Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 11



« Notre Père qui es au royaume des cieux,
préférant leur séjour, bien que tu sois sans bornes,
pour l’amour qui t’attache au royaume d’en haut,

que ton nom soit loué partout, et ta puissance,
par toute créature, et que chacun s’empresse
de rendre toujours grâce à ton divin esprit.

Que descende entre nous la paix de ton royaume,
car nous ne pouvons pas la rapprocher de nous,
et tout notre art est vain, si tu ne nous la donnes ;

et tout comme là-haut les anges te dédient
chacun de leurs pensers, en chantant hosanna,
devant ta volonté que les hommes s’inclinent.

Donne-nous aujourd’hui et tous les jours la manne
sans laquelle, au milieu de cet âpre désert,
tel recule, qui pense arriver le premier.

Comme nous pardonnons aux autres tout le mal
qu’ils nous ont fait souffrir, pardonne-nous aussi
par grâce, sans peser notre peu de mérite.

Veuille ne pas tenter notre frêle vertu,
qui trop aisément cède à l’antique adversaire,
mais délivre-la-nous de ses tentations.

Ô Seigneur bien-aimé, le dernier de ces voeux
n’était pas fait pour nous, qui sommes à l’abri,
mais pour ceux qui là-bas restent derrière nous. »

Ces ombres, récitant ainsi leurs oraisons,
pour elles et pour nous, s’avançaient sous leur poids,
semblables à celui dont nous accable un songe

parfois ; et, châtiés de façon inégale,
tous ces esprits longeaient la première corniche
pour se purifier des brumes d’ici-bas.

Et si l’on sait si bien prier pour nous chez eux,
que ne pourraient pas faire et dire ici pour eux
ceux dont la volonté pousse en terre fertile ?

Il nous faut les aider à laver les stigmates
qu’ils ont portés ici, pour qu’ils puissent monter,
légers et lumineux, au monde des étoiles.

« Que justice et pitié puissent vous alléger,
vous permettant bientôt d’utiliser vos ailes,
pour monter jusqu’en haut, au gré de vos désirs ;

mais dites-moi, par où gagne-t-on l’escalier
plus vite ? et si l’on peut prendre plus d’un chemin,
dites, de quel côté la pente est moins abrupte ?

Car comme celui-ci, qui m’accompagne, porte
tout le poids de la chair d’Adam, dont il s’habille,
il est lent malgré lui lorsqu’il lui faut monter. »

Ce qui fut dit par eux, pour répondre au discours
que prononçait celui dont je suivais les pas,
ne nous permettait pas de savoir qui parlait ;

mais on nous dit : « À droite, en suivant le rebord,
venez donc avec nous ; vous trouverez l’endroit
par où peut bien passer un homme encor vivant.

Et si je n’étais pas empêché par la roche
qui dompte maintenant mon front trop orgueilleux,
m’obligeant à porter mon regard vers le bas,

j’aimerais bien savoir si je peux reconnaître
celui qui vient ici vivant, et tait son nom,
pour mieux l’apitoyer avec ce lourd fardeau.

Moi, je suis d’Italie, et fils d’un grand Toscan (106) ;
mon père s’appelait Guillaume Aldobrandesque :
je ne sais si ce nom arriva jusqu’à vous.

Pourtant, le noble sang et les oeuvres illustres
de mes nombreux aïeux m’avaient rendu si vain
que, sans penser assez à notre mère à tous,

je méprisai si fort tous les êtres humains,
qu’à la fin j’en mourus, Sienne sait bien comment,
et dans Campagnatique un enfant le dirait.

Moi, je m’appelle Humbert. La superbe a perdu
bien d’autres avant moi, car tous mes compagnons
en furent entraînés dans le même désastre.

C’est pour cette raison que je porte aujourd’hui
ce poids parmi les morts, pour satisfaire à Dieu,
puisque je n’ai pas su le porter dans la vie. »

J’avais baissé les yeux, pour pouvoir l’écouter ;
et l’un d’eux, différent de celui qui parlait,
se tordit tant qu’il put sous son pesant fardeau,

me vit, me reconnut et voulut m’appeler,
maintenant le regard péniblement fixé
sur moi, qui m’avançais aussi courbé qu’eux tous (107).

