Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 26



Tandis que je craignais d’avoir perdu la vue,
l’éclat éblouissant qui me l’avait éteinte (362)
laissa monter un souffle et semblant m’appeler

me dit : « En attendant de recouvrer la vue,
que tu viens de ternir pour trop vouloir me voir,
tu peux dédommager cette perte en parlant.

Commence donc, et dis vers quelle fin aspire
ton âme ; et cependant redis-toi que la vue
n’est pas morte pour toi, mais à peine engourdie.

La dame qui conduit dans ces saintes contrées
tes pas, dans son regard a la même vertu
qu’autrefois possédait la main d’Ananias. » (363)

Je dis : « Qu’à son plaisir, que ce soit tôt ou tard,
puissent guérir ces yeux, portes qu’elle emprunta
jadis, pour tous ces feux dont je brûle toujours.

Le Bien qui rend heureux ce palais est pour moi
l’alpha et l’oméga de toute l’écriture
que m’enseigne l’Amour plus ou moins ardemment. » (364)

Et cette même voix qui m’avait enlevé
la crainte de rester soudainement aveugle,
de nouveau me poussait à prendre la parole,

en disant : « Il te faut, certes, passer cela
par un tamis plus fin : il te faut maintenant
dire qui, vers ce but, a dirigé ton arc. »

« C’est grâce aux arguments de la philosophie
et à l’autorité qui descend d’ici (365), dis-je,
nue cet amour a pu pénétrer dans mon coeur,

puisque le bien en tant que bien, sitôt conçu,
nous incite à l’amour, d’autant plus fortement
qu’en lui-même il comprend plus de perfection.

C’est à l’Essence donc qui dépasse les autres
tellement, que le bien qui se trouve hors d’elle
n’est qu’un simple reflet de sa propre clarté,

qu’il faut, grâce à l’amour, plus qu’à toute autre essence,
que s’adresse l’esprit de tous ceux qui discernent
l’abstruse vérité de ce raisonnement.

Celui qui m’a montré le premier des amours
de toute la substance existant à jamais (366),
propose à mon esprit la même vérité.

Du véritable Auteur la voix me la propose,
qui disait à Moïse, en parlant de lui-même :
« C’est moi qui te ferai connaître tout le bien. » (367)

Tu me l’as dite aussi, dans l’illustre criée (368)
dont l’exorde proclame au monde de là-bas
les arcanes d’ici, mieux que nul autre héraut. »

J’entendis qu’il disait : « Par intellect humain
et par l’autorité qui concorde avec lui,
ton amour le plus haut se dirige vers Dieu.

Explique-moi, pourtant, si tu sens d’autres cordes
qui te tirent vers lui, pour que tu rendes clair
avec combien de dents cet amour-là te mord. »

La sainte intention de cet aigle du Christ
ne me fut point cachée ; et je vis tout de suite
quel sens il faisait prendre à ma profession.

Je recommençai donc : « En effet, les morsures
qui peuvent ramener le coeur de l’homme à Dieu
ont toutes concouru dans cette charité.

L’existence du monde, avec mon existence,
et la mort qu’il souffrit pour que je puisse vivre,
et tout ce qu’avec moi les fidèles espèrent,

et le savoir certain dont je viens de parler,
m’ont tiré de la mer de l’amour dévoyé
et m’ont mis sur le bord de l’amour le plus droit.

Les feuilles dont remplit son jardin tout entier
l’éternel Jardinier me sont d’autant plus chères,
que sur chacune il met le sceau de sa vertu. » (369)

Sitôt que je me tus, un chant des plus suaves
retentit dans le ciel, et ma dame elle-même
disait avec le choeur : « Saint, saint et trois fois saint ! »

Comme, quand nous réveille une forte lumière,
grâce à l’esprit visif qui court à la rencontre
de la clarté passant d’une membrane à l’autre,

le réveillé répugne à ce qu’il voit d’abord,
tant le rappel soudain le laisse inadapté,
s’il n’est pas assisté par son estimative ;

de même Béatrice éloigna de mes yeux
le tain qui les voilait, d’un seul rayon des siens
dont l’éclat pénétrait à plus de mille milles.

Grâce à cela, je vis, mieux que je n’avais vu,
et, presque stupéfait, je fis des questions
sur un quatrième feu que je vis près de nous.

Et ma dame me dit : « Au sein de ces rayons
aime son créateur la première des âmes
qu’à la Vertu première il a plu de créer. » (370)

Et pareil au rameau qui fait fléchir sa cime
au passage du vent et se relève ensuite,
par sa propre vertu qui la ramène en haut,

tandis qu’elle parlait, tel je devins moi-même,
de stupeur ; mais bientôt je repris assurance,
pressé par le désir que j’avais de parler.

Alors je commençai : « Ô fruit qui fus unique
à naître déjà mûr, père antique de qui
n’importe quelle épouse est la fille et la bru,

le plus dévotement que je puis, je te prie
de vouloir me parler ; car tu vois mon désir
que je ne te dis plus, pour t’entendre plus tôt. »

Comme un cheval bronchant sous le caparaçon,
qui manifeste ainsi le besoin qui l’agite
par la housse qui suit les mouvements du corps,

de la même façon la première des âmes
m’avait rendu visible à travers l’enveloppe
avec combien de joie elle allait me complaire.

