Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 02



Déjà l’astre du jour touchait cet horizon
dont le méridien, dans son point le plus haut,
passe au-dessus du site où gît Jérusalem,

cependant que la nuit, tournant à l’opposé,
sortait des eaux du Gange avec cette Balance
qui lui tombe des mains lorsqu’elle a trop vieilli ; (11)

en sorte qu’à l’endroit où je restais alors
le beau visage blanc et vermeil de l’aurore
prenait, avec le temps, des tons de feuille morte.

Nous nous trouvions toujours au bord de cette mer,
comme qui pense tant à son prochain visage,
qu’il chemine en esprit dès avant le départ,

quand voici que soudain, comme au seuil du matin
on voit Mars rougeoyer sous une brume épaisse
qui s’élève des flots au-dessus du Ponant,

j’ai vu (puissé-je encor le voir !) un grand éclat
qui s’approchait de nous si vite sur la mer,
que nul vol ne saurait ressembler à sa course.

J’en détournai les yeux, l’espace d’un moment,
afin d’interroger mon guide, et je le vis,
lorsque j’y retournai, plus grand et plus brillant.

De chacun des côtés luisait autour de lui
je ne sais quoi de blanc ; et comme il s’approchait,
une blancheur pareille apparut sous ses pieds.

Mon maître cependant attendait sans broncher
et, dans les blancs premiers distinguant les deux ailes
il reconnut enfin quel était le nocher

et me dit aussitôt : « Vite, vite, à genoux !
Voici l’ange de Dieu : tu dois joindre les mains.
Tu reverras souvent, ici, de tels ministres.

Vois comment, dédaignant les moyens des humains,
il se passe de rame et ne veut d’autre voile,
pour venir de si loin, que celle de ses ailes.

Tu vois comme il les tend vers le ciel, battant l’air
de la plume éternelle et qui ne connaît pas
ce que c’est que muer comme un mortel plumage ! »

Plus cet oiseau divin se rapprochait de nous,
plus on lui distinguait clairement le visage,
mais l’oeil pouvait à peine supporter son éclat.

Je baissai le regard ; et lui, venant au bord,
toujours sur son bateau si rapide et léger,
il effleurait à peine la surface de l’eau.

Le céleste nocher se tenait à la poupe ;
on lisait dans ses traits son état bienheureux,
et plus de cent esprits remplissaient son esquif.

In exit Israël de Ægypto (12)
chantaient-ils tous en choeur, d’une commune voix,
avec tout ce qui fait la suite de ce psaume.

puis de la sainte croix il fit sur eux le signe
et dès qu’ils prirent pied sur le rivage, l’ange
s’éloigna promptement, comme il était venu.

Les nouveaux arrivants semblaient tout ignorer
je l’endroit : leurs regards se promenaient partout,
comme de gens qui vont de surprise en surprise.

Le soleil nous dardait ses rayons de partout,
et il avait déjà, de l’éclat de ses flèches,
chassé le Capricorne à l’autre bout du ciel (13),

quand cette gent nouvelle leva les yeux vers nous,
nous disant : « Si jamais vous pouvez nous le dire,
montrez-nous le chemin pour gravir la montagne ! »

« Sans doute pensez-vous, leur répondit Virgile,
que nous connaissons bien cet endroit où nous sommes :
nous sommes, comme vous, de simples pèlerins.

Nous venons d’arriver, peu d’instants avant vous,
par un autre chemin, si rude et si terrible
qu’à présent le monter va nous paraître un jeu. »

Cependant les esprits, qui s’étaient rendu compte,
à me voir respirer, que je n’étais pas mort,
pâlirent de surprise et tremblèrent d’effroi.

Comme on court au-devant du messager qui porte
le rameau d’olivier, pour avoir des nouvelles,
sans que personne pense aux hasards de la presse,

ainsi rivaient alors leurs regards dans les miens
les esprits bienheureux qui se trouvaient là-bas,
Presque oubliant le soin de leur félicité.

Entre autres, j’en vis un qui s’approchait de moi
et qui vint m’embrasser avec tant d’amitié,
que j’aurais bien voulu lui rendre la pareille.

Ombres, où l’on ne voit qu’une vaine apparence !
Par trois fois je ceignis son corps avec mes bras,
et ne fis que croiser mes bras sur ma poitrine.

Je crois que dans mes yeux on lisait ma surprise,
car l’ombre eut un sourire et recula d’un pas,
et moi, le poursuivant, je voulus le rejoindre.

Il me dit doucement de ne plus m’avancer ;
et, l’ayant reconnu, je lui dis la prière
de s’arrêter un peu pour causer avec moi (14).