« Oh ! dis-je, n’es-tu pas l’illustre Oderisi,
gloire de Gubbio, l’ornement de cet art
qu’on désigne à Paris du nom d’enluminure ? » (108)

« Frère, répondit-il, les feuillets que colore
Franco le Bolonais (109) sont bien plus souriants :
à lui tout le renom, je n’en ai que les miettes.

Mais, naturellement, je n’aurais su l’admettre
du temps où je vivais, mettant l’ambition
de mon coeur à vouloir être partout premier.

C’est ici que l’on sent l’effet de cet orgueil ;
et je ne serais pas ici, si ce n’était
qu’au milieu de l’erreur je fis retour à Dieu.

Ô des rêves humains vanité glorieuse !
Que leurs frêles couleurs durent peu sur les cimes,
si les âges suivants deviennent moins grossiers !

Cimabué semblait sans rival en peinture,
et c’est du seul Giotto que l’on parle aujourd’hui,
reléguant dans l’oubli le renom du premier (110).

Un nouveau Guide aussi vient d’enlever à l’autre
la palme de la langue (111) ; et peut-être un troisième
est né, qui chassera l’un et l’autre du nid (112).

La gloire de là-bas n’est qu’un faible soupir
de vent, soufflant tantôt de-ci, tantôt delà,
et qui change de nom tout comme il change d’aire.

Ton renom sera-t-il plus grand d’ici mille ans,
si ta chair t’abandonne étant déjà flétrie,
que si tu la perdras lorsque tu ne sais dire

que dodo et papa ? Car mille ans sont bien moins,
aux yeux de l’Éternel, qu’un battement de cils
face au cercle d’en haut qui tourne le moins vite.

Celui que tu peux voir cheminer devant moi
du bruit de son renom a rempli la Toscane ;
à peine maintenant s’en souvient-on à Sienne,

dont il était seigneur lorsque fut abattu
le dépit florentin, qui semblait en ce temps
aussi bouffi d’orgueil qu’il est lâche aujourd’hui.

Oui, votre renommée a la couleur de l’herbe,
qui vient et disparaît, lentement délavée
par Celui qui la sort du sein de l’âpre terre. »

Je dis : « Ton bon discours a semé dans mon coeur
la juste humilité, vidant tout mon orgueil.
Mais qui donc est celui dont tu parlais tantôt ? »

« C’est, me répondit-il, Provenzal Salvani.
Il se trouve avec nous pour avoir prétendu
que Sienne devait être à lui seul tout entière (113).

C’est pour l’avoir pensé qu’il n’a plus de repos
du jour de son trépas ; car c’est là la rançon
qu’on exige de ceux qui sur terre osent trop. »

« Mais, dis-je, si l’esprit qui pour se repentir
attend d’être arrivé jusqu’au bord de ses jours
doit demeurer en bas et n’est admis ici

(à moins de l’en sortir par de bonnes prières)
un laps de temps égal à celui de sa vie,
comment s’explique-t-il qu’on l’ait laissé monter ? »

« C’est que, lorsqu’il était au comble de sa gloire,
fit l’autre, il se rendit sur le Champ des Siennois (114),
sans qu’on l’eut obligé, déposant son orgueil ;

et là, pour délivrer un ami des tourments
qu’il supportait alors dans les prisons de Charles (115),
il demandait l’aumône, en frissonnant d’angoisse.

Je ne t’en dis pas plus. Mon parler est obscur ;
cependant tes voisins feront bientôt en sorte
que tu sauras très bien comment l’interpréter (116) ;

ce fut ce geste-là qui lui ouvrit nos portes. »

 

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106 - Humbert Aldobrandeschi, comte de Santafiore, d’une puissante famille gibeline de la maremme de Sienne, est mort dans la bataille de Campagnatico, en 1259. Sur les malheurs de ceux de Santafiore, cf. plus haut, note 58.