Puis elle prononça : « Sans que tu me l’exprimes
toi-même, je lis mieux dans ton propre désir
que tu ne saurais voir les objets les plus clairs,

puisque je les contemple au miroir véridique
et qui contient en lui tous les autres objets,
alors que rien ne peut le contenir lui-même.

Tu veux savoir de moi depuis combien de temps
Dieu m’a mis au jardin sublime où celle-ci
te rend apte à gravir une si longue échelle ;

combien de temps il fut de mes yeux la liesse ;
du grand courroux de Dieu quelle est la cause vraie ;
quelle langue j’ai faite et j’ai mise en usage.

Or, mon fils, ce n’est pas le bruit de l’arbre en soi
qui fournit la raison d’un aussi long exil,
mais le fait seulement d’outrepasser les bornes.

Et là-bas, d’où ta dame a fait venir Virgile,
quatre mille trois cents et deux tours de soleil
m’avaient vu désirer cette réunion (371).

Je l’avais déjà vu passer par tous les signes
qui marquent son chemin, neuf cent et trente fois,
pendant que j’habitais moi-même sur la terre.

La langue a disparu, que j’ai d’abord parlée,
dès avant que Nemrod et son peuple perdissent
leur peine au bâtiment qu’on ne pouvait finir ;

car l’effet que produit la raison elle-même
ne vit pas longuement, du fait du goût des hommes,
qui sans cesse évolue et change avec le ciel.

Le langage de l’homme est un fait naturel ;
mais quant à la façon de parler, la nature
vous permet de choisir selon qu’il vous convient.

Avant que je descende à l’angoisse infernale,
on donnait le nom d’I sur terre au Dieu suprême,
à qui je dois la joie où je me suis logé.

Plus tard on l’appelait El (372), et c’était normal,
l’usage des mortels étant comme les feuilles :
si l’une tombe, une autre aussitôt la remplace.

Sur le mont le plus haut qui domine les ondes (373)
je vécus innocent, puis je vécus coupable
de prime jusqu’à l’heure héritant de la sexte,

après que le soleil a changé de quadrant. »

 

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362 - Saint Jean, dont la splendeur avait tellement ébloui le poète, qu’il ne distinguait plus Béatrice ni rien de ce qui l’entourait.

363 - Ananias avait rendu la vue à saint Paul par la simple imposition des mains.

364 - Je n’aime que le Bien du Paradis et je n’aspire qu’à lui.

365 - La révélation.

366 - La source indiquée ici est nécessairement une source philosophique, puisque l’exposé de Dante suit le plan tracé par lui-même, et présente d’abord les arguments de la philosophie, et ensuite ceux de la révélation. On a pensé à Aristote, qui, dans De causis, fait de Dieu la cause suprême et met dans les âmes le désir de s’y réunir ; ou bien à Platon, qui dans le Symposion fait de l’amour la première de toutes les substances éternelles. Mais ce sont là des idées que le poète pouvait trouver dans d’autres auteurs aussi.

367 - Exode XXXIII : 19.

368 - L’Apocalypse, conçu comme avertissement ou annonce de ce qui sera.

369 - Après avoir parlé de l’amour de Dieu, le poète parle aussi de l’amour du prochain. Il aime les « feuilles » , créatures du Jardinier éternel, dans la mesure où il retrouve en elles un reflet de la divine Vertu.

370 - Adam.

371 - Adam était resté dans l’Enfer pendant 4302 ans. Il faut additionner à ce chiffre les 930 ans de vie d’Adam et les 1266 qui avaient passé en 1300 depuis la mort du Christ et sa descente aux Enfers : on obtient ainsi l’âge de la création, selon le calcul de Dante. L’année 1300 serait l’année 6498 depuis la création du monde ; et Adam aurait été créé l’an 5198 avant J.-C.

372 - On ne sait où Dante avait trouvé la forme, qu’il indique pour le nom primitif de Dieu ; il est douteux qu’il l’ait forgée lui-même, comme le pensent les commentateurs — car il n’aurait pas construit des théories linguistiques sur des mots inventés à plaisir. La forme El est courante en hébreu, et Dante la mentionne aussi dans De vulgari eloquio, I, 4 ; cf. G. Colonna di Cesarò, II primo nome di Dio secondo Dante, dans Giornale dantesco, 1927 pp. 118-123. Dante l’avait trouvée sans doute dans Isidore de Séville, Etymologiae, VII, 1 : Primum apud Hebraeos Dei nomen el dicitur, secundum nomen Elois est. Cela permet de supposer que Dante avait peut-être consulté un manuscrit défectueux de cet ouvrage, dans lequel il trouvait ou croyait trouver aussi la forme mystérieuse 7, grâce à une corruption du texte, comme par exemple celle qui lui aurait permis de lire : Primum apud Hebraeos Dei i nomen, el dicitur secundum : nomen Elois est.

373 - Le Paradis terrestre. Adam y vécut depuis la première heure du jour, soit depuis six heures du matin, jusqu’à une heure de l’après-midi.

 


Dante

 

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