Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 25



Cependant le monter n’admettait nul retard,
car déjà le soleil laissait au Scorpion
la nuit, et au Taureau le cercle de midi (275).

Comme celui que rien ne saurait retenir
et qui va son chemin, quoi qu’il rencontre en route,
si l’aiguillon le point de quelque soin pressant,

tels nous sommes entrés dans cet étroit passage,
l’un sur les pas de l’autre, et prîmes l’escalier
dont l’étroitesse oblige à le monter en file.

Et comme le petit des cigognes bat l’aile,
s’essayant à voler, mais la rabat bien vite
et ne s’enhardit pas à sortir hors du nid,

tel je sentais s’éteindre et s’allumer l’envie
de les questionner, mais sans aller plus loin
que le geste d’ouvrir la bouche pour parler.

La marche était rapide ; et pourtant mon doux père
m’avait déjà compris, car il me dit : « Décoche
l’arc du parler : je vois que tu le tiens fin prêt ! »

Pour mieux ouvrir la bouche alors je pris courage
et je lui demandai : « Comment peut-on maigrir,
quand le fait de manger cesse d’être un besoin ? » (276)

« Si tu te souvenais, dit-il, comme à mesure
que brûlait un tison, s’éteignait Méléagre,
ce que tu viens de voir te paraîtrait moins dur (277).

Si tu pensais aussi qu’avec chaque clin d’oeil
l’image cligne aussi de l’oeil dans le miroir,
ce qui te semble noir deviendrait transparent.

Mais pour mieux contenter ton désir de savoir,
voilà Stace, je vais l’appeler et prier
d’être le médecin qui panse tes blessures. »

« Si je vais expliquer pour lui, répondit Stace,
les décrets éternels, bien que tu sois présent,
le désir de te plaire est mon unique excuse. »

Puis il continua : « Mon fils, si ton esprit
consent à recevoir et garder mes paroles,
ce sera la réponse au « comment » de tantôt.

Notre sang le plus pur, que nos veines avides
ne peuvent absorber et laissent sans toucher,
un peu comme un relief qu’on enlève de table,

acquiert dans notre coeur la vertu de former
tous les membres du corps (278) : ce n’est que dans ce but
qu’il court dans chaque veine et se transforme en membre.

En s’épurant encore, il descend où mieux vaut
ne pas nommer ; et puis, projeté hors du corps,
se mêle au sang d’un autre, au vase naturel (279).

Et là, se rencontrant l’un l’autre, ils se combinent,
l’un prêt à recevoir, l’autre fait pour agir,
grâce à ce noble organe où les deux sont formés.

Une fois mélangé, son action commence,
en se coagulant d’abord ; puis il fait vivre
ce qu’il fit exister matériellement.

Cette active vertu devient ensuite une âme,
comme dans une plante, avec la différence
qu’elle fait des progrès, et l’autre n’en fait pas (280).

Puis elle oeuvre si bien qu’elle se meut et sent
comme un polype en mer (281), et commence à fournir
les organes qu’il faut aux sens qu’elle a produits.

C’est ainsi que s’étale et se détend, mon fils,
la vertu qui s’engendre au coeur du générant,
où déjà la nature a prévu tous les membres.

Cependant, tu ne vois pas encore comment
l’animal se transforme en enfant : c’est un point
où vinrent trébucher de plus savants que toi,

parce que leur doctrine entendait séparer
les facultés de l’âme et l’intellect possible,
qu’ils ne pouvaient placer dans aucun des organes (282).

Toi, reçois dans ton sein la vérité qui vient :
apprends qu’à l’instant même où le foetus se trouve
posséder un cerveau parfaitement formé,

le Premier Moteur tourne un regard satisfait
vers cette oeuvre de choix de Nature, et lui souffle
un esprit neuf, fertile en puissantes vertus.

Celui-ci tire à lui des principes actifs ;
il en fait sa substance et devient l’âme unique
qui vit et qui ressent et se pense elle-même ;

et pour que mes propos ne te surprennent pas
pense que la chaleur du soleil se fait vin,
lorsqu’elle se mélange avec le suc des vignes.

Et lorsque Lachésis épuise sa quenouille,
l’âme, en se séparant de notre chair, emporte
tous les dons qu’elle avait, tant humains que divins

Les autres facultés sont et restent inertes,
tandis que volonté, mémoire, intelligence
s’aiguisent au-delà de ce qu’elles étaient.

L’âme va sans tarder et tombe d’elle-même
miraculeusement sur l’une des deux rives
où d’abord elle apprend quel sera son chemin (283).

Sitôt qu’on lui désigne une place là-bas,
la vertu formative autour d’elle rayonne,
comme elle l’avait fait dans les membres perdus.

Et comme on voit dans l’air saturé par la pluie
qu’un rayon du dehors le perce et se réfracte,
l’agrémentant ainsi de diverses couleurs,

de la même façon l’espace avoisinant
emprunte les contours qui lui sont imprimés
par la vertu de l’âme en ce point arrêtée.