107 - Il marchait courbé, non seulement pour mieux voir et entendre, mais aussi pour se plier lui-même à la règle de pénitence, et pour se punir de son orgueil.

108 - Oderisi de Gubbio était un miniaturiste, mort probablement en 1299. De ses oeuvres on ne connaît que deux missels à miniatures.

109 - Franco Bolognese était contemporain d’Oderisi. Vasari, qui parle des deux, le considère bien supérieur ; mais il se peut qu’il se soit laissé influencer, dans son jugement, par la modestie tardive d’Oderisi, dans le poème de Dante.

110 - Giovanni Cimabue (1240-1302 ?) fut l’un des premiers à orienter la peinture occidentale sur des chemins différents de la typologie byzantine. Très admiré de son vivant, a gloire fut obscurcie par la réputation de Giotto di Bondone (1266 ?-1337) : ce peintre, le plus illustre de son siècle, fut ami de Dante et auteur de son seul portrait authentique.

111 - Guido Guinzelli (1230-1276), dont il sera question plus loin (cf. la note 292), avait été supplanté, dans la mémoire des contemporains de Dante, par la gloire plus sûre de Guido Cavalcanti, ami du poète, dont il a déjà été question (cf. Enfer, note 89).

112 - Les commentateurs admettent d’une façon assez unanime que Dante pense à lui, en écrivant ceci : c’est sa propre gloire qui fera bientôt obscurcir celle des deux Guido qu’il vient de mentionner. Cette interprétation repose sur des bases bien frêles. Dante n’a fait jusqu’à présent queparler de l’oubli qui guette les artistes des générations précédentes, lorsqu’un autre artiste de la même catégorie le remplace dans la conscience du public. Franco Bolognese était très probablement plus jeune qu’Oderisi ; Giotto était né environ vingt-cinq ans après Cimabue ; et Guido Cavalcanti avait quelque vingt-cinq ans de moins que Guinizelli. Il est donc évident que Dante pense à un jeu naturel des générations qui se suivent et se remplacent. S’il en est ainsi, il n’aurait su se proposer lui– même comme remplaçant de Cavalcanti, qui était son contemporain et son ami. Ce qu’il veut dire, c’est que ce même jeu auquel il se réfère permet de supposer qu’en 1300 le remplaçant de Cavalcanti était déjà né, même s’il ne s’était pas produit encore. Ceci, sans tenir compte du fait que la preuve d’orgueil qu’on lui attribue, injustement à notre sens, se Place juste au moment où il devrait se repentir de son orgueil et faire preuve d’humilité.

113 - Provenzan Salvani, chef des Gibelins de Sienne après la victoire de Montaperti, et bientôt chef de tous les Gibelins de Toscane, fut fait prisonnier et décapité par les fl0rentins, dans la bataille de Valdelsa, en 1269. Il voulut devenir seigneur de Sienne, sans aucun droit, si ce n’est celui que lui conférait la force de son parti : c’est là le reproche que lui fait Dante.

114 - La grande place de la ville de Sienne.

115 - Mino dei Mini, fait prisonnier par Charles Ier d’Anjou, dans la bataille de Tagliacozzo. On demanda 10 000 florins pour son rachat. « La nouvelle en vint à messire Provenzano, et craignant pour son ami, il fit mettre une table couverte d’un tapis dans la place de Sienne, et assis là, il demandait modestement aux Siennois de l’aider dans ce besoin avec un peu d’argent, sans y obliger personne, mais demandant humblement leur concours ; et les Siennois, voyant leur seigneur, qui d’habitude était très altier, les solliciter si doucement, s’en sentirent émus, et chacun l’y aida selon son pouvoir. » (Jacopo dellia Lana.)

116 - Tes concitoyens, les Florentins, en confisquant tes biens et en te bannissant de ta ville, t’obligeront de même à solliciter l’aide des autres : c’est alors que tu sauras ce que c’est que frissonner d’angoisse.

 


Dante

 

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