Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 30



Lorsque la sixième heure erre à six mille milles
plus ou moins de distance, et que de notre monde
l’ombre penche déjà sur son lit allongé (410),

le centre de la voûte, au point le plus profond
pour nos yeux, devient tel que certaines étoiles
ne se laissent plus voir aux bas-fonds où nous sommes ;

et aussitôt qu’on voit l’esclave lumineuse
du soleil (411) se montrer, le ciel paraît éteindre
ses flambeaux tour à tour, jusqu’au plus beau de tous.

De la même façon la danse triomphale
tournant autour du Point qui m’avait ébloui
et semblait contenir Celui qui la contient,

s’éteignit sous mes yeux presque insensiblement ;
et l’amour et le fait de ne rien voir me firent,
comme toujours, tourner mes yeux vers Béatrice.

Si tout ce que j’ai dit sur elle jusqu’ici
pouvait s’amalgamer et faire un seul éloge,
cela serait trop peu pour remplir cet office.

La beauté que je vis en elle outrepassait
ce que nous concevons et, je crois, plus encore,
que son seul Créateur la possède en entier.

Sur ce point, je confesse avoir été vaincu
plus qu’aucun autre auteur, soit comique ou tragique (412),
ne l’a jamais été par un aspect du thème ;

car comme le soleil offusque le regard,
ainsi le souvenir de son sourire heureux
me prive en cet instant du secours de l’esprit.

Depuis le premier jour où j’ai vu son visage
dans le monde mortel, et jusqu’en cet instant,
rien n’a pu m’empêcher de poursuivre mon chant ;

mais il faut à présent que je mette une fin
aux efforts que j’ai faits pour chanter sa beauté,
puisque même notre art reconnaît des limites.

Telle que je la laisse à des voix plus sonores
que mon pauvre clairon, qui s’apprête lui-même
à mettre fin bientôt au sujet trop ardu,

elle recommença, sur le ton décidé
d’un vrai chef : « Maintenant nous venons de sortir
du plus grand corps au ciel fait de pure lumière (413) ;

lumière de l’esprit, que l’amour entretient ;
amour du bien réel, tout rempli d’allégresse ;
allégresse au-dessus de toutes les douceurs.

Tu pourras voir ici l’une et l’autre milice
du Paradis, dont l’une a déjà l’apparence
que tu reconnaîtras au dernier jugement. » (414)

Comme un éclair s’allume à l’improviste et blesse
les esprits de la vue, empêchant le regard
de percevoir encor d’autres objets brillants,

cette vive clarté m’avait paralysé,
sa fulguration ayant mis sur mes yeux
comme un épais bandeau qui me rendait aveugle.

« L’amour qui fait toujours la paix de ce royaume
accueille dans son sein par ce même salut,
préparant la chandelle à recevoir sa flamme. »

Ces brefs propos étaient à peine parvenus
jusqu’à moi, qu’aussitôt je pus me rendre compte
que je me surpassais au-delà de mes forces.

Dans mes yeux s’allumait une seconde vue,
telle qu’aucun éclat, pour lumineux qu’il fût,
ne pouvait désormais arrêter mon regard.

Je vis une splendeur en forme de torrent
éclatant de clarté, serré dans ses deux rives
qu’un printemps merveilleux émaillait de partout.

Des flots je vis jaillir de vives étincelles
qui de tous les côtés se posaient sur les fleurs
et semblaient des rubis enchâssés dans de l’or.

Ensuite, paraissant de parfum enivrées,
elles allaient plonger dans le gouffre admirable ;
et dès que l’une entrait, une autre en jaillissait.

« Cet intense désir qui t’enflamme et te presse
si fort, de pénétrer tout ce que tu contemples,
m’enchante d’autant plus qu’il devient plus puissant.

Mais il faut de cette eau que tu boives encore,
si tu veux que ta soif puisse enfin s’apaiser. »
C’est ainsi que parla le soleil de mes yeux.

Elle ajouta : « Le fleuve, ainsi que les topazes
qui font ce va-et-vient, le sourire de l’herbe,
ne sont que la préface et l’ombre de leur vrai (415).

Ce n’est pas que cela soit trop dur à comprendre ;
il s’agit d’un défaut, dont la source est en toi,
qui n’as pas encor l’oeil superbe qu’il faudrait.

« L’enfant ne tourne pas aussi rapidement
vers le sein maternel sa face, le matin
lorsqu’il s’est éveillé plus tard que de coutume,

que je ne me tournai, pour faire de mes yeux
un miroir plus fidèle, en me penchant sur l’onde
qui s’épanche là-haut pour nous rendre meilleurs.

Et sitôt que le bord de mes paupières vint
se baigner dans ses eaux, je crus m’apercevoir
que ce que j’avais pris pour longueur était rond.

