont d’un vain secours aux Troyens. Que dis-je ? c’est jusque dans leurs murs, c’est au sein même de leurs derniers retranchements, que sa fureur les poursuit ; et leurs larges fossés regorgent de leur sang. Énée absent l’ignore. Les avez-vous condamnés aux horreurs d’un siège éternel ! Troie renaissait à peine : et voilà qu’un nouvel ennemi menace ses murailles ; qu’une nouvelle armée fond sur elle ; que, du fond de l’Étolie, le fougueux Diomède apporte encore la mort aux enfants de Teucer. Moi-même, sans doute, je dois m’attendre à de nouvelles blessures ; et la fille du souverain des dieux est réservée au glaive d’un mortel ! Si c’est sans votre aveu, contre vos volontés suprêmes, que les Troyens ont cherché l’Italie, punissez leur offense, retirez-leur votre main protectrice. Mais s’ils n’ont fait que suivre tant d’oracles rendus par les dieux de l’Olympe, par les dieux des Enfers, quel téméraire ose braver vos décrets, ose forger de nouveaux destins ? Rappellerai-je ici les flammes dévorant nos vaisseaux sur le rivage d’Éryx ? Redirai-je les outrages du roi des tempêtes, et les vents furieux déchaînés en Éolie, et les messages d’Iris tant de fois envoyée des nues ? Maintenant l’Enfer même, l’Enfer, seule puissance que l’Envie n’eût point encore armée, on le soulève contre nous ; et vomie tout à coup des gouffres du Tartare, Alecton a semé le trouble et l’horreur dans toutes les villes de l’Italie. Non, ce n’est point l’empire que je regrette. : cet espoir nous flatta dans des jours plus heureux : qu’ils triomphent, ceux que votre faveur appelle à triompher. Mais si la terre n’a point d’asyle que ne ferme aux Troyens votre épouse inexorable, je vous en conjure, ô mon père, par les ruines fumantes d’Ilion ; souffrez que je dérobe Ascagne au glaive des Rutules ; souffrez qu’il reste un fils à l’amour de sa mère. Qu’Énée soit encore, s’il le faut, le jouet de mers inconnues ; qu’il erre au gré des flots où le sort le promène : mais pour Iule, qu’il me soit permis de le cacher, de le soustraire aux horreurs des combats. Amathonte m’est consacrée ; je possède Paphos et ses ombrages, et Cythère, et les retraites d’Idalie : qu’Ascagne puisse y couler ses jours sans gloire, hélas, mais loin des armes ! Ordonnez que Carthage asservisse à son joug superbe les peuples de l’Ausonie : du fond de leur exil, les enfants de Pergame n’alarmeront point ceux de Tyr. Que sert aux Troyens d’avoir échappé aux derniers malheurs de la guerre, d’avoir pu s’ouvrir un passage à travers les feux ennemis ? que leur sert d’avoir épuisé les périls et des mers en courroux et des rives étrangères, pour chercher dans le Latium un nouvel Ilion qui doit périr encore ? Ne vaudrait-il pas mieux qu’ils foulassent du moins les tristes cendres de leur infortunée patrie, et les champs où fut Troie ? Rendez, je vous en conjure, ô mon père, rendez le Xanthe et le Simoïs à de malheureux proscrits ; et permettez aux Troyens d’essuyer de nouveau tous les désastres d’Ilion. »

Alors la reine des dieux, Junon, cédant au courroux qui l’enflamme : « Pourquoi me forcez-vous de rompre un long silence, de faire éclater des douleurs qu’étouffait ma fierté ? Quel mortel, quel dieu obligea votre Énée de chercher les combats, de lever l’étendard contre le monarque des Latins ? Ce sont les destins, dites-vous, qui l’ont poussé vers l’Italie. Les destins ! dites plutôt les fureurs de Cassandre. Je le veux cependant. Mais l’avons-nous contraint d’abandonner ses camps, de remettre ses jours à la merci des tempêtes, de confier aux soins d’un enfant la fortune de la guerre et la défense de ses murailles, de tenter la foi des Toscans, et d’appeler aux armes des nations paisibles ? Quel oracle d’un dieu, quel coup fatal de ma puissance, l’a précipité dans ces écarts funestes ? Que fait ici Junon ? que fait Iris et ses messages du haut des nues ? Eh quoi ! c’est un crime aux Latins d’environner de flammes le berceau de la nouvelle Troie ! c’est un crime à Turnus de disputer à des brigands l’héritage de ses pères, lui dont Pilumnus est l’aïeul, lui dont Vénilie fut la mère ! et les Troyens pourront, sans crime, porter la torche incendiaire dans les domaines de l’Italie, appesantir leur joug sur des champs étrangers, et s’applaudir d’un injuste butin ? Ils pourront, sans crime, s’offrir, en menaçant, pour gendres, ravir des bras maternels les épouses promises, et, l’olive à la main, sollicitant la paix, arborer la guerre sur leurs vaisseaux armés ? Vous avez pu vous-même soustraire Énée aux mains des Grecs, et mettre à la place d’un guerrier un vain nuage, une ombre vaine ; vous avez pu changer ses nefs vagabondes en nymphes de la mer : et moi, pour avoir prêté contre lui de légers secours aux Rutules, j’ai commis un noir attentat ? Énée l’ignore, il est absent ! Eh bien, qu’il soit absent, qu’il l’ignore. Vous avez Paphos et les ombrages d’ldalie ; vous avez les bois de Cythère : pourquoi provoquez-vous une ville féconde en guerriers, et des cœurs indomptables ? Moi, j’ai juré d’anéantir jusqu’aux frêles débris de Pergame ? moi ? N’est-ce donc pas plutôt quiconque livra les malheureux Troyens à la vengeance des Grecs ? Quelle cause a fait courir aux armes et l’Europe et l’Asie ? Quel infâme a rompu le plus saint des traités ? Est-ce par mes ordres que l’adultère Pâris a violé la paix de Sparte ? Ai-je la première tiré le glaive ? M’a-t-on vue, complice d’un lâche amour, fomenter la discorde ? C’est alors qu’il fallait craindre pour vos chers Phrygiens : maintenant vous venez trop tard nous fatiguer de vos plaintes frivoles ; c’est vous épuiser en reproches superflus. »

Ainsi parlait Junon ; et les Immortels, partagés en sentiments divers, font entendre un murmure confus. Tels, au premier souffle des vents, les bois frémissent agités : un bruit sourd se prolonge et présage aux nautoniers la tempête prochaine. Alors le maître du monde, l’arbitre suprême de la nature, élève sa voix auguste : il parle, et dans le vaste Olympe règne un profond silence ; la terre tremble en ses fondements ; les orages s’apaisent dans les plaines de l’air ; les Zéphyrs respectueux ont suspendu leur haleine, et la vague s’endort sur les mers aplanies. Écoutez tous mes décrets, et qu’ils ne cessent point d’être présens à vos pensées. Puisque les nœuds d’une alliance ne peuvent unir Pergame et l’Ausonie ; puisque vos longs débats ne connaissent point de terme : quelle que soit aujourd’hui la fortune des ce deux peuples, quelles que doivent être leurs destinées futures , et Troyens et Rutules, tous à mes yeux seront égaux. Soit que le malheur des Latins les consume sans fruit au siège de ces remparts, soit qu’un prestige funeste et des présages trompeurs y tiennent enfermés les Troyens, je ne prétends servir ni Troie ni l’Italie. Que chacun doive à ses conseils ou ses revers ou ses succès. Jupiter est le roi de tous : les destins trouveront leur cours. » Il en jure par les gouffres du Styx, pâle domaine de son frère ; par ces rives désolées, où roulent de noirs torrens de bitume et de feu. Son front majestueux s’incline, et ce signe redoutable fait trembler tout l’Olympe.

Là finit le conseil des dieux : Jupiter se lève de son trône d’or ; et les Immortels, rangés autour de lui, l’accompagnent jusqu’au seuil de son palais.