C’est ainsi qu’à l’instar de la flamme qui suit
le feu qui la produit, lorsqu’il change de place,
cette forme nouvelle accompagne l’esprit.

Comme l’âme par elle enfin devient visible,
on l’appelle ombre ; ensuite elle pourvoit d’organes
chacun de ses sens, jusque et y compris la vue.

C’est pourquoi nous avons la parole et le rire ;
c’est ce qui donne un corps aux soupirs et aux larmes
que l’on entend partout sur les pentes du mont.

Dès lors, à chaque fois que les désirs l’assiègent
ou d’autres passions, l’ombre en ressent les coups :
et voilà la raison de ton étonnement. »

Nous étions arrivés au dernier des détours,
et nous avions tourné en avançant à droite,
et déjà d’autres soins occupaient nos regards (284).

Là-haut, du flanc du mont jaillit un mur de flammes ;
mais la corniche lance un souffle dans les airs,
qui les rabat et fraie un couloir de passage.

Nous fûmes obligés de passer à la file
par ce dégagement ; j’avais bien peur du feu
d’une part, et de l’autre un ravin me guettait.

Mon guide me disait : « C’est ici qu’il te faut
une vue assez prompte à te bien seconder,
car il te suffirait d’un seul pas pour tout perdre. »

On entendait Summae Deus clementiae (285)
que l’on chantait du sein de ce grand incendie,
et je voulus savoir, malgré tout, qui chantait.

J’aperçus des esprits qui marchaient dans les flammes
et, regardant toujours vers eux et sous mes pieds,
mes yeux de çà de là ne faisaient que courir.

À peine venaient-ils de terminer leur chant,
qu’ils crièrent bien fort : « Virum non cognosco » (286)
et reprirent bientôt leur hymne à voix plus basse.

Puis, terminant leur chant, ils s’écriaient : « Diane,
qui vivait dans les bois, chassa loin d’elle Hélice (287),
qui du fruit de Vénus avait senti le goût. »

Ensuite, reprenant leur antienne, ils nommaient
les femmes, les maris qui demeurèrent chastes,
comme le mariage et la vertu le veulent.

Je pense que cela remplit suffisamment
tout l’espace de temps où le feu les rôtit ;
car tel est l’aliment, telles sont les pratiques

qui peuvent corriger, à la longue, l’erreur.

 

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275 - Il est à peu près deux heures de l’après-midi au Purgatoire. Le soleil, qui se trouve dans la constellation du Bélier, s’était déplacé sur la voûte du Purgatoire, laissant à sa place sur le cercle méridien, le Taureau ; à l’antipode, à Jérusalem, il est deux heures de la nuit, et le Scorpion occupe le cercle méridien. L’escalier est celui qui monte de la sixième à la septième et dernière terrasse du Purgatoire.

276 - Comment les esprits de la sixième terrasse, qui n’ont plus besoin de manger, étant des êtres immatériels, peuvent-ils souffrir de faim et maigrir ?

277 - Méléagre, dont la vie dépendait d’un tison, mourut en effet lorsque celui-ci acheva de se consumer.

278 - La doctrine physiologique et embryologique de Dante vient d’Aristote, à travers saint Thomas d’Aquin.

279 - Le sperme qui se mêle à l’ovule ; selon la doctrine de Dante, ils ont été produits tous les deux par le coeur, le plus « noble organe » du corps.

280 - L’âme du foetus est une sorte d’âme végétative, produite par le mélange des deux « sangs », maternel et paternel. Elle diffère cependant de l’âme végétative en ce que cette dernière est immuable, tandis que celle du foetus est appelée à devenir âme sensitive et à se réunir plus tard à l’âme rationnelle.

281 - C’est-à-dire que dans une première phase l’âme végétative se contente d’un corps sans organes différencié.

282 - C’est là l’erreur d’Averroès, qui distinguait l’intellect possible ou raisonnement, ou faculté de comprendre par le moyen du jugement, de l’intellect actif, qui transforme les idées en actes, ou qui rend sensibles les possibilités de l’autre intellect. Comme il avait constaté que l’intellect possible ne logeait dans aucun organe spécialisé, Averroès avait conclu qu’il était un réflexe de l’intelligence universelle, dont l’âme se dépouillait au moment de la mort. C’est cette erreur qu’après saint Thomas, Dante combat à son tour, en attribuant aux âmes toutes les facultés de l’intellect possible.

283 - Sur la rive de l’Achéron, si elle a été destinée à l’Enfer ; sur la rive du Tibre, si elle doit aller au Purgatoire.

284 - Sur la septième terrasse du Purgatoire, les luxurieux rachètent leurs erreurs en cheminant dans les flammes.

285 - Hymne qui figure dans le bréviaire romain sous une forme un peu différente, Summae parens clementiae, qui contient aussi un passage qui est une prière pour éloigner les tentations de la chair.

286 - Réponse de Marie à l’Archange : « Je ne connais pas d’homme. » Comme le cri suivant, c’est un exemple de chasteté que l’on offre aux luxurieux.

287 - Hélice, nymphe séduite par Jupiter, avait été chassée de sa société par Diane.

 


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