Puis, comme on voit quelqu’un qui demeurait masqué
se montrer différent, sitôt qu’il se dépouille
de l’aspect étranger qui nous donnait le change,

les fleurs avaient changé, comme les étincelles,
en un bonheur plus grand, et je vis tout à coup
s’étaler sous mes yeux la double cour du ciel.

Ô toi, splendeur de Dieu, qui m’as permis de voir
le triomphe éternel du royaume du vrai,
fais-le-moi raconter tel que je l’ai connu !

Il est une clarté là-haut, qui rend visible
le Créateur lui-même à toute créature
dont le bonheur consiste à contempler sa face.

Cette clarté s’étale et forme comme un cercle,
se déroulant si loin, que sa circonférence
serait pour le soleil une ceinture lâche (416).

Tout ce qu’on peut en voir est formé de rayons
qui baignaient le sommet du mobile premier
et lui donnent ainsi la vie et la puissance.

Et de même qu’un mont se mire dans les eaux
qui coulent à ses pieds, pour y voir sa parure,
alors qu’il est plus riche en verdure et en fleurs,

tel je vis, dominant tout autour cet éclat,
s’y mirer longuement, du haut de mille marches,
tous ceux qui d’entre nous ont fait retour là-haut.

Et puisque le gradin le plus bas circonscrit
un si vaste foyer, quelle ne doit pas être
l’ampleur de cette rosé au bord de ses pétales !

Mes yeux ne perdaient rien de toute cette ampleur
ni de sa profondeur, mais embrassaient très bien
de ces félicités l’étendue et le mode.

Là, d’être près ou loin n’ajoute ni n’enlève ;
car lorsque Dieu gouverne immédiatement,
les lois de la nature ont perdu leur pouvoir.

Dans le centre doré de la rosé éternelle
qui s’étale et s’étage et exhale un parfum
de louange au Soleil du printemps éternel,

pareil à qui se tait tout en voulant parler,
m’attira Béatrice, en me disant : « Regarde
comme il est grand, le choeur de ces blanches étoles !

Tu vois le tour qu’ici comprend notre cité ;
et nos sièges, tu vois, sont déjà si remplis
qu’il reste peu de place à ceux que l’on attend (417).

Et quant à ce grand siège où ton regard s’arrête,
parce qu’il est déjà marqué d’une couronne,
avant qu’on ne t’invite à ces noces toi-même,

il doit recevoir l’âme, auguste sur la terre,
de Henri, qui viendra redresser l’Italie ;
mais il doit arriver avant qu’elle soit prête (418).

L’aveugle convoitise, en vous rendant stupides,
vous pousse à réagir comme certains enfants
qui, tout en ayant faim, repoussent leur nourrice.

Le tribunal divin lors aura pour préfet
un tel qui n’ira point sur le même chemin
que lui, tant en secret qu’au su de tout le monde.

Mais il ne sera plus supporté longuement
par Dieu dans son office ; il descendra bientôt
où la justice a fait tomber Simon le Mage,

et celui d’Anagni s’enfoncera d’autant. » (419)

 

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410 - Lorsque l’aube pointe en Italie, et qu’en Inde, à 6000 milles, il est midi.

411 - L’aurore.

412 - Non seulement son propre art, qui est inférieur, puisque son ouvrage est « comique » , mais même l’art poétique le plus élevé, la tragédie, n’y suffirait pas.

413 - Ils viennent de passer du Premier Mobile à l’Empyrée ou dixième ciel.

414 - Les choeurs des anges et des élus : ces derniers y ont déjà l’aspect qu’ils auront lors du Jugement dernier.

415 - C’est une première impression qui fait croire à Dante qu’il voit ces objets : il se rendra compte bientôt qu’il n’y a là ni fleuve ni herbe.

416 - La Rosé mystique ou Cour des élus, qu’il faut imaginer, selon les propres images indiquées plus loin par Dante, comme une immense fleur ouverte, ou comme un amphithéâtre sur les gradins duquel se trouvent placées les âmes des élus. Béatrice et Dante se trouvent au milieu de la Rosé, qui les entoure de partout.

417 - Les commentateurs affirment que le peu de places libres encore s’explique par la décadence de l’humanité et par l’approche des siècles derniers. Ce serait plutôt parce que le nombre des élus ne doit pas être grand ; cf. par exemple O. Desbordes-Desdoires, La science du salut renfermée dans ces deux paroles : « II y a peu d’élus » , ou traité dogmatique sur le nombre des élus, Rouen 1701.

418 - Henri VII, empereur d’Allemagne (1308-1313), en qui Dante avait placé tout son espoir de redressement politique de l’Italie, mais qui mourut prématurément.

419 - Clément V, mort en 1314 ; Dante lui promet, parmi les simoniaques, la même place réservée tout d’abord à son prédécesseur, Boniface VIII.

 


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