Cependant les Rutules, pressant à la fois toutes les portes, renversent à l’envi les Troyens sous une grêle de traits, et secouent sur les murs les torches de l’incendie. Les compagnons du fils d’Anchise, investis dans leurs forts, s’indignent en vain d’y languir prisonniers ; l’espoir même de la fuite ne leur est pas permis. Malheureux ! ils s’épuisent en veilles inutiles au sommet des tours, et leurs files éclaircies bordent mal les remparts. À leur tête se montrent Asius, vaillant fils d’Imbrasis, et Thymète, que mit au jour le fier Hicétaon, les deux Assaracus, et Castor et le vieux Thymbris : au même rang paraissent deux frères de Sarpédon, et Clarus et Thémon, tous deux enfants de la belliqueuse Lycie. Ce guerrier qui s’avance, haletant sous le poids d’un bloc énorme, vaste débris d’un rocher, c’est Acmon de Lyrnesse ; Acmon, noble émule de Clytius son père, noble émule de son frère Ménesthée. L’un s’arme d’un javelot aigu, l’autre d’un caillou meurtrier ; celui-ci fait voler un brandon fumant, celui-là tend son arc homicide. Au milieu des chefs brille le jeune Iule, Iule digne objet des soins de Vénus, digne sang des rois d’Ilion ; il brille, la tête nue et parée de ses grâces naïves : tel un rubis, qu’entoure un cercle d’or, étincelle sur un sein d’albâtre ou sur un front virginal ; tel éclate l’ivoire, enchâssé par une main habile dans le buis ou l’ébène. Sur les lis de son cou flotte sa longue chevelure, et les nœuds d’un fil d’or en captivent mollement les ondes. Toi aussi, généreux Ismare, ces guerriers magnanimes t’ont vu lancer la mort, et faire siffler tes flèches abreuvées de sucs vénéneux ; Ismare, toi l’honneur de la Méonie, de ces champs fortunés qu’un peuple industrieux féconde, et que le Pactole arrose de son or. On y voyait Mnesthée lui-même, qui la veille avait chassé Turnus et sauvé les remparts ; Mnesthée, tout fier encore de ses récens trophées : on y voyait Capys, dont le nom revit dans Capoue.

Tels étaient les braves qui partageaient entre eux les périls de cette lutte inégale : et cependant Énée, dans le silence de la nuit, fendait les flots amers. À peine arrivé du palais d’Évandre au camp des Étruriens, il aborde leur roi, lui fait connaître sa naissance et son rang, lui parle et des services qu’il espère, et de ceux qu’il peut offrir, l’instruit des ligues menaçantes que Mézence a formées, et des fureurs de Turnus, l’invite à se défier des caresses de la fortune, et mêle aux conseils de la prudence les prières d’un suppliant. Tarchon n’hésite pas : il unit ses forces à celles du fils d’Anchise, et scelle par un sacrifice sa nouvelle alliance. Libres alors des chaînes du destin, les guerriers de Lydie s’élancent sur leurs navires, et voguent, fiers du chef étranger que les dieux leur envoient. La nef du héros phrygien s’avance la première : sur la proue sont gravés les lions de Cybèle : l’Ida les surmonte ; l’Ida, si doux aux yeux des Troyens fugitifs. Là veille assis le grand Énée, méditant sur la guerre et ses vicissitudes : à sa gauche est Pallas ; il consulte le héros, tantôt sur les astres, guides et flambeau des nautoniers durant la nuit profonde, tantôt sur les traverses qu’il essuya de mers en mers,, de rivage en rivage.

Ouvrez maintenant l’Hélicon, Muses ; inspirez mes chants : dites quels peuples sont partis des régions étrusques avec le fils d’Anchise, quels guerriers l’accompagnent sur leurs vaisseaux armés, et sillonnent à sa suite les mers de Tyrrhène.

Massique, à leur tête, fend les flots de sa proue d’airain, où rugit un tigre en fureur : sous lui volent aux combats mille soldats d’élite, sortis des murs de Clusium et des remparts de Cose : pour armes, ils ont des flèches ; un léger carquois flotte sur leurs épaules ; leur main porte un arc meurtrier. Après lui s’avance le fier Abas : sa troupe rayonne d’armes étincelantes ; et sur sa poupe resplendit un Apollon doré : Populonie, dont les murs l’ont vu naître, lui confia six cents jeunes guerriers, experts dans les combats : Ilva leur en joignit trois cents ; Ilva, noble reine des mers qui l’environnent, et dont Vulcain n’épuisa jamais les métaux. Le troisième, c’est Asylas, l’interprète des mortels et des dieux ; Asylas, à qui répondent et les entrailles des victimes, et les astres du ciel, et les chants des oiseaux, et les feux prophétiques de la foudre : mille soldats le suivent ; phalange épaisse, impénétrable, et que hérisse une forêt de lances : pour marcher sous ses ordres, ils ont quitté les murs de Pise, dont le berceau fut aux bords de l’Alphée, mais dont l’enceinte occupe le sol de la Toscane. Ensuite paraît le bel Astur ; Astur fier, d’un coursier superbe et des mille couleurs dont son armure est nuancée : sous ses drapeaux sont accourus trois cents guerriers fidèles, tous brûlants de la même ardeur ; on y compte ceux qu’a nourris Céré, ceux qui labourent les champs du Minio, et les antiques Pyrgiens, et la jeunesse de Gravisque aux marais empestés.

Je ne t’oublierai pas, généreux chef des Liguriens, ô Cynire ! je ne t’oublierai pas, ô Cupavon, toi dont la suite est peu nombreuse, mais qu’ennoblit ton casque où se déploie le plumage d’un cygne. L’amour fit le malheur des tiens, et ton panache rappelle encore l’oiseau dont Cycnus prit la forme. Privé de Phaëton, qu’il avait tant aimé, Cycnus, dit-on, pleurait inconsolable : seul, à l’ombre des peupliers, autrefois sœurs de son ami, l’infortuné venait gémir et charmer par ses chants son amour affligé : blanchi par l’âge et les regrets, on le vit, ô merveille ! se couvrir mollement d’un duvet argenté, quitter les demeures terrestres, et porter dans les airs sa plainte harmonieuse. Son fils, embarqué sur les flots avec des guerriers de son âge, fait mouvoir à force de rames le gigantesque Centaure : le monstre s’avance dominant les flots, il menace les ondes d’un roc énorme qu’il suspend dans les airs ; et sa carène immense sillonne au loin les mers profondes.

Le vaillant Ocnus amène aussi les peuples des contrées qui l’ont vu naître ; Ocnus, qu’ont mis au jour la divine Manto et le fleuve de Toscane : c’est lui, Mantoue, qui te ceignit de murs et te nomma du beau nom de sa mère ; Mantoue, noble ouvrage de plus d’un chef illustre, dont l’origine n’est pas la même. Trois nations partagent son territoire ; sous chacune d’elle sont deux fois deux tribus ; Mantoue commande à leurs douze cités : c’est dans le sang étrusque que réside sa force. Armés contre Mézence, cinq cents guerriers en sont partis. Fils du vieux Bénacus, et le front couronné de roseaux verdoyans, le Mincio peint sur leur poupe frayait les ondes à leur nef menaçante. Enfin s’avance le pesant Aulestes : cent rameurs sous ses ordres battent péniblement les flots de leurs cent avirons : la vague blanchit au loin sur les mers bouillonnantes. Il monte l’énorme Triton, dont la conque épouvante les champs azurés d’Amphitrite : la moitié de son corps nage plongée dans les eaux ; sa poitrine velue offre les traits d’un homme, et son ventre allongé se termine en dauphin : l’onde écumante se brise en murmurant contre les flancs du monstre. Tant de guerriers choisis voguaient au secours de Pergame sur trois fois dix vaisseaux, et fendaient de leurs proues d’airain les liquides campagnes.

Déjà le jour avait quitté les cieux, et la paisible Phébé, roulant son char nocturne, atteignait dans l’Olympe la moitié de son tour. Énée, plein de ses grands projets, défend à ses yeux le sommeil : assis lui-même à la poupe, il dirige le timon, il gouverne les voiles. Tout à coup, au milieu de sa course, viennent s’offrir à sa rencontre les fidèles compagnes du héros ; ces Nymphes, qu’un bienfait de Cybèle avait dotées de l’empire des ondes, et qui, maintenant divinités des mers, furent jadis de légers navires : elles glissaient de front sur l’humide cristal, et fendaient les flots à la nage, égales en nombre aux proues d’airain que le Tibre naguère avait vues rangées sur ses bords. Au lointain aspect d’Énée, elles reconnaissent leur monarque, et courent l’environner de leur joyeux cortège. La plus éloquente, Cymodocée, s’approche de plus près : appuyée d’une main sur la poupe flottante, elle élève au-dessus des eaux ses épaules d’albâtre, et de l’autre sillonne doucement les ondes. Alors s’adressant au prince étonné : « Veilles-tu, fils des dieux ? Veille, et livre aux vents tout l’essor de tes voiles. Tu vois en nous ces pins sacrés, enfants des cimes de l’Ida, aujourd’hui Nymphes d’Amphitrite, autrefois tes galères. Le perfide Rutule, le fer et la flamme à la main, allait nous abîmer au fond des eaux : nous avons malgré nous rompu les liens du rivage, et nous te cherchons sur les mers. Cybèle, touchée de nos périls, nous a donné cette forme nouvelle ; sa puissance nous change en déesses, et nos jours paisibles doivent s’écouler au sein des ondes. Cependant le jeune Ascagne, cerné dans les murs de ton camp, lutte avec peine, au milieu des traits qui l’assiègent, contre les fureurs des Latins. Déjà sont rendus aux postes marqués les escadrons d’Évandre, réunis aux belliqueux Toscans : Turnus a résolu de leur opposer ses phalanges ; il tremble que tes deux camps se joignent, et brûle de l’empêcher. Lève-toi, préviens sa menace ; et dès que paraîtra l’Aurore, cours appeler tes bataillons aux armes ; saisis ce bouclier, invulnérable égide, que forgea pour toi le dieu du feu lui-même, et dont l’orbe immense étincelle entouré d’un or pur. Le jour qui va luire (tu peux en croire un présage certain) verra des monceaux de Rutules encombrer le champ du carnage. »