Alors il répondit : « Autant que je t’aimais
avec mon corps mortel, je t’aime, délivré,
et je vais m’arrêter ; mais toi, que fais-tu là ? »

Je dis : « Cher Casella, j’entrepris ce voyage
afin de retourner plus tard à cet endroit ;
mais toi, qui t’a donc fait si longuement tarder ? »

Et sa réponse fut : « Je n’ai pas à me plaindre,
si celui qui conduit quand il veut ceux qu’il veut (15)
m’avait jusqu’à présent refusé ce passage,

puisque sa volonté n’est que pure justice.
Voici bientôt trois mois (16) qu’il a permis l’entrée
à celui qui l’implore, et n’en rebute aucun ;

et moi, qui me trouvais tourné vers le rivage
où le Tibre écumant va se charger de sel,
je fus bienveillamment accueilli dans son sein.

Il vole maintenant vers cette même rive,
car c’est toujours là-bas que vont se rassembler
ceux qu’on n’a pas voués au profond Achéron. » (17)

« Si de nouvelles lois, lui dis-je, ne t’enlèvent
de ces chansons d’amour qui me faisaient jadis
supporter mieux mon mal, l’usage ou la mémoire,

viens consoler, veux-tu ? Pour un instant mon âme
que le tourment poursuit comme il l’a toujours fait,
du moment où je vins avec mon corps ici. »

Amour qui dit au coeur ses raisons (18), se mit-il
à chanter, d’une voix si douce et si prenante,
que sa douceur revient toujours dans mon esprit.

Mon seigneur et moi-même et toute cette foule
qui venait avec lui, nous étions si contents,
qu’aucun autre penser ne venait me troubler.

Nous étions tout ouïe, écoutant transportés
les accents de sa voix, lorsque le bon vieillard
cria : « Que faites-vous, esprits trop paresseux ?

Quel sens ont cet arrêt et cette nonchalance ?
Courez vers la montagne et lavez cette croûte
qui cache à vos regards le visage de Dieu ! »

Comme un vol de pigeons qui cherchent leur pâture
et picorent en paix et sans se rengorger
selon leur habitude, ou le grain ou l’ivraie,

si quelque objet survient, dont ils sont effrayés,
abandonne aussitôt le repas commencé,
pressé qu’il est soudain par de plus grands soucis ;

tels je voyais les gens fraîchement arrivés
abandonner le chant et foncer vers la côte,
comme celui qui court sans savoir où courir ;

et nous ne fûmes pas les moins pressés de tous.

 

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11 - En d’autres termes, la montagne du Purgatoire se trouvait alors au moment du lever du soleil, et la nuit régnait sur les rives du Gange. La cosmographie de Dante, comme celle de tout le Moyen Age, partageait le globe terrestre en deux hémisphères : le monde connu, s’étendant de l’extrémité orientale de l’Inde à Finisterre en Espagne, sur 180 degrés, avec Jérusalem pour pôle ou point culminant ; et le monde inconnu et inhabitable, avec le Purgatoire et le Paradis terrestre au centre, donc à l’antipode de Jérusalem.
Admettons, pour mieux comprendre les calculs du poète, que l’extrémité orientale de l’Inde a le méridien 0 degré : nous aurons alors le tableau horaire suivant :
Gange : Longitude : 0° Heure : 24
Jérusalem : Longitude : 90° Heure : 18
Espagne : Longitude : 180° Heure : 12
Purgatoire : Longitude : 270° Heure : 6
La cosmographie dont se servait Christophe Colomb n’était pas très différente de celle-ci. Quant à la Balance, elle tombe des mains de la nuit lorsqu’elle "vieillit" en automne, quand le soleil entre dans la constellation de ce nom.

12 - « Lorsque Israël est sorti d’Egypte. « C’est le commencement du Psaume CXIII : on le chantait anciennement en accompagnant les cadavres.
Le sens anagogique est clair si l’on remplace Israël par l’âme, délivrée de l’esclavage du péché.

13 - Le soleil s’est déjà légèrement élevé sur l’horizon, et le Capricorne, qui se trouvait auparavant sur la ligne méridienne, s’est déplacé au-delà de cette ligne.

14 - C’est Casella, musicien florentin, qui avait mis en musique les vers lyriques de plusieurs poètes toscans, et de Dante entre autres. On ne sait presque rien de lui.

15 - L’ange nocher.

16 - Depuis Noël 1299, date du commencement de l’année jubilaire, dont l’ange a fait profiter tous ceux qui attendaient leur tour. On ne sait quelle est la raison du refus qu’il avait d’abord opposé à Casella.

17 - Les âmes vouées au Purgatoire, qui se réunissent sur les bords du Tibre, symbolisent clairement le salut qui ne saurait venir que de Rome.

18 - En italien : Amor che nella mente mi ragiona ; c’est une chanson de Dante lui-même, que, d’après certains commentateurs, Casella avait mise en musique. Elle fait partie du Convivio, (III).

 


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