Elle dit ; et savante encore dans l’art de naviguer, la Nymphe, en reculant, pousse d’un bras flexible la poupe obéissante : le vaisseau fuit sur les ondes, pareil au trait qui fend l’air, à la flèche ailée qui devance les vents, La flotte entière le suit, et vole à son exemple. Le fils d’Anchise admire, sans les comprendre, ces merveilles inconnues : sa confiance toutefois s’exalte à ce présage. Élevant alors ses regards vers la voûte céleste, il implore Cybèle en ces mots : « Auguste mère des dieux, reine de l’Ida, qui chérissez les hauteurs du Dindyme, qui protégea les villes couronnées de tours, et soumettez au frein les lions dociles attelés à votre char ; c’est de vous que j’accepte aujourd’hui le signal des batailles.. Venez accomplir vos augures ; et que votre présence, ô déesse, donne aux Phrygiens la victoire. » Il parlait ; et cependant, remonté dans les cieux, le dieu du jour s’avançait brillant de nouvelles clartés : ses rayons triomphans avaient chassé la nuit. Aussitôt, par l’ordre d’Énée, les étendards se déploient ; on s’arme de courage, on s’anime au combat. Devant lui déjà se découvrent et les Troyens et la nouvelle Troie : debout sur sa poupe élevée, le héros en tressaille ; et, de la main gauche, il agite dans les airs son bouclier resplendissant. À cet aspect, un cri subit, élevé du camp jusqu’aux nues, annonce la joie des Troyens : un généreux espoir rallume leur courroux ; leurs bras font pleuvoir mille traits. Tels, sous un ciel que noircit la tempête, les oiseaux du Strymon s’excitent au départ, et, fendant les airs à grand bruit, se dérobent aux orages avec des cris d’allégresse.

Cette ardeur soudaine tenait encore étonnés le monarque Rutule et les chefs Ausoniens, quand tout à coup ils aperçoivent les proues tournées vers le rivage, et la mer au loin blanchissante sous les navires qui la sillonnent. Aux éclairs de son casque, on reconnaît le fils d’Anchise ; de son panache altier jaillit une flamme ondoyante ; et son bouclier d’or vomit des torrens de feu. Telle parfois, dans la nuit sereine, la comète sanglante étincelle d’un pourpre lugubre ; tel encore l’ardent Sirius, apportant aux mortels consternés l’aride sécheresse et la fièvre brûlante, se lève et contriste les cieux de ses clartés sinistres.

Mais le fier Turnus n’a rien perdu de sa confiance ; il prétend, le premier, se saisir du rivage, et disputer la terre aux Toscans. Lui-même, par ses discours, il échauffe ses guerriers, il aiguillonne leur courage. « Ceux qu’attendaient vos vœux, les voici ; Mars lui-même les livre à vos coups : la victoire est entre vos mains. Compagnons ! c’est en ce jour qu’il faut songer à vos épouses, à vos foyers ; c’est en ce jour qu’il faut vous montrer dignes des hauts faits et de la gloire de vos aïeux. Courons border les ondes, courons frapper l’ennemi, pendant qu’il nous cherche en désordre et pose à peine sur la rive un pied mal affermi. La Fortune sourit à l’audace. » Il dit, et roule en sa pensée quels braves il doit conduire au périlleux rivage, quels autres il doit laisser en armes autour des remparts assiégés.

Cependant Énée commande ; et, du haut des poupes escarpées, des ponts mobiles descendent ses soldats. Plusieurs observent l’instant propice où le flot languissant abandonne la rive ; et sur le sable aride, ils s’élancent d’un bond léger. D’autres se glissent le long des rames. Tarchon, l’œil fixé sur la côte, croit voir une anse pacifique, où l’onde ne cache pas d’écueils et ne se brise point en mugissant, mais où la mer, balancée mollement, s’enfle et décroît sans courroux : il y tourne à l’instant ses voiles, et, pressant la manœuvre : « Allons, braves amis, courbez-vous tout entiers sur vos lourds avirons ; enlevez, portez vos galères : fendez de l’éperon cette plage ennemie, et que la carène même s’y creuse un large sillon. Dût ma proue fracassée voler en éclats sur là rive, pourvu que j’aborde, il suffit. » À peine il a parlé, tous à l’envi se dressent sur leurs rames, et poussent leurs vaisseaux écumans sur la rive avancée. Le bec tranchant des nefs déchire au loin la terre, et leur carène sans dommage vient s’asseoir sur l’arène. Ta poupe seule fut moins heureuse, ô Tarchon ! engagée dans des sables perfides, et pendante sur leur dos inégal, long-temps elle chancelle, se relève et retombe, et fatigue vainement les flots : enfin elle s’entr’ouvre, et livre à la merci des vagues les malheureux qui la montaient. À travers les débris des rames et les bancs qui surnagent, ils cherchent péniblement le bord, et l’onde qui reflue les repousse vers l’abîme.

Turnus profite du moment : impétueux, il vole, il entraîne au combat ses nombreuses légions, et déploie sur le rivage leur front menaçant. La charge sonne : Énée (présage heureux de la victoire) fond le premier sur ces bandes agrestes, et porte parmi les Latins l’épouvante et la mort. Déjà Theron a mordu la poussière : fier de sa taille gigantesque, il osait défier Énée ; le glaive atteint l’audacieux à travers le triple airain de son armure, à travers les mailles d’or de sa riche tunique, et sort tout fumant de son flanc déchiré. Ensuite Énée frappe Lichas ; Lichas, tiré vivant de sa mère expirante, et consacré, Phébus, à ton culte : en vain le tranchant du fer respecta son enfance. Non loin le robuste Cissée et l’énorme Gyas écrasaient des rangs entiers de leur lourde massue : ils tombent tous les deux sous les coups du héros. Rien n’a pu les garantir ; ni les armes d’Hercule, ni la force de leurs bras, ni Mélampe, leur père ; Mélampe compagnon d’Alcide, tant que la terre offrit au demi-dieu des monstres à terrasser. À l’instant où Pharus exhale d’insolentes clameurs, le javelot qu’Énée lui lance se plonge tout entier dans sa bouche entrouverte. Et toi, qu’entraîne sur ses pas le jeune et blond Clytius, nouvel objet de ta tendresse, ô malheureux Cydon ! ce bras terrible allait aussi t’abattre ; et, désormais insensible aux vains attraits du bel âge, Cydon eût dormi dans la poudre, si les enfants de Phorcus, ces frères magnanimes, n’eussent prévenu le coup qui menaçait ta vie. Sept égaux en courage, ils font voler sur le fils d’Anchise leurs sept dards à la fois : les uns, repoussés par le casque, amortis par le bouclier, expirent inutiles ; Vénus attentive a détourné les autres, et le corps du héros en est à peine effleuré. Alors Énée s’adresse à son fidèle Achate : « Mes traits s’écrie-t-il ! oui, donne-moi ces traits qui tant de fois ont bu le sang des Grecs dans les champs d’llion. Ma main n’en balancera pas un qui ne soit fatal aux Rutules. » À ces mots, il saisit une énorme javeline, et la fait siffler dans les airs : elle vole, atteint, fracasse l’orbe d’airain dont Méon s’est couvert, et perce à la fois et sa cuirasse et sa poitrine. Alcanor accourt, et, d’une main fraternelle, soutient son frère dans sa chute : à l’instant, un second trait parti traverse le bras d’Alcanor, et, conservant sa vitesse, fuit au loin tout sanglant : la main de l’infortuné retombe, languissamment pendante à ses nerfs déchirés. Soudain Numitor, arrachant du corps de son frère l’homicide javeline, la lance contre Énée ; mais elle n’eut point la gloire de toucher le héros, et le coup égaré effleure la cuisse du grand Achate.

Dans ce moment Clausus, l’honneur de Cures, Clausus, bouillant de jeunesse et d’audace, s’élance fièrement, et d’un dard acéré frappe au loin Dryope : le fer pénètre au-dessous du menton, s’enfonce dans la gorge de sa victime, et lui ravit à la fois la parole et la vie : le malheureux guerrier heurte du front la terre, et sa bouche vomit un sang épais. Sous le même bras succombent ici trois jeunes Thraces, noble sang de Borée ; là trois enfants d’Idas, venus d’Ismare, qui les vit naître : leur trépas est semblable, mais leurs blessures sont différentes. Bientôt accourt Halésus, et la fleur des Auronces : bientôt paraît lui-même le vaillant fils de Neptune, Messape, à la tête de ses brillants escadrons. On se mêle, on se presse ; chaque parti tour à tour saisit, perd et reprend le rivage : le seuil même du Latium est le théâtre du carnage. Tels, dans le vaste champ des airs, les vents opposés se livrent d’affreux combats, et mugissent égaux en forces comme égaux en fureurs : les courans s’entre-choquent, les nuages heurtent les nuages, les vagues luttent contre les vagues : long-temps la victoire est douteuse, et les orages se balancent. Tels s’attaquent, corps à corps, pied contre pied, les bataillons troyens et les phalanges latines.

Ailleurs, sur un sol ingrat, où les torrens au loin roulèrent des éclats de roche et des troncs fracassés., vains débris du rivage, la jeunesse arcadienne soutenait mal à pied un combat nouveau pour elle : l’âpre inégalité des lieux l’avait contrainte de quitter alors ses coursiers ; et déjà tournant le dos, elle fuyait devant les Latins ardens à la poursuivre. Pallas le voit ; et, seule ressource qui lui reste en cette extrémité cruelle ! tour à tour il emploie, pour rallumer les courages, la prière touchante et les reproches amers : « Où fuyez-vous, amis ? Par vous, par vos nobles exploits ! par le grand nom d’Évandre, votre maître et mon père ! par tant de guerres mémorables dont il sortit vainqueur ! par l’espoir d’un fils, ce jeune émule de la gloire paternelle ! ah ! ne vous fiez point à l’agilité de vos pieds ! c’est le fer qui doit nous ouvrir un passage à travers l’ennemi ; ces rangs épais qui nous pressent, voilà notre chemin : c’est là que nous appellent la patrie et l’honneur ; vous y suivrez Pallas. Ce ne sont point des dieux qui nous poursuivent : mortels, nous n’avons à combattre qu’un ennemi mortel : avons-nous moins de cœur ? avons-nous moins de bras ? D’un côté, la mer nous oppose l’immense barrière de ses ondes ; de l’autre, c’est la terre qui manque à notre fuite : entre les gouffres de l’Océan et les remparts de Troie, avons-nous à choisir ? » Il dit, et s’élance en courroux au fort des dards qui le menacent.

Le premier qui s’offre à ses coups, c’est Lagus, poussé par son mauvais destin. Tandis que l’imprudent soulève un bloc d’un poids énorme, Pallas le perce d’un javelot rapide à l’endroit où, partageant le dos, l’épine sépare les deux flancs. Vainqueur, il retirait avec effort le fer arrêté dans la plaie, quand soudain fond sur lui l’impétueux Hisbon, qui se flattait de le surprendre. Vain espoir ! Pendant qu’Hisbon se précipite en aveugle pour venger, dans sa fureur, le trépas sanglant de Lagus, le héros prévient son ennemi, et lui plonge son épée jusqu’au fond des entrailles. Ensuite il attaque Sthénélus, il renverse Anchémole ; Anchémole, reste incestueux du vieux sang de Rhétus, et dont l’infâme amour osa souiller la couche de sa marâtre. Et vous aussi, vous tombez dans les champs rutules, vous, nés le même jour, ô Laris, ô Thymber, aimables enfants de Daucus ! Votre douce ressemblance embarrassait vos parens mêmes, et leur causait une agréable erreur ; mais en ce moment, hélas ! le fils d’Évandre met entre vous une cruelle différence. Toi, Thymber, le glaive de Pallas a fait rouler ta tête sur la poussière ; toi, Laris, ta main droite abattue te cherche en vain dans la poudre ; tes doigts mourans s’agitent, et pressent encore le fer qui leur échappe.

Aux discours de leur chef, à ses brillants exemples, les fiers Arcadiens s’enflamment : la douleur et la honte les ramènent au combat. Pallas vole à leur tête : il perce de loin Rhétée, qu’entraînaient près de lui ses coursiers fugitifs : fatale rencontre, qui, pour un instant, sauve Ilus ! C’était Ilus que cherchait en sifflant la lance meurtrière, lorsque Rhétée, fuyant vos armes fraternelles, vaillant Teuthras, brave Tyrès, vient s’offrir lui-même au coup qui n’était pas pour lui. Renversé de son char, il tombe, et bat d’un pied mourant la terre qu’il vient défendre. Ainsi, quand, secondé des vents qu’il demande aux étés, le pasteur a dans les bois arides répandu l’incendie ; soudain la flamme se déploie de rameaux en rameaux, et, poussé des forêts dans la plaine, bientôt l’horrible embrasement couvre au loin les vastes campagnes : lui, cependant, assis sur une roche écartée, il contemple d’un œil satisfait les flammes triomphantes. Ainsi l’ardeur de tes guerriers, ô Pallas, dévore en courant les obstacles, et ton cœur en tressaille de joie. Mais un redoutable adversaire, Halésus, ose affronter leur choc, et les défie, ramassé sous ses armes. Tour à tour il immole et Ladon, et Phérès et Démodocus : de sa fulminante épée il emporte le bras menaçant que Strymonius levait pour lui percer la gorge : d’un roc il frappe Thoas à la tête ; et soudain vole éparse, avec ses os brisés, sa cervelle sanglante. Trop sûr d’un avenir funeste, le père d’Halésus avait caché dans les forêts l’enfance de son fils : à peine la mort eut fermé la paupière blanchie du vieillard, les Parques jetèrent leurs mains cruelles sur le jeune infortuné, et le dévouèrent aux armes du fils d’Évandre. Avant de se mesurer contre lui, Pallas implore la divinité du rivage : « Donne en ce moment, dieu du Tibre, donne un heureux essor au fer ailé que je balance, et fais qu’il traverse le cœur du puissant Halésus : cette armure superbe, ces riches dépouilles du vaincu, j’en ornerai le chêne de tes bords. » Le dieu l’exauce : tandis qu’Halésus couvre Imaon désarmé, le malheureux livre lui-même au trait, mortel son flanc resté sans défense.

À ce coup éclatant, les Rutules pâlissent ; mais un héros, l’espoir de son parti, Lausus, rassure leurs bataillons tremblants. Plus prompt que l’éclair, il étend à ses pieds le fier Abas ; Abas, le rempart des Étrusques et l’écueil des Latins : il terrasse et les enfants de l’Arcadie, et les guerriers Toscans : vous aussi, vous qu’épargna le fer des Grecs, celui de Lausus vous moissonne, ô généreux Troyens ! Les phalanges rivales se chargent avec furie ; les chefs sont égaux, les forces sont pareilles : les rangs pèsent sur les rangs ; et, dans les files plus serrées, l’espace manque au vol des javelots, au mouvement des bras. D’un côté, Pallas combat et tonne ; de l’autre, tonne et combat Lausus : tous deux encore dans la fleur du jeune âge, tous deux éclatans de beauté ; mais tous deux, hélas ! condamnés par le sort à ne plus revoir leur patrie. Du moins ils ne périront pas sous les coups l’un de l’autre ; ainsi l’a prononcé le souverain du vaste Olympe : bientôt leur chute doit illustrer deux vainqueurs plus fameux.

Cependant la nymphe, sœur de Turnus, court avertir son frère des périls de Lausus. Turnus l’entend ; et, sur son char qui vole, il fend les bataillons. Il arrive, il s’écrie : « Soldats ! laissez le champ libre à mes coups : seul je fonds sur Pallas, c’est à moi seul que cette victime est due. Ah ! que son père n’est-il lui-même spectateur du combat ! » Il parle ; et les guerriers dociles ont fait place à leur maître. Ce prompt respect des Rutules, cette voix altière du monarque, ont frappé de surprise le jeune fils d’Évandre : il contemple Turnus avec étonnement : il mesure des yeux sa taille gigantesque : puis, roulant sur toute sa personne un regard de courroux, il repousse en ces mots l’insulte d’un roi superbe : « Dans peu ma gloire sera digne d’envie : ou tes dépouilles orgueilleuses vont charger mon bras trîomphant, ou j’aurai succombé, mais par un glorieux trépas. Quel que soit le sort qui m’attende, mon père n’aura point à rougir : épargne-toi d’inutiles menaces. » Les Arcadiens frémissent ; l’effroi dans leurs veines a glacé tout leur sang. Déjà Turnus s’est élancé de son char : c’est à pied, c’est de près qu’il brûle d’en venir aux mains. Tel qu’un lion qui, des hauteurs où veille sa colère, a vu dans les prés lointains un fier taureau défier les combats ; le roi des animaux, d’un bond rapide, se précipite dans la plaine : tel est Turnus, telle est sa course impétueuse. Dès que Pallas le voit toucher au lieu d’où le fer peut l’atteindre, Pallas brusque l’attaque : heureux si la fortune favorise au moins l’audace, quand les forces sont inégales ! Les regards attachés sur la voûte céleste, il s’écrie : « Par l’hospitalité d’un père, par la table d’Évandre, où tu daignas t’asseoir dans tes courses magnanimes ! entends ma voix, Alcide ; seconde mes périlleux efforts. Que Turnus expirant se voie arracher par moi son armure sanglante ; que ses yeux mourans contemplent son vainqueur ! » Alcide a reconnu la voix qui l’implore ; il renferme dans son cœur sa tristesse profonde, et laisse couler des larmes inutiles. Le père des dieux alors adresse à son fils ces paroles de bonté : « Chaque mortel subit son jour fatal ; la vie n’est qu’un ce moment ; ce moment fuit irréparable : mais éterniser sa mémoire par des travaux illustres, tel est le droit de la vertu. Ilion, sous ses murs superbes, a vu tomber plus d’un enfant des dieux : Sarpédon lui-même, Sarpédon, mon fils, a succombé comme eux. Turnus aura son tour ; déjà les Parques l’appellent, il touche au terme où ses destins l’attendent. » Ainsi parle Jupiter ; et ses regards se détournent loin des champs des Rutules.

Cependant Pallas, recueillant toutes ses forces, lance son javelot, et tire du fourreau qui l’enferme sa flamboyante épée. Le trait, fendant les airs, tombe à l’endroit où l’épaule se cache sous l’airain voûté qui la couvre ; et s’ouvrant un passage à travers les bords du pavois, il effleure en glissant le corps du grand Turnus. Turnus, alors, saisit une lourde javeline armée d’un fer aigu, et la balançant à loisir, la fait siffler contre Pallas : « Tiens, dit-il, vois si mes traits percent mieux que les tiens. » Il parlait ; et, malgré les triples lames et de fer et d’airain, malgré les cuirs durcis reployés l’un sur l’autre, la pointe meurtrière perce d’un coup affreux le bouclier du fils d’Évandre, traverse l’épaisseur de sa cuirasse, et se plonge au fond de son cœur. L’intrépide Pallas arrache en vain le dard fumant de ses entrailles ; et son sang et sa vie s’échappent à la fois par la même blessure. Il tombe sur sa plaie : ses armes retentissent de sa chute ; et, de sa bouche ensanglantée, il mord en expirant le rivage ennemi.

Turnus, insultant à ces tristes restes : « Arcadiens, « dit-il, retenez mes paroles, et portez-les à votre maître. Tel qu’il l’a mérité, je lui renvoie Pallas. Qu’il lui dresse un tombeau, qu’il lui rende les honneurs de la sépulture, je lui permets ce vain soulagement : il aura payé cher la foi promise aux Troyens ! » Il dit ; et foulant d’un pied barbare son rival qui n’est plus, il le dépouille de son riche baudrier, large et superbe ornement, où revit un noir attentat ; où, frappés tous ensemble dans la nuit nuptiale, cinquante jeunes époux abreuvent de leur sang la couche des pâles Danaïdes. Ouvrage de Clonus, fils d’Eurytion, ce merveilleux travail était gravé sur l’or. Turnus se pare avec orgueil de ce brillant trophée, et s’applaudit de sa conquête. Fatal aveuglement des hommes, qui leur dérobe l’avenir et leurs destins futurs ! trompeuse ivresse de la prospérité, qui les entraîne et les égare loin des bornes de la sagesse ! Le temps approche où Turnus voudra, mais en vain, racheter au poids de l’or le trépas de Pallas, et maudira trop tard ces funestes dépouilles et ce triomphe d’un moment. Cependant rassemblés autour de Pallas, ses compagnons gémissans, et les yeux baignés de pleurs, l’emportent tristement étendu sur ses armes. Ô deuil ! ô gloire pour Évandre ! Quel retour chez un père ! Jeune guerrier, ce jour vit tes premiers combats, ce jour vit tes derniers soupirs : mais du moins, dans les champs rutules, de vastes monceaux de morts ont marqué ton passage.

Ce n’est plus un vain bruit, c’est un messager trop fidèle qui vole instruire Énée d’un si grand malheur : « Les Troyens, ajoute-t-il, ne luttent qu’avec peine contre la mort qui les assiège : l’heure presse ; s’il n’accourt, ils cèdent, ils périssent. » Aussitôt Énée part : il moissonne, le glaive en main, tout ce qui s’offre à ses coups ; l’œil en feu, il s’ouvre avec le fer un large passage à travers les bataillons : c’est toi qu’il cherche, Turnus, toi dont l’orgueil s’enivre d’un sang qui fume encore. Pallas, Évandre, sont partout présens à ses yeux : cette table hospitalière qui l’accueillit sans faste, ces mains amies que la sienne a pressées, tout irrite sa colère. Il saisit vivans quatre guerriers fils de Sulmon, quatre guerriers enfants d’Ufens ; victimes dévouées aux mânes de Pallas, ils expieront sa mort, ils arroseront de leur sang captif les flammes de son bûcher.

Au même instant, il fait voler contre Magus une lance acérée : l’adroit Magus courbe le front, et la lance en fuyant a sifflé sur sa tête. Soudain il embrasse les genoux du héros, et l’implore d’une voix suppliante : « Par les mânes d’Anchise ! par les jeunes années d’Iule, votre douce espérance ! ah ! je vous en conjure, daignez me rendre aux vœux d’un fils et d’un père ! J’habite un palais superbe : j’y possède, enfouis sous ses voûtes profondes, de riches amas d’argent que l’art a façonnés ; de vastes monceaux d’or travaillé, d’or brut, remplissent mes trésors. Ce n’est point de mon trépas que dépend votre victoire : un guerrier de plus est-il d’un si grand poids dans la balance du destin ? » Il parlait ; Énée lui répond en courroux : « Ces vains amas d’argent et d’or dont tu nous vantes la richesse, épargne-les pour tes enfants. Des traités entre nous ! Turnus les a proscrits, en égorgeant Pallas. Ainsi l’entend l’ombre d’Anchise, ainsi l’entend le jeune Iule. » À ces mots, il saisit d’une main le casque de sa victime, et, lui courbant la tête, enfonce dans ce cœur pusillanime un glaive impitoyable.

Non loin combattait le vaillant fils d’Hémon, guerrier pontife, cher à Phébus, cher à Diane : son front ceignait la tiare et le bandeau sacré ; tout resplendissant d’or, il étalait avec orgueil ses vêtements pompeux et sa brillante armure. Mais devant Énée qui le presse, il fuit, chancelle, et tombe : Énée triomphant l’immole, et le plonge dans l’ombre éternelle. Séreste arrache au vaincu ses magnifiques dépouilles, et, ployant sous le faix, t’en consacre, dieu de la guerre, le superbe trophée. Pour soutenir les Rutules, s’avancent réunis Céculus, noble sang de Vulcain, Umbron, sorti des montagnes des Marses. Le fils d’Anchise les dévoue l’un et l’autre à ses vengeances : son cimeterre fait voler du même coup le bras du téméraire Umbron, et l’orbe entier de son bouclier. Vainement l’infortuné compta sur ses chants magiques ; vainement, trop sûr de son art, il se promit peut-être une gloire immortelle : et cette vieillesse honorable, et ces longues années dont son espoir se berçait, il n’en jouit qu’en espérance. Fruit des amours champêtres du dieu Faune et de la nymphe Dryope, le bouillant Tarquitus, qu’enorgueillissent ses armes éblouissantes, ose se présenter devant le héros en furie. D’une javeline balancée avec force, Énée traverse à la fois la cuirasse de l’imprudent et l’épaisseur de son lourd bouclier : en même temps, sourd aux vains discours, aux vaines prières du malheureux, il fait rouler sa tête sur la poussière ; et, repoussant du pied le cadavre fumant, il exhale en ces mots sa haine qui vit encore : « Gis maintenant ici, guerrier terrible ! Jamais une tendre mère ne couvrira tes restes d’une terre pieuse, n’enfermera tes cendres dans le sépulcre de tes pères. Tu serviras de pâture aux vautours dévorans : ton corps, jeté dans l’abîme des mers, y sera le jouet des ondes ; et leurs monstres affamés se disputeront tes lambeaux. »

Il dit, et se précipite sur Antée, sur Lycas, qui combattaient aux premiers rangs ; il poursuit et le brave Numas, et le blond Camertès, noble fils du belliqueux Volscens ; Camertès, dont l’Ausonie vantait les opulens domaines, et qui régna sur la silencieuse Amyclée. Tel qu’on peint Égéon, aux cent bras, aux cent mains, lorsque, vomissant par cinquante bouches à la fois les flammes recélées dans ses flancs gigantesques, il opposait aux foudres de Jupiter l’airain tonnant de cinquante boucliers et les éclairs de cinquante épées nues : tel Énée vainqueur sème au loin la mort dans la plaine, dès que son glaive s’est une fois abreuvé de sang. Dans sa fougue, il fond sur le quadrige ailé dont le vol entraînait Niphée dans l’arène. Du plus loin qu’ils ont vu le héros s’avancer terrible et le front menaçant, les coursiers, saisis d’effroi, ont rebroussé d’horreur. Ils renversent leur guide, et le long du rivage emportent son char fracassé.

Cependant deux frères intrépides, Lucagus et Liger, poussent à leur tour dans la mêlée deux chevaux plus blancs que la neige : Liger tient les rênes, et guide les coursiers ; le bouillant Lucagus promène sur la foule éperdue son fer étincelant. Énée s’indigne à tant d’audace et de fureur : il s’élance, et, prompt comme la foudre, leur présente tout à coup la pointe de sa lance. « Non, non, lui crie Liger, ces coursiers que tu vois ne sont pas ceux de Diomède ; ce char n’est pas celui d’Achille ; tu n’es plus ici dans les champs phrygiens : bientôt ces plaines auront vu le terme et de la guerre et de ta vie. » Telles s’exhalaient dans les vents les bravades de l’insensé Liger ; mais ce n’est point par des bravades que répond le héros troyen : il brandit sa lance sur le couple ennemi. Pendant que Lucagus, incliné sur les rênes, aiguillonne, le dard en main, ses chevaux haletans, et qu’avançant un pied sur le timon rapide, il s’apprête au combat ; le trait siffle, perce le bord inférieur du pavois brillant qu’il atteint, et pénètre tout entier dans le flanc du Rutule. Renversé de son char, il roule et meurt sur la poussière. Alors, le sage Énée, s’abaissant au sarcasme : « Lucagus, ce ne sont point tes coursiers dont la fuite trop lente a trahi le vol de ton char ; un vain fantôme ne les a point égarés loin des rangs ennemis : toi-même, en te précipitant des roues, abandonnas les rênes. » Il dit, et s’empare à l’instant des guides. Tombé du même char, le malheureux Liger tendait au fils d’Anchise une main désarmée : « Ah ! par toi, disait-il, par les auteurs de tes jours glorieux ! Troyen magnanime, daigne me laisser vivre, et prends pitié d’un suppliant ! » Énée l’interrompt tout à coup : « Ce n’était pas ainsi que tu parlais tantôt. Meurs ; et, frère inséparable, va rejoindre ton frère. » Le glaive, à ces mots, déchire le sein du lâche, et chasse pour jamais son âme de sa demeure ténébreuse.

Ainsi le héros phrygien couvrait les champs de funérailles, non moins terrible en sa fureur qu’un torrent débordé, ou qu’un noir tourbillon. Et cependant, vainqueurs eux-mêmes des faibles bandes qui les assiègent, le jeune Ascagne et ses guerriers ont franchi les murs de leur camp, et se déploient dans la plaine. Tandis que Mars échauffe la mêlée, Jupiter adresse à Junon cette amère ironie : « Eh ! bien, ma sœur, ma tendre épouse, vous ne tous trompiez pas : Vénus seule, on n’en peut plus douter, soutient les enfants d’Ilion. Vous le voyez, leur bras est sans vaillance, leur âme est sans vigueur, et le péril les fait pâlir »

La reine des dieux répond, d’un air soumis : « Pourquoi, divin époux, aigrir mes chagrins, et m’accabler de votre humeur sévère ? Ah ! si comme autrefois, épouse fortunée, Junon vous était chère encore, elle ne craindrait pas les refus d’un époux tout-puissant : je pourrais arracher Turnus aux horreurs du combat, je pourrais le rendre vivant aux vœux paternels de Daunus. Mais sa tête est promise, et son sang généreux doit assouvir les vengeances troyennes. Pourtant son illustre origine remonte jusqu’aux maîtres des dieux : Pilumnus est son antique aïeul et ses pieuses mains ont mille fois chargé vos autels de splendides offrandes. »

Elle dit ; le souverain du vaste Olympe réplique en peu de mots : « S’il ne faut, pour vous satisfaire, que retarder la dernière heure d’un guerrier près de périr ; si tous vos vœux se bornent au délai qu’ils ce implorent : arrachez Turnus au carnage, dérobez-le par la fuite aux destins qui le pressent ; mon indulgence peut y souscrire. Mais si vos prières cachent l’espoir d’une faveur plus grande ; si vous pensez que Jupiter songe à troubler l’ordre du sort, à changer l’issue de la guerre, vous nourrissez de vaines espérances. » Alors Junon, baignée de larmes : « Ah ! quand votre bouche m’afflige, si votre cœur la désavouait ! si Turnus avait encore de longs jours à compter ! … Mais non ; l’infortuné court à son terme funeste, ou je lis mal dans l’avenir. Que ne suis-je, hélas ! le jouet de fausses alarmes ! et vous, arbitre des destinées, ô puissiez-vous adoucir la rigueur de vos décrets ! »

En achevant ces mots, elle s’élance tout à coup des célestes demeures, s’enveloppe d’un nuage sombre, et, traversant les airs, pareille à la tempête, vole aux champs où la mort moissonne et les phalanges de Pergame et les bataillons de Laurente. Là, soudain, la déesse, condensant une vapeur légère, en forme un vain simulacre, trompeuse image d’Énée : le fantôme, ô prodige ! resplendit, paré des armes phrygiennes ; c’est le bouclier d’or du fils d’Anchise, c’est l’aigrette de son front divin : sa voix, bruit mensonger, s’exhale en discours fantastiques, éclate en sons sans idées ; et sa fière contenance imite celle du héros troyen. Telles on peint les ombres voltigeant autour des tombeaux ; tels encore les songes imposteurs se jouent de nos sens assoupis. Le faux Énée, d’un air audacieux, vient affronter les premiers rangs ; ses traits ont provoqué Turnus, et ses menaces le défient. Turnus fond irrité sur ce rival imaginaire, et lui lance un javelot qui fend l’air en sifflant : le fantôme tourne le dos, et s’éloigne d’un pas rapide. À cet aspect, Turnus triomphe ; il croit qu’Énée tremblant recule devant lui, et son orgueil s’enivre d’un chimérique espoir : « Où fuis-tu, redoutable Énée ? Abandonnes-tu sitôt une épouse promise ? Arrête ! ce bras veut te livrer la terre tant cherchée par toi sur les ondes. » Ainsi frappant l’air de ses cris, le Rutule abusé poursuit le vain fantôme, et fait briller les éclairs de son glaive : aveugle ! il ne voit pas que les vents emportent sa victoire et sa joie.

Un navire se présente : amarré contre un roc sauvage, il avait naguère amené des parages de Clusium le puissant Osinius ; et ses échelles dressées encore, ses ponts encore abattus, offraient un facile abord. L’image tremblante du héros fugitif s’y jette dans un recoin obscur : toujours impétueux, Turnus vole après elle ; rien ne l’arrête, il franchit les ponts escarpés. À peine a-t-il touché la proue, que la fille de Saturne rompt les câbles, arrache la nef au rivage, et l’entraîne au loin sur les mers écumantes.

Cependant Énée appelle en vain au combat son rival absent, et précipite aux enfers tout ce qui s’offre à ses coups. Alors l’ombre légère ne s’amuse plus à se cacher ; mais s’élevant dans les airs, elle s’évapore au sein de la nue ténébreuse, et laisse errer Turnus au gré des vents et des eaux. Il regarde, et ne voit plus la rive. Indigné d’un bienfait dont il ignore le mystère, il maudit le bras qui le sauve ; et levant au ciel ses deux mains frémissantes, il s’écrie furieux : « Jupiter tout-puissant ! est-ce moi que vous flétrissez d’un pareil opprobre ? me réserviez-vous à cet affreux destin ? Où vais-je ? d’où viens-je ? où suis-je ? Quelle fuite, ô ciel ! et comment reparaître ? Pourrai-je revoir encore Laurente, et ses murs, et mon camp ? Que diront tous ces braves dont la foule a suivi mes pas, a servi ma fortune, et que je laisse, horrible idée ! sous le glaive de la mort ? Ah ! je vois d’ici le fer poursuivre leur troupe éperdue ; j’entends le cri des victimes que fait tomber le coup fatal. Que devenir ? où me cacher ? dans quel abîme assez profond, ô terre ! ensevelir ma honte ? Vous du moins, vous, ayez pitié d’un malheureux. Vents cruels ! jetez, brisez ma nef sur les rochers, sur les écueils ; Turnus lui-même vous en conjure ! qu’elle périsse, engloutie dans des sables sans fond, parmi les Syrtes inaccessibles, partout, hélas ! où ne puissent pénétrer ni le nom des Rutules, ni le bruit de mon déshonneur. »

Tel son courroux s’exhale ; et son âme agitée roule cent projets divers. Doit-il, pour expier l’affront qui fait son désespoir, tourner contre lui-même la pointe de son glaive, et la plonger sanglante dans ses flancs déchirés ? Doit-il se précipiter au milieu des flots, regagner à la nage la terre au loin perdue, et courir affronter encore le fer meurtrier des Troyens ? Trois fois il tente et l’une et l’autre voie : trois fois la puissante Junon l’arrête ; et la pitié de la déesse réprime la fougue du guerrier. Il vogue, il fend les mers, favorisé des zéphyrs et de l’onde, et touche enfin aux murs antiques du vieux Daunus, son père.

Mais, poussé par Jupiter, le farouche Mézence ranime le combat, et fond sur les Troyens triomphans. Sur lui fondent à leur tour les rangs serrés des Étrusques : tous le pressent à la fois ; c’est lui seul que cherche leur haine, lui seul qu’assiège la grêle de leurs traits. Telle qu’une roche sourcilleuse qui pend sur l’humide abîme ; en butte à la furie des vents, et battue par les vagues, elle soutient les efforts conjurés, les menaces tonnantes et du ciel et des mers ; sa cime, écueil des tempêtes, demeure inébranlable : tel résiste Mézence. Il renverse à ses pieds Hébrus, fils de Dolichaon : il terrasse et Latagus qui le brave, et Palmus qui fuyait : Latagus expire, le front brisé d’un bloc énorme, vaste éclat d’un rocher ; le lâche Palmus, frappé dans ses jarrets sanglants, roule vivant sur le sable, et s’y débat en vain : son armure, noble dépouille, va revêtir Lausus ; et son panache orne le front du jeune guerrier. Le même bras jette sans vie sur la poudre et le Phrygien Évas, et Mimas le Troyen ; Mimas, égal en âge au brillant Paris, et son fidèle compagnon ; Mimas, fils d’Amycus, et que Théano mit au monde en cette nuit fatale où la fille de Cissée, reine et mère malheureuse, enfanta dans Pâris la torche d’Ilion : mais Pâris dort, enseveli près des murs paternels ; Mimas, près de Laurente, reste étendu sans gloire sur des bords étrangers. Comme un vieux sanglier, qu’une meute ardente a lancé du haut des montagnes, s’arrache en grondant aux pins ténébreux du Vésule qui long-temps l’ont caché, aux joncs sauvages du marais de Laurente qui l’ont nourri long-temps : tout à coup, s’il voit les rets tendus, il s’arrête, il frémit, écumant de colère ; et ses crins se dressent de fureur : l’audace des chasseurs hésite, nul d’entre eux n’ose l’approcher ; c’est de loin que leurs dards timides, que leurs cris prudens le harcellent. Ainsi, de tous ces guerriers qu’irrite contre Mézence un juste ressentiment, aucun n’a le courage de l’affronter le glaive en main ; c’est de loin que leurs traits ailés, que leurs longues clameurs l’insultent et le fatiguent : lui, sans effroi, il fait front de toutes parts, et, grinçant de rage, secoue de son bouclier les dards qui le hérissent.

Là combattait Acron, venu des antiques frontières de Corythe, mais né dans la Grèce, et regrettant loin du foyer natal un hymen imparfait. Pendant qu’il porte parmi les Rutules le trouble et l’épouvante, son éclatante aigrette et son écharpe de pourpre, vains présens d’une amante, ont attiré de loin les regards de Mézence. Tel qu’on voit un lion à jeun promener, en rugissant, dans les forêts profondes la faim cruelle qui le tourmente : si le hasard offre à sa vue un chevreuil aux pieds agiles, un cerf au bois altier, soudain bondissant de joie, il ouvre une gueule immense, hérisse sa crinière, et, tombant sur sa proie, s’y attache et la déchire : son mufle horrible dégoutte de carnage : tel s’élance au fort des ennemis le féroce Mézence. Tu tombes, malheureux Acron ! tes pieds mourans s’agitent sur l’homicide arène, et tes armes brisées sont rougies de ton sang. Orode fuyait, emporté par la peur : le tyran dédaigne de le percer par derrière, et veut que sa victime voie arriver la mort. Il court, l’atteint, l’arrête, et le pressant corps à corps, le terrasse et triomphe, non par la ruse, mais par la force et l’audace. Alors appuyant la lance et le pied sur son rival abattu : « Victoire, compagnons ! le grand, le formidable Oronte a mesuré la terre ! » Il dit, et ses soldats, applaudissant en foule, ont répété « Victoire ! » L’infortuné, d’une voix prête à s’éteindre : « Qui que tu sois, superbe, tu paieras cher mon trépas ; et dans peu ton orgueil ne m’insultera plus : le ciel te réserve à toi-même une destinée pareille ; dans ces champs, à ton tour, tu mordras bientôt la poussière. » À ce présage sinistre, Mézence répond avec un rire amer : « Meurs, meurs en attendant ; et qu’à son gré le père des dieux, le souverain des hommes, dispose ensuite de mon sort. » En achevant ces mots, il arrache des flancs du guerrier la lance meurtrière. Un affreux repos, un sommeil de fer s’appesantit sur les yeux du vaincu : sa paupière se couvre d’une nuit éternelle.

Cédicus immole Alcathoüs, Sacrator frappe Hydaspes ; Rapon moissonne et Parthénius et le robuste Orsès. Sous Messape succombent et Clonius et le brave Éricète, fils de Lycaon : Clonius périt, renversé tout à coup de son coursier sans frein ; Éricète expire, en combattant à pied, ainsi que son vainqueur. L’honneur des Lyciens, Agis, ose franchir les premiers rangs ; digne héritier de la valeur de ses ancêtres, Valérus l’étend mort dans la poudre. Thronius tombe sous Salius, et Salius sous Néalcès ; Néalcès, habile à lancer le javelot, et dont la flèche porte au loin un trépas imprévu.

Ainsi le cruel Mars balançait entre l’une et l’autre armée le deuil et les funérailles : partout même furie ; vainqueur et vaincu tour à tour, tour à tour chacun donne et reçoit la mort ; nul, dans les deux partis, ne songe à reculer. Les dieux, du haut des célestes lambris, déplorent le vain acharnement de ces fougueux rivaux, et le sort des mortels condamnés à de si durs travaux. Agitées de vœux contraires, là Vénus, ici la fille de Saturne, ont les yeux attachés sur ces combats sanglants, et la pâle Tisiphone, au milieu des bataillons, échauffe et presse le carnage.

Cependant Mézence, agitant sou énorme javeline, parcourt la plaine en frémissant : pareil au géant Orion, lorsque, traversant à grands pas les vastes gouffres de Neptune, il sillonne profondément les mers, et domine de ses larges épaules la surface des, ondes ; ou, qu’appuyant d’un frêne antique sa taille colossale, il descend du haut des montagnes, et marche, foulant du pied la terre et cachant son front dans les nues. Tel s’avance, couvert de son immense armure, l’audacieux Mézence. À travers les rangs prolongés, le fils d’Anchise l’aperçoit, et soudain court à sa rencontre. Lui, sans terreur, il s’arrête, il attend son magnanime adversaire, et semble un roc affermi par sa masse. Puis mesurant des yeux l’espace que peut franchir son dard : « Ce bras, ce fer que je balance, voilà mes dieux ; qu’ils me secondent ! Je te dévoue, Lausus, les armes ravies au brigand : paré de ses dépouilles, tu seras le vivant trophée de sa honte et de ma victoire. » Il dit ; et fait voler sa lance, qui fend l’air en sifflant. Le trait, dans son bruyant essor, effleure le bouclier divin, et, poursuivant sa course, va déchirer les flancs du généreux Antor. Antor fut autrefois le compagnon d’Hercule ; associé depuis à la fortune d’Évandre, il quitta pour le suivre les rivages d’Argos, et se fixa dans l’Ausonie. L’infortuné ! atteint du coup fatal destiné pour un autre, il tombe, regarde encore le ciel ; et sa dernière pensée, en mourant, est pour sa chère Argos.

À son tour, le pieux Troyen lance son javelot. Le fer aigu traverse le triple airain du pesant bouclier, traverse la triple toile et les trois cuirs épais dont l’orbe immense est recouvert, et pénètre encore dans la cuisse du guerrier : là seulement expire sa vigueur amortie. Le sang du Tyrrhénien a trahi sa blessure : Énée le voit, Énée triomphe ; et, tirant aussitôt le glaive dont ses flancs sont armés, il fond comme la foudre sur son ennemi pâlissant. À cet aspect, Lausus pousse un cri d’effroi ; tout son cœur s’est ému pour un père qu’il chérit, et des pleurs coulent de ses yeux. Jeune héros ! mes chants ne tairont point ici ta chute déplorable, ton dévouement sublime ; et, si les siècles à venir peuvent croire à tant de vertu, ta gloire vivra d’âge en âge, célébrée dans mes vers.

Le fier Mézence, reculant malgré lui, s’éloignait lentement ; et faible, embarrassé dans ses armes, traînait à son bouclier le poids de la lance ennemie. Le jeune guerrier s’élance ; il se jette entre les deux rivaux : et lorsque Énée, levant déjà le bras, allait porter le coup mortel, il se présente lui-même au glaive homicide ; et, détournant la tempête, ose en soutenir la furie. Les Latins applaudissent par des cris redoublés : pendant que ce fils généreux protège de son bouclier la retraite d’un père, ils font pleuvoir sur le vainqueur mille dards à la fois, et le fatiguent au loin de leurs traits conjurés. Énée dévore sa colère, et se tient caché sous ses armes. Ainsi, quand déchirant les nues, la grêle bat nos sillons à coups précipités : soudain les champs sont déserts ; laboureurs, bergers, tout fuit, tout se disperse : le voyageur, caché sous un abri paisible, à l’ombre des arbres qui bordent le rivage, ou dans le creux d’une roche escarpée, laisse au loin les cieux fondre en pluie sur la terre, et, tranquille, attend que le soleil vainqueur ramène les travaux du jour. Tel, assailli d’un nuage de flèches, Énée brave, immobile, l’effort de l’orage ennemi : il attend que ce vain fracas cesse enfin de tonner. Et cependant il gourmande Lausus, c’est Lausus qu’il menace : « Arrête ! tu cours au trépas. Mesure mieux tes forces, et crois moins ta valeur. Jeune imprudent ! ton amour pour un père trompe ton courage. » Mais l’insensé n’écoute que son ardeur : déjà s’allume un affreux courroux dans l’âme du héros Troyen, et les Parques filent les derniers moments de Lausus. Énée lui porte dans les flancs sa foudroyante épée, et l’y plonge toute entière. L’acier fatal perce en même temps et le pavois, légère armure du jeune audacieux, et la tunique, dont sa tendre mère a tissu l’or flexible. Des flots de sang ont inondé son sein : sa vie s’exhale dans les airs ; et son âme affligée, abandonnant son corps, s’enfuit tristement chez les ombres. À la vue du guerrier mourant, à la vue de ce front si doux que décolore la pâleur, le fils d’Anchise attendri pousse un profond soupir : il tend la main à sa victime, et la touchante image de la piété filiale le fait souvenir qu’il est père. « Infortuné jeune homme ! dit-il ; que peut aujourd’hui faire Énée pour honorer tant de vertu ? De quel prix son âme sensible paiera-t-elle ta noble tendresse ? Cette armure charmait ta valeur : qu’elle pare encore ton cercueil. Repose en paix au tombeau de tes pères : si cette faveur peut consoler tes mânes, je l’accorde â ta cendre. Du moins, dans ton malheur, un juste orgueil adoucira ton sort : tu meurs des mains du grand Énée. » À ces mots, il remet aux Latins en deuil cet objet de douleur ; lui-même il le soulève, et mouille d’une larme ces beaux cheveux souillés de sang et de poussière.

Au milieu de ces tristes soins, Mézence, au bord du Tibre, lavait sa blessure dans le cristal d’une eau limpide, et respirait du moins, appuyé sur un tronc sauvage. Suspendu à l’écart, son casque d’airain flotte aux rameaux d’un chêne ; et ses armes pesantes reposent sur la terre. Debout autour de lui, veille l’élite de ses guerriers. Lui, faible, haletant, il soutient avec peine sa tête languissante, et laisse tomber sur sa poitrine les flots de sa barbe en désordre. Sans cesse il s’informe du destin de son fils ; sans cesse il le rappelle par de nouveaux messages, et veut qu’il se rende à l’instant aux ordres d’un père alarmé. Mais déjà s’avançaient les compagnons de Lausus : les yeux noyés de pleurs, ils portaient sur ses armes leur chef inanimé ; leur chef, hélas ! héros tombé sous les coups d’un héros. Au bruit lointain de leurs gémissements, un noir présage a trop instruit Mézence : il souille ses cheveux blancs d’une horrible poussière ; il lève au ciel ses deux mains frémissantes ; il se jette, il se roule sur ces restes glacés : « Quel aveugle amour de la vie, cher Lausus, égara ma raison ? Ai-je bien pu souffrir que le seul gage de mon hymen s’offrît pour moi à l’homicide acier ? Quoi ! ton père n’a racheté ses jours qu’au prix de tout ton sang ! je vis, parce que tu meurs ! Ah, c’est maintenant, malheureux ! que mon exil enfin m’accable ; c’est maintenant que mon cœur saigne d’une blessure profonde. N’était-ce point assez, ô mon fils ! que mon opprobre eût souillé ton honneur, que la haine allumée par mes crimes t’eût chassé du trône où siégeaient nos aïeux ? Sur moi seul auraient dû tonner les foudres de la patrie : mille fois j’aurais dû moi-même, me livrant au courroux des miens, expier par tous les genres de mort une vie de forfaits. Et je respire encore ! et je ne sors pas à l’instant d’un monde qui me déteste et que j’abhorre ! Oui, oui, j’en sortirai. »

À ces mots, il se dressa sur sa cuisse sanglante ; et malgré sa faiblesse, malgré sa plaie cruelle, soutenu par son désespoir, il demanda son coursier, ce coursier généreux, sa gloire dans les combats, sa consolation dans ses disgrâces, et qui toujours le ramena vainqueur du milieu des hasards. À sa tristesse, on dirait qu’il partage les chagrins de son maître : Mézence le ranime, et lui parle en ces termes : « Rhébé, nous avons assez long-temps vécu, si rien peut sembler long sur cette terre où tout passe. Un dernier triomphe nous appelle : il me faut aujourd’hui les dépouilles sanglantes et la tête d’Énée. Viens venger avec moi le trépas de Lausus. Ou nous vaincrons ensemble, ou nous périrons tous les deux : car ta fierté, sans doute, ne voudra point fléchir sous un joug étranger, sous ce des maîtres nouveaux. » Il dit ; et sur ses flancs dociles, l’animal belliqueux reçoit son faix accoutumé. Les deux mains du Toscan sont chargées de javelots aigus : l’airain de son casque étincelle sur sa tête ; et les crins d’un coursier l’ombragent en aigrette ondoyante : tel, perçant les bataillons, il vole aussi prompt que l’éclair. Au fond de son cœur bouillonnent et la colère aveugle, et la folle douleur, et l’amour ulcéré d’un père, et la mâle fureur des guerriers.

Trois fois il appelle Énée d’une voix terrible. Énée le reconnaît, et s’écrie plein de joie : « Fasse le père des dieux, fasse le puissant Apollon, que ta rage ose m’attaquer ! » À ces mots, il marche au tyran et le provoque de sa lance redoutable. « Barbare, dit Mézence, tu massacras mon fils ; que puis-je craindre encore ? Mon fils ! en le frappant, tu m’as frappé moi-même. Va, je ris de la mort, et je brave tous les dieux : cesse de vaines menaces : je viens mourir ; mais, avant d’expirer, voici les dons que je t’envoie. » Il dit, et fait siffler contre son ennemi un javelot rapide ; un second lui succède, un autre encore le suit : le Toscan vole, il tourne, il frappe ; mais le bouclier d’or pare les coups de la tempête. Trois fois Mézence décrit un cercle menaçant autour de son fier adversaire, et l’accable en courant d’une grêle de traits : trois fois le héros troyen tourne avec la forêt de dards dont son pavois est surchargé. Mais impatient de tous ces longs détours, las d’arracher sans fin les traits dont il est assailli, et fatigué d’un combat inégal où sa vaillance est vaine, il songe au moyen de hâter sa victoire. Tout à coup il s’élance, et, frappant de sa javeline le front du coursier superbe, y fait une blessure profonde. L’animal irrité se cabre ; il bat de ses pieds les airs, chancelle, tombe, et roule sur son maître abattu : embarrassé dans sa chute, le guerrier se débat en vain sous le poids qui l’accable.

À cet aspect, un cri subit a porté dans les nues et la joie des Troyens et l’effroi des Rutules. Énée accourt, et tire du fourreau sa redoutable épée ; puis d’une voix terrible : « Où donc est maintenant le féroce Mézence ? qu’est devenue cette audace indomptée ? » Le Toscan alors, reprenant ses esprits, jette au ciel un sombre regard, et répond d’un air farouche : « Cruel vainqueur, pourquoi m’insulter ? je ne crains pas la mort. Tu peux sans crime trancher ma vie : ce n’est point pour obtenir grâce que j’affrontai tes coups ; et mon fils ne t’a point, en mourant, marchandé mon pardon. La seule faveur que je demande (si les vaincus peuvent en attendre aucune), c’est qu’un peu de poussière couvre du moins mon corps. Je sais quelle implacable haine m’ont vouée mes sujets : défends de leur fureur ma dépouille mortelle, et consens qu’un père partage la tombe de son fils. » Il dit, et reçoit dans la gorge le fer qu’il attendait : son sang ruisselle sur ses armes, sa vie s’échappe avec son sang.

 


Virgile

